Les trois voyageurs se dirigèrent vers le Quai Royal où ils avaient amarré leur côtre. L’assemblée les suivit. Ils embarquèrent sans plus tarder, et firent voile sur Taravai. Cette fois la brise les aidait, et ils y arrivèrent de bon matin. Les coqs chantaient de toutes parts. Nous voulions d’autres compagnons.
Au matin, nos amis de Rikitea nous dénoncèrent. Toga répandait la nouvelle à Taku. Un côtre, disait-il, est parti cette nuit. A Rikitea, on met à l’eau le côtre du Tavana Hau (chef de poste). Ce côtre (à moteur) se lança à notre poursuite jusqu’à l’île Tenoko. Il eut beau examiner l’horizon il ne nous découvrit pas. Nous n’étions pas si loin. Nous les voyions parfaitement sous les branches de purau (paritium liliaceum) qui en retombant masquent complètement la berge de cette baie de Taravai, nous échappions totalement à leurs regards. Nous sollicitions Tapahoto de nous suivre en notre randonnée. Il refusa comme ceux de Rikitea, et pour le même motif prétextant que la date convenue, et la saison favorable étaient passées.
Ainsi donc après avoir mis Tepahoto au courant de nos projets, désespérant de le rallier lui et les autres à notre cause, nous appareillames aussitôt.
A peine sortis de la passe, un sentiment de joie intense nous envahit, l’espace infini ouvert devant nous, la grande liberté de nos mouvements, la perspective d’une aventure merveilleuse, joie parfaite du marin que favorise une brise très favorable, E.S.E. qui permettait de courir le grand large, une vitesse enfin qui défiait tout autre côtre de l’archipel qui s’aviserait de nous poursuivre.
Jean (Ioane) fit remarquer à ses deux compagnons Io et Nano qu’en mer, plus encore qu’à terre on a besoin du secours du Bon Dieu. Chacun se découvrit et ensemble ils adressèrent au Père qui est dans les cieux et à Marie Etoile de la mer une prière fervente, pour obtenir aide et protection. Tous les matins et tous les soirs ils s’acquittèrent scrupuleusement de ce devoir, ajoutant même une dizaine de chapelet à la prière habituelle pour obrenir (tout mauvais garnement qu’ils étaient) une protection spéciale de la Sainte Vierge.
Ioane, le plus jeune, fut le capitaine improvisé. La direction qu’il donne fut : garder le soleil franchement à droite la matinée, à gauche dans l’après-midi et pour cela ne pas perdre de vue l’ombre des haubans, vacillant, sur le pont, au roulis du côtre autour d’un point perpendiculaire à la ligne (?) de rembarde. On arriverait ainsi à Maria, île inhabitée, où l’on trouverait sans doute le ravitaillement nécessaire.
Mais le soir la brise mollet, puis elle passa au Nord. C’était le vent debout. Il fallut louvoyer et ce ne fut qu’après deux jours qu’ils découvrirent l’île dans l’Ouest.
Maria. - À l’abri de cette île ils jetèrent l’ancre, Io plongea pour s’assurer qu’elle ne pouvait chasser et tous trois nagèrent à terre.
Maria, île inhabitée, est, comme tout atoll Tuamotu, un récif très bas entourant un lagon ou mer intérieure. Par endroit, il est ànu et seul le flot de la marée montante le recouvre parfois, mais sur sa plus grande étendue, une épaisseur de deux ou trois mètres de sable blanc corallien permet à une végétation appropriée de s’y développer, pandanus, geogeo, gapata. L’île possède même une demie douzaine de cocotiers. Ces îles abandonnées des hommes sont le domaine préféré des oiseaux de mer. Ils peuvent s’y multiplier à l’abri des ruses et des pièges que leur tend sans cesse la malice des hommes. Et encore pas toujours. Chaque goélette qui range l’île y débarque, si le temps le permet, une partie de l’équipage, qui s’y approvisionne comme nos jeunes navigateurs de bois de chauffage, mais aussi d’oiseaux, de leurs œufs et même de leurs petits. Maria est connue surtout par ses tavake (Phaeton ou paille en queue). Io et ses deux amis firent bonne provision de bois, de poissons et d’oiseaux. Une partie fut grillée sur la braise, d’autres embarqués vivants puis ils partirent le soir même, faisant route cette fois dans le N.W. Ils se dirigèrent sur Tenaruga et y arrivèrent le lendemain sans difficulté. C’est encore une île inhabitée. Quelques indigènes de Vahitahi y séjournèrent de fin novembre 1920 à fin mars 1921 et y plantèrent quelques cocotiers. Nos mangaréviens profitèrent de ces plantations. Ils cueillirent des noix vertes et des mures. Les noix vertes contiennent une bonne bouteille d’eau pure, sucrée, délicieuse, et, non décortiquée, elle peut se conserver au moins huit jours. Les noix mures ont une foule d’usage et fournissent une huile blanche, sucrée, comparable au lait. Les maoris en assaisonnent tous leurs aliments.
De Tenaruga ils se rendirent à Vahaga (milieu) qui est encadrée par Tenaruga (Est) et Tenararo (ouest). Elles sont si rapprochées que de l’une on peut facilement voir les deux autres toutes proches. Il n’y avait personne en ce moment. L’île bien plantée de cocotiers sur toute son étendue offre aux regards une riche couronne de jeunes cocotiers au feuillage vert sombre, et au voyageur d’abondantes ressources. Les nouveaux venus se servirent sans scrupule de bananes, de fruits à pain, de citrons et même de figues. Le sable des atolls ne produit évidemment pas tous les fruits des îles volcaniques. Mais les fruits qui y prospèrent sont généralement plus savoureux.
Vahanga possède un bon mouillage, un beau récif et quelques maisons. La citerne était malheureusement à sec. Le concessionnaire, travailleur infatigable, d’une expérience consommée dans la vie paumotu, a réussi par son labeur persévérant à faire de cet atoll un oasis agréable et attrayant.
Après deux jours de repos, munis de vivres frais pour plusieurs jours nos jeunes gens mirent le cap sur Vanavana, autre atoll mis en valeur par le même concessionnaire, mais ils se gardèrent d’y atterrir que les ouriers étaient là (?). Ce n’était pour eux qu’un point de repair. Faisant alors route vers le Sud ils furent le lendemain en vue de Moruroa.
Moruroa est la seule île de tout le secteur Est-Tuamotu qui possède une passe, c’est-à-dire une échancrure dans le récif, un canal qui permet aux goélettes de passer de la haute mer dans le lagon intérieur de l’atoll.
Ils pénétrèrent ainsi à midi dans le lagon et se dirigèrent immédiatement vers le fond de l’île où ils apercevaient quelques maisons, certains de les trouver sans habitants.
Il y a à Moruroa un motu-manu (ilot aux oiseaux) où les kaveka, oiseaux noirs viennent en très grand nombre déposer leurs œufs sur le sable. Chaque oiseau en pond un aussi gros qu’un œuf de poule ordinaire, plus long piqué de tâches de rousseur. Ces oiseaux sont innombrables, parfois des millions. Pendant les derniers mois de l’année et même parfois en mai on remplit des caisses de ces œufs encore frais. C’est ce que firent Io et ses compagnons. Ils ne reprirent leur voyage qu’après deux jours de repos, et s’être copieusement ravitaillé en bois, noix de coco, œufs, oiseaux et poissons. Cette fois ils mirent le cap sur Nukutepipi distante d’environ 250 milles. Heureusement la brise, très favorable, avait fraîchi et en moins de deux jours ils franchirent cette étape. Arrivés aux abords du récif ils jetèrent leur ancre par dix brasses et après s’être assurés qu’elle était fortement accrochée nagèrent à terre pour y préparer un bon repas. Un travailleur, chargé de préparer le coprah (noix de coco desséchée), Tane accompagné de sa femme, se trouvait en ce moment dans l’île. Il vint à eux. D’où venez-vous, leur demanda-t-il ? - Nous sommes à la recherche d’un poti (côtre) mangarévien parti à la dérive, répondirent-ills. Mais le bonhomme comprit que cette jeunesse voulait lui donner le change. Il les retint trois jours. A eux quatre ils essayèrent de haler le côtre sur le récif. Impossible. Ils y réussirent pourtant à la marée montante. Mais il s’arrêta où la vague le laissa. La crainte de le voir talonner, et briser sa quille nous décida à la renflouer immédiatement et de le laisser à l’ancre. Tane voulut obliger les mangaréviens à travailler. Io et ses compagnons refusèrent lui faisant observer que c’était dimanche. Tane se fâcha. La pensée vint aux jeunes gens de fabriquer un document attestant que : celui qui essayerait d’entraver leur expédition serait passible d’une amende de mille piastres par jour de retard causé à leur voyage. Ils y apposèrent en guise de cachet un bouchon de bouteille d’encre. Ils produisirent des documents. Tane comprit que c’était une supercherie sans toutefois en être trop sûr. Où est votre compas, leur demanda-t-il ? - Il est tombé à la mer. Où est votre carte ? - Elle a été emportée par le vent. Ce jeune homme de Ioane, ajoute Io, est d’une étourderie remarquable.
Le dimanche soir Tane parla à sa femme de la goélette « Vahine Tahiti » annoncée pour le lendemain. Les trois jeunes gens se regardèrent, mais ne dirent rien. Le lendemain matin de bonne heure, au point du jour ils se levèrent alors que Tane dormait encore, s’acheminèrent vers le rivage. Sa femme nous vit et pensa sans doute que nous allions étaler nos vêtements au soleil avant de venir prendre le déjeuner. Ils nagèrent à bord du côtre, levèrent l’ancre, et toutes voiles dehors cinglèrent vers l’Ouest. Tane parut sur le récif ; à ses cris, à ses gestes de désespoir ils répondirent par des saluts aimables, et des souhaits de bon séjour.
Maintenant le « Maria te aopu » filait sur Anuanu-ruga et trois heures plus tard il avait perdu de vue Nukutepipi et rangeait Anuanu-ruga, entourée d’écume, sur le récif de laquelle les vagues, en cet endroit, déferlaient avec fureur. Ils n’avaient pas rencontré le « Vahine Tahiti » qui jetait l’ancre à leur place, deux heures seulement après leur fuite.
Sur les parties hautes du récif nord d’Anuanu-ruga, des flaques d’eau de pluie, tombée la nuit précédente, leur permirent de remplir leurs petits récipients, simples touques de gazoline. Ils se ravitaillèrent comme d’usage et se préparèrent par deux jours de repos à la dernière étape.
Une bonne fortune leur permit de cueillir, sur le récif à sec, une grosse tortue de mer. Rien ne pouvait leur être en ce moment plus agréable et plus utile. Pour tous nos archipels la tortue est le met par excellence, le met royal. Les quatre cocotiers qu’ils trouvèrent sur cet ilot leur fournirent la quantité de noix qu’ils jugaient utile.
Anuanu-ruga n’était pas encore perdue de vue qu’ils aperçurent Anuanu-raro, son île sœur. Sans s’y arrêter, ils continuèrent leur route sur Hereheretue. Le jour suivant elle parut devant eux. Ils se gardèrent d’y aborder. Ioane connaissait cette île pour y avoir fait escale en 1925 et y avoir servi la messe au R.P. Ferrier. Ils rangèrent l’île à quelques milles, et mirent le cap sur Anaa qui les mettrait sur la hauteur de Tahiti. Leur point de repair le jour était le soleil, la nuit Takurua (Venus et....) et le baudrier d’Orient (Takeru). Le lendemain soir ils découvrirent dans le lointain le « Taeroto », reflet assez semblable au mirage que le lagon d’Anaa projette sur le ciel et qui décèle au navigateur la position de l’île bien avant qu’on ne puisse la voir.
Des auteurs ont voulu faire croire que ce phénomène est commun à toutes les îles basses. Or on ne le signale que pour deux îles, Anaa, Kaukura, et encore, demande-t-il des conditions atmosphériques qui ne sont pas réalisées tous les jours.
Avant le coucher du soleil certains points d’Anaa parurent à l’horizon. Sûrs désormais d’être sur la latitude de Tahiti, les jeunes navigateurs mirent le cap sur Tahiti espérant fermement que dans ou trois jours ils verraient poindre à l’horizon les hautes montagnes de la grande île. Hélas ! C’est bien le cas de répéter que l’homme propose et Dieu dispose. La nuit, le vent passa au Nord et souffla avec grande violence. Ils durent amener leur grand voile, ne laisser que le foc et se laisser emporter par les éléments (Fakaheke). Puis ce fut le vent de Nord-Ouest puis de l’Ouest. Rien à faire contre les éléments, sur un petit côtre, sinon se livrer à leur gré. Ils virent en cette tempête la punition de leur désobéissance. Pendant 9 jours cette tempête fit rage. Pourtant la crainte ne les envahit point. Ils savent qu’en se laissant emporter au gré des éléments, sans y résister, le danger n’est pas grand. Malheureusement le vent de Nord et d’Ouest après avoir soufflé avec rage pendant 9 jours, sans interruption passa au Sud et continua de souffler avec la même violence pendant huit autres jours. Enfin le beau temps revint et reprit la route toute toile dehors. Mais où étaient-ils ? Aucune terre, aucun pic en vue... Ioane était d’avis de retourner en arrière, dans la direction de l’Est. Ses deux compagnons s’y opposèrent prétendant que ce cap les mènerait en Angleterre (?!). Ils prirent la direction N.N.E. puis le vent repassant au Nord force leur fut de laisser porter sur Ouest, en ces parages ils rencontrèrent un énorme requin. Mais il n’avait pas de nageoire à l’avant mais seulement en arrière. Son aileron dorsal était aussi grand qu’une porte. Le côtre était tout petit à côté du squale. Cette fois les trois jeunes gens furent effrayés, ils connaissaient trop bien la force et la voracité de ces terribles poissons.
Pendant trois jours ils cinglèrent vers l’Ouest pour S.W. Leurs vivres et l’eau diminuaient. Il avait fallu se rationner. Ils prenaient une tasse de pia (farine de manioc), la délayaient dans l’eau et la faisaient frire dans la graisse, comme une galette. Les quelques boîtes de champignons emportées de Mangareva leur servaient de inai (viande ou poisson).
Enfin parut une terre, Motu-One (Bellinghausen). Ils la découvrirent un matin. S’approchant du récif ils virent une pirogue se détacher du rivage et ramer vers eux. Leur bonheur de voir la terre en fut diminuée. Jusque là ils avaient évité soigneusement les îles habitées pour n’être pas entravés dans la poursuite de leur dessein. Et voici que renaissait le danger, au moment où ils approchaient du terme de leurs désirs. - « Disons, ordonna Io, que, jetant la ligne de traîne en haute mer, à Mangareva, nous avons été surpris par la tempête, puis drossés par les vents et les courants depuis trois semaines ». Ses deux compagnons acceptèrent cette directive. Les travailleurs qui, à Motu-one, faisaient le coprah sous la direction d’un contre-maître aidèrent à haler le côtre à terre. Nos marins précoces virent donc leur rêve s’évanouir pour quelque temps.