1915 - Revue Études

Revue Études 1915/02-03 p. 199 et 367-372

VOYAGE EN NOUVELLE-CALÉDONIE ET A TAHITI

PAR LE CAP DE BONNE-ESPÉRANCE ET LE CAP HORN

JOURNAL D'UN AUMONIER

11 août.

En vue de Tahiti. Nous avons été, sans le savoir, l'occasion d'une méprise singulière. Papeete ne possède pas de câble sous-marin. On soupçonnait cependant que toute l'Europe devait être en feu et on s'attendait à être visité par les navires de guerre allemands. Sur ces entrefaites, une colonne de fumée paraît au loin ; un grand bateau se dessine, ne portant pas de pavillon et ne suivant pas la route habituelle. Plus de doute, voilà l'ennemi Branlebas, on mobilise, tous les hommes valides sont appelés sous les armes. La Zélée, petit croiseur français met ses canons en batterie, prête à se laisser couler dans la passe, si l'adversaire s'obstine à avancer. La longue-vue permet de distinguer sur le pont quelques soldats français. Mystère Ce sont des captifs, faits prisonniers après une bataille navale ! Ce pauvre peuple tahitien est en proie à la plus terrible anxiété. Notre navire s'avance toujours et on parvient à lire son nom. Désarmement général. Des vedettes à vapeur viennent à notre rencontre. Le gouverneur de l'ile nous fait sommer de lui transmettre sans retard les nouvelles. Or, nous ne savions rien, étant depuis onze jours en mer. Enfin on accoste; les gens viennent nous présenter leurs excuses, se trouvant ridicules d'avoir fait jeter sur le pacifique Saint-Joseph un si odieux soupçon.

12 août. - Papeete.

À dix heures je vais offrir mes sentiments de respect et de subordination à S. G. Mgr Athanase Hermel, vicaire apostolique de l'Archipel de la Société et dépendances. Il me retient à déjeuner. À sa table, je fais connaissance de son prédécesseur Mgr Verdier et, du P. Chrétien, usés tous les deux dans l'exercice d'un long apostolat. À deux heures, Mgr Hermel me conduit à 17 kilomètres de la ville, dans la vallée des lépreux. Cette léproserie est très bien aménagée, et située dans une étroite vallée bien close, arrosée par un cours d'eau. Une voûte creusée sous la route permet aux malades d'aller se baigner dans la mer. Des maisons communes sont mises à leur disposition. Ceux qui possèdent quelque fortune se construisent des cottages coquets autour desquels ils cultivent des fleurs. Le parloir se trouve à l'entrée ; ce sont deux plates-formes séparées par le ruisseau. On peut se voir et se parler, mais nulle possibilité de se tendre la main, encore moins de s'embrasser. Ces bons lépreux au nombre de soixante-trois ont édifié-une chapelle dont ils sont justement fiers. Nous sommes entrés dans presque toutes les maisons. Une réflexion que j'ai entendue : « On voit bien la différence avec les pasteurs protestants. Ces derniers, dans leurs rares visites, se tiennent loin de nous et nous regardent à peine, tandis que l'évêque catholique et ses missionnaires ne font pas les dégoûtés et n'hésitent pas à nous approcher. » Je dois dire que ces malades, sauf quelques-uns, ne sont pas hideux, et la plupart, grâce au traitement qu'on leur fait suivre, paraissent être en voie de guérison.

13 août. - Papeete.

Sept heures, messe à la cathédrale.

La Zélée revient de l'île Mauaréa où elle est allée capturer un navire de commerce allemand, la Walküre, 6 000 tonneaux, affrété pour Hambourg. Les matelots, qui ne se doutaient de rien, ont été surpris en plein sommeil, et amenés ainsi que leur bateau à Papeete où, logés à terre, ils sont entourés de toute sorte d'égards. La Walküre est ancrée dans la rade, immobilisée jusqu'à la fin des événements.

14 août. - Papeete.

La ville de Papeete est de mince importance. Elle compte, tout au plus, quatre mille habitants. À première vue, elle ne donne pas l'impression d'une cité française, peuplée qu'elle est par un grand nombre de Chinois. Ces Célestes détiennent tout le petit commerce et s'occupent de culture maraîchère ; sans eux, aucun légume ne paraîtrait sur le marché. Les maisons sont de construction légère, quelques-unes à un étage, avec des galeries circulaires, et très bien aérées, comme il convient sous un climat tropical. La cathédrale se trouve au centre et cette seule église paraît bien suffisante pour le petit nombre de catholiques pratiquants. Dans ce minime pays, toutes les sectes religieuses sont représentées Protestants à dénominations variées, Mormons, Kanitos, Adventices, Hommes de la nature, Saints des derniers jours. Et j'en passe par défaut de mémoire. Il suffit qu'un Américain vienne prêcher je ne sais quelle insanité pour qu'il trouve des adeptes. Les ministres anglicans ayant répandu la Bible à profusion et chacun l'expliquant à sa manière, les pauvres Tahitiens y perdent la tête et se prêtent aux plus absurdes superstitions.

16 août, dimanche. - Papeete.

Huit heures, je chante la grand'messe à la cathédrale. À dix heures, Monseigneur daigne me conduire en voiture au district de Pocraa. Jolie église, salle de réunion, cimetière. Les indigènes s'empressent de baiser l'anneau pastoral de l'Évêque et me baisent aussi les mains avec l'idée que, vu mon grand âge, je dois être quelque haut dignitaire, à qui la modestie défend de faire étalage de ses galons. Grand'messe. A douze heures, retour à Papeete et déjeuner au presbytère avec les PP. Richard, Pierre et Frère Francois. A deux heures, je monte au sémaphore. Le guetteur Patrick, fervent catholique, ne craint pas d'être dénoncé ; les murs de son poste sont tapissés d'images religieuses ; il me désaltère avec de l'eau de coco. Entrevue avec le commandant de la Zélée, qui se tient en permanence sur cette hauteur pour mieux surveiller l'horizon.

18 août - Papeete.

Huit heures, messe à bord du Saint-Joseph.

Les directeurs de la maison Ballande, dont je ne pourrai jamais assez louer l'amabilité, ont eu à cœur de me faire admirer le pays. Dans ce but, ils m'ont conduit en automobile, ainsi que le capitaine et le premier mécanicien, sur la route de Taravao, 79 kilomètres. Inutile de décrire, après tant d'autres, tout ce qu'une pareille excursion offre de sites enchanteurs. On n'a pas exagéré en appelant l'île de Tahiti la perle du Pacifique et, si l'on veut se former une idée de ce que pouvait être le Paradis terrestre, c'est ici qu'il faut venir. Température modérée, ciel presque toujours pur, végétation tellement variée et luxuriante que partout il y a fête pour les yeux. Ce territoire est formé de deux presqu'îles Tahiti et Taïrapu, réunies par un isthme de 2 200 mètres de largeur. De hautes montagnes, produit d'un soulèvement volcanique, en occupent le centre. La plus élevée est l'Orohéna, 2 069 mètres d'altitude et la plus originale le Diadème qui surplombe de 1 235 mètres les districts de Pirae et de Punaaina. Elles forment des vallées très étroites et laissent au bord de la mer une bande de terre fertile qui atteint en certains endroits une largeur de 3 kilomètres. C'est là que s'offrent spontanément, sans exiger d'autre peine que celle de les cueillir, oranges, citrons, cocos, ananas, mangues, pommes cannelles, goyaves, avocats, papayes, fruits de l'arbre à pain, patates douces, ignames et taros. Les fleurs y semblent plus rares, mais tout le long du chemin la vanille embaume l'air de son parfum.

21 août. - Papeete.

Sept heures, messe à la cathédrale. Instruction aux mères chrétiennes.

Nous avons attendu toute la journée avec une impatience bien compréhensible, le courrier qui relie la Nouvelle-Zélande à San-Francisco et fait escale à Tahiti. Rien n'a paru et nous demeurons dans une douloureuse ignorance de tout ce qui se passe en Europe. Les mers ne doivent pas être libres. Dans cette incertitude, le Saint-Joseph, qui était prêt à partir, reçoit l'ordre de rester dans le port pour ne pas être exposé au danger d'être capturé.

22 aout. - Papeete.

Le Vicariat apostolique de Tahiti, outre Tahiti, Mooréa et les îlots qui en dépendent, comprend les archipels des îles Sous-Ie-Vent, des Tuamotu, des Tubuaï, des Gambier et des îles Cook. C'est le plus étendu comme superficie, mais probablement le moins important si on ne tient compte que du nombre des catholiques. Il est confié aux RR. PP. de la Congrégation des Saints Cœurs de Jésus et Marie de Picpus. Ces bons Pères furent les premiers missionnaires de l'Océanie et ils en sont restés les apôtres. Il leur faut un courage surhumain et que la grâce divine peut seule donner, pour rester au milieu de ces peuples encore à demi barbares, usant leurs forces à leur service, sans même l'espoir de les ramener tous au vrai Dieu. Les îles qui forment ces divers archipels se trouvent si éloignées les unes des autres et si nombreuses que ces bons missionnaires, chacun ayant plusieurs postes à desservir, passent une partie de leur temps à la mer. Ils ne sont que vingt-huit pour évangéliser ces régions immenses, alors que le double serait insuffisant.

23 aout, dimanche. - Papeete.

Huit heures, chanté la grand'messe à la cathédrale. À dix heures, en compagnie du P. Richard au district de Papora, ces bons Canaques m'ont prié de leur adresser un gentil discours, alléguant qu'ils comprenaient la langue française. Sur leur insistance je dus m'exécuter ; mais ayant gardé quelque doute sur leurs connaissances linguistiques, et afin que mon éloquence produisit quelque résultat, je me suis prodigué en grands gestes expressifs, qui, sans rien leur apprendre, ont paru leur faire plaisir.

24 août. - Papeete.

J'ai voulu voir le tombeau de Pomaré, élevé à quelques milles de la ville. On sait que ce roi de Tahiti, après sa conversion par les ministres protestants, se livra avec une telle frénésie au vice de la boisson qu'il en mourut. Et c'est sans doute pour éterniser ce souvenir qu'on a bâti sur les cendres du défunt un mausolée surmonté d'une amphore ayant la forme d'une bouteille de bénédictine.

26 aout. - Papeete.

On se représente Tahiti comme étant par excellence le pays de la débauche. Les poètes s'appellent l'île du rêve et Bougainville l'a nommée la Nouvelle-Cythère. Comment une opinion si désavantageuse a-t-elle pu se former ? Il ne faut pas oublier que les premiers Européens qui parlèrent de Tahiti furent des navigateurs. Or, cette sorte de gens, pour la plupart très peu difficiles dans le choix de leurs relations, ne durent fréquenter que des personnes dont les vêtements ne sont pas faits de modestie et qui ne logent pas à l'enseigne de la vertu. Ils ont décrit ce qu'ils ont vu ou ce qu'il ont désiré voir et, voulant se faire lire et gagner quelque argent, le plus sûr moyen était de ne composer leurs livres que de tableaux libidineux. Je ne prétends pas que les Tahitiens soient meilleurs que les autres hommes et en mesure d'ajouter de nombreuses pages au catalogue des saints; la facilité qu'ils ont de vivre sans travailler ne les porte pas à l'esprit de sacrifice. Mais au contact des étrangers ils ont contracté de nouveaux vices et perdu quelques-unes de leurs qualités. La race était saine et ce qui reste des types anciens montre assez que ce peuple n'était pas complètement dégénéré. Ils connaissaient certaines maladies la lèpre, l'éléphantiasis, les éruptions cutanées. C'était déjà un bon lot ; mais la tuberculose, et un mal honteux, plus meurtrier encore, sont des articles d'importation. On m'assure que beaucoup de Tahitiens n'ont pu échapper à ce fléau. À qui la faute ? Les insulaires n'avaient déjà pas trop de vertus. Les plus coupables sont les Européens qui, sous prétexte de les civiliser, ont ajouté à leur dépravation.

27 août, - Papeete.

J'ai reçu ce matin la visite d'un missionnaire de l'archipel des Tuamotu, prêtre à physionomie très ouverte, aux traits énergiques et virils. Sa conversation a été pour moi d'un grand intérêt. J'ai poussé l'indiscrétion jusqu'à vouloir m'informer de son genre de vie, non pas à l'unique fin de m'instruire, mais surtout pour m'édifier. Son récit m'a donné une idée de ce que sont les îles, écueils et récifs, vraie poussière de l'océan. Ce bon Père m'a décrit les atolls, terres madréporiques entourant un lac intérieur appelé lagon, la pêche de la nacre et des huîtres perlières, les mœurs des indigènes conservant encore leurs usages primitifs. Mais ce qui m'a le plus frappé, c'est la situation du pauvre missionnaire, isolé parmi ces tribus dont il a dû apprendre la langue, obligé de s'aventurer à travers des mers très dures sur des embarcations très légères, accablé de travail, brisé de privations et de fatigue, souvent sans consolations d'aucune sorte ; et je me suis dit qu'au jugement dernier, quand il s'agira d'entrer au Paradis, je me faufilerai à l'ombre de ces hommes qui me dépassent de cent coudées.

29 août. - Papeete.

Arrivée du courrier d'Aukland. Nous allons enfin recevoir quelques nouvelles. Vive agitation en ville. On se précipite à l'hôtel de la Poste où sont affichées les dépêches. Chacun respire d'aise en apprenant la bataille de Liège, la prise de Mulhouse et de Colmar, les premiers succès des Français et des Belges. Le Saint-Joseph se met sous pression. Demain, en route vers le cap Horn et Montévideo.

30 août. - dimanche. Papeete.

Six heures, messe à la cathédrale. Mgr Hermel, les PP. missionnaires me donnent vanille et coquillages en souvenir. Cinq heures, appareillage, adieux à Tahiti. Si le bateau de guerre allemand, le Leipzig, qui croise sur les côtes d'Amérique, cherche à nous prendre, il aura beaucoup à faire car la mer est grande et, en comparaison, nous sommes bien petits.

2 septembre.

Nous nous éloignons des régions tropicales et laissons derrière nous le Capricorne.

[…]

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