Tahiti 1834-1984 - Chap. XXI

 

QUATRIÈME PARTIE

PEUPLE EN MARCHE DANS L'ESPÉRANCE

 

 [pp.407-512]

 


 

Chapitre 21

Défis actuels à la vie chrétienne

[pp.457-474]

 

Les thèmes étudiés à l'occasion des deux Synodes, l'engagement des familles à se construire, les recherches pour l'épanouissement des vocations, conduisent à relever les défis. Il y va de notre vie en Jésus-Christ, de « Jésus-Christ Vie du Monde », comme le suggère le thème œcuménique de l'année 1983. Dans ce chapitre il n'est question que de proposer une recherche sur les préoccupations actuelles. C'est une interrogation à la lumière de l'Évangile.

Les défis que l'Église catholique doit affronter en Polynésie rejoignent ce que le Concile Vatican II dit de la situation de l'Église dans le monde de ce temps. « Le monde actuel apparaît à la fois comme puissant et faible, capable du meilleur et du pire. Le chemin qui s'ouvre devant lui est celui de la liberté ou de la servitude, du progrès ou de la régression, de la fraternité ou de la haine. De plus, l'homme découvre qu'il lui appartient de bien diriger les forces qu'il a mises en mouvement et qui peuvent l'écraser ou le servir. C'est pourquoi il s'interroge... C'est en lui-même qu'il souffre division ; c'est du cœur de l'homme que naissent au sein de la société des discordes si nombreuses et si profondes » (G .S. n° 9 et 10).

Défi de la mutation

L'implantation du C.E.P. en 1963 a été, au sens biologique, une mutation radicale. La Polynésie passe d'un style de vie « rural » au rythme tranquille à la rapidité complexe d'un monde technique et urbanisé. En 20 ans seulement la population double ; Tahiti en concentre les trois quarts, les archipels se dépeuplent et subissent des transformations profondes. La tertiarisation de la vie économique, avec ses étonnantes inégalités salariales et financières, détruit une agriculture qui fut pourtant exportatrice. L'attraction des bonnes places sûres du secteur public, l'appétit de l'argent facile venant de la « solidarité métropolitaine », les tentations de la société de consommation déstabilisent les modèles sociaux et les équilibres économiques traditionnels. Le brassage des populations accélère le phénomène « demi ». Un type « néo-polynésien » apparaît[1].

À ce bouleversement humain - à la fois culturel, social, moral, familial, éducatif, religieux - correspond un équipement matériel moderne, souvent heureux et habituellement apprécié : infrastructures de communications modernes (routes, ponts, aérodromes, Radio-Télé, Postes...), équipements de santé (hôpitaux, dispensaires, évacuations), généralisation des écoles de tous niveaux, développement sportif extraordinaire, électrification et adduction d'eau, aides efficaces de l'Armée en cas de catastrophes (cyclones 1983). En peu de temps, grâce à un effort financier massif et exceptionnel, la Polynésie française est devenue le Territoire le mieux équipé du Pacifique Sud. Par rapport à sa population, aucun département métropolitain de même dimension ne peut rivaliser avec la quantité et la qualité de ce qui est fait en Polynésie. « En 1981, les transferts économiques et sociaux de la Métropole ont représenté 47,5 milliards de "francs pacifique" (2,6 milliards FF), soit 310 000 CFP par habitant (17 055 FF) »[2].

Le grand défi est là. De façon accélérée on a sur-developpé les « choses » dans une optique de consommation, pratiquement sans production économique locale. Celle-ci s'est plutôt effondrée au bénéfice du commerce, alimenté par les transferts métropolitains qui garantissent un haut niveau de ressources par les sur-salaires. La masse monétaire qui circule à Papeete est très importante. Il n'y a pas d'impôt direct sur les.revenus des personnes physiques, mais seulement sur les entreprises. L'essentiel des recettes du budget territorial est assuré par les impôts indirects et taxes sur la consommation[3]. Par son économie artificielle, dopée et monétaire, la Polynésie est un pays sous-développé de haut luxe. L'argent et la consommation l'emportent sur les hommes, mêmes si ceux-ci bénéficient des retombées par les équipements collectifs. Dans l'ensemble français, la Polynésie constitue une société très inégalitaire sur le plan des salaires et des revenus de par l'action hégémonique de l'État, seul moteur économique par le C.E.P. et ce qu'il induit[4].

Sur ce fond de distorsion entre les « choses » et les hommes, un double phénomène social affecte les polynésiens, maohi surtout: la prise de conscience de l'identitié socio-culturelle autour du « Metua » Pouvanaa a Oopa et l'autonomie des Églises. Le 1er septembre 1963, le pasteur Marc Bœgner proclame l'autonomie de l'Église Évangélique de Polynésie française. Le 21 juin 1966, les Vicariats Apostoliques de Tahiti et des Marquises deviennent des diocèses de plein droit au sein de l'Église Catholique ; en mars 1968, Mgr Coppenrath est le premier tahitien nommé archevêque de Papeete. Comme les nations européennes au siècle passé, les îles océaniennes prennent conscience de leur personnalité sociale, culturelle et politique. Avec l'ensemble du « Tiers-Monde », l'Océanie vit une profonde « crise des nationalités » dans divers mouvements d'indépendance. Si « personne n'est une île », chaque île a le désir intense d'être elle-même et reconnue dans son identité particulière. L'existence des micro-États de Nauru, de Niue a un effet d'entraînement certain.

Enfin, la nature atomique du C.E.P. est un élément psychologique et moral qui aide à comprendre le visage original des défis que la mutation socio-économique actuelle lance aux polynésiens. Rappelons que le Général de Gaulle, en réponse aux craintes manifestées, a clairement défini la position de la France. « L'installation (du C.E.P.) est faite avant tout dans un but de Défense Nationale et pour des raisons que vous connaissez bien... Ce centre devra être profitable à l'expansion et à l'équipement de votre Territoire... Dites à vos pasteurs qu'ils fassent d'abord cesser les expériences nucléaires russes et américaines. » En plus des questions morales, de plus en plus vitales pour l'espèce humaine, posées par les bombes atomiques devenues terrifiantes, il faut se souvenir que les deux premières furent utilisées en août 1945 dans le Pacifique sur le Japon. Cette localisation dans la même région donne une charge affective particulière aux réalités nucléaires en Océanie.

 


[1] Voir Annexe X et chapitres III et IV.

[2] P. NOlROT-COSSON, Haut-Commissaire à l'Assemblée Territoriale le 16-12-1982.

[3] Pour 1982 : 10,4 milliards CFP impôts indirects et 2 milliards CFP impôts des entreprises. Voir I.T.S.T.A.T. ; notes de conjoncture de mars et novembre 1982. La Trésorerie Générale a ordonnancé en 1982, 70 milliards CFP (3,85 milliards FF).

[4] J. VERNAUDON : Rapport d'étude et propositions sur les problèmes sociaux. Papeete, août 1982, 58 pages.

Assises Régionales de la Recherche et Technologie : rapport de synthèse. Papeete, octobre 1981.

Le défi atomique

Depuis 1963 la Polynésie constitue le Centre d'Expérimentation pour les essais atomiques ; aussi convient-il d'abord de faire quelques rappels historiques sur ce sujet très sensible.

Le physicien français Henri Becquerel (1852-1908) met en évidence en 1896 le phénomène naturel de la radioactivité. Les époux Joliot-Curie, Frédéric (1900-1958) et Irène (1897-1956) découvrent la radio-activité artificielle en 1934. Cette découverte est à la base des applications atomiques. Certaines sont utilisées en médecine (isotopes radioactifs, bombe au cobalt contre le cancer). Diverses réactions nucléaires sont source d'énergie pour produire de l'électricité dans des centrales ou dans des moteurs atomiques. Malheureusement en raison de la guerre de 1939-45 et comme beaucoup d'autres découvertes, l'énergie nucléaire est utilisée pour faire les bombes atomiques. Les premières sont à base d'uranium: les bombes à fission, utilisées contre le Japon en 1945. Depuis, on a mis au point les bombes à fusion ou thermo-nucléaires et les bombes à neutrons ou à rayonnement renforcé. La puissance destructrice des bombes atomiques actuelles par les effets de chaleur, de choc et de radiations est inouïe. Les 18 fusées du plateau d'Albion valent 5 600 bombes d'Hiroshima !

Beaucoup des essais atomiques ont lieu dans le Pacifique : les États-Unis à Bikini (1946-1958), à Christmas et Johnston (1962-63) ; l'Angleterre en Australie et à Christmas (1957) ; la France à Fangataufa et à Moruroa : de 1966 à 1974 par tirs aériens, depuis 1975 par tirs souterrains. L'Océan Pacifique sert aussi de champ de tir pour des essais de fusées soviétiques. Depuis les années 1970, les grands pays continentaux (Union Soviétique, États-Unis, Chine, Indes...) font les essais sur leur territoire national. L'Angleterre est liée aux États-Unis. Il se trouve ainsi que la France est la seule puissance nucléaire à poursuivre ses essais en Océanie. Cette originalité actuelle la montre du doigt et suscite des protestations vigoureuses des États indépendants de l'Océanie et des nations riveraines. Ces pays demandent le 9 mai 1973 à la Cour internationale de La Haye d'interdire à la France la poursuite de ses essais nucléaires en Polynésie. L'État français ne reconnaît pas la compétence de cette Cour en matière de Défense Nationale. Depuis 1972 et sous des formes variées, les croisades antinucléaires se poursuivent contre les essais atomiques de Moruroa. Ces derniers se déroulent paisiblement et en bonne sécurité - ce qui est surveillé de très près par les Néo-Zélandais - au rythme d'une douzaine par an. Divers incidents (éboulements du récif, tonneaux radioactifs mal arrimés...) ont défrayé la chronique, suscité des contrôles ; mais ils n'ont pas effrayé les 3 000 personnes vivant en permanence sur l'atoll. Chaque tir revient à environ 85 millions de FF (155 millions CFP)[5].

La Polynésie, comme certaines régions en France et ailleurs dans le monde, vit d'un arsenal militaire ; le C.E.P. se comporte comme une « monoculture » prospère et protégée. De fait la population en vit, au moins par les retombées ; elle bénéficie des importantes infrastructures à utilité sociale évidente et appréciée. De nombreuses familles vivent des importants salaires versés aux travailleurs des « sites » ; ceux-ci reviennent régulièrement en congé dans leurs familles. Comme tous les employés des « arsenaux », ils tiennent à leur gagne-pain. Ce n'est pas sur les plans de la sécurité et du travail que se pose la question de Moruroa. Les interrogations sont sur l'absence de maîtrise du changement brutal et massif de la société polynésienne d'une part et sur la nature même d'un travail lié à la fabrication des bombes atomiques.

Il faut reconnaître que pour la plupart des habitants de la Polynésie, une telle interrogation est lointaine, abstraite, intellectuelle. À 18 000 km de la Métropole, quel polynésien peut apprécier l'opportunité et la valeur de la « dissuasion nucléaire » par rapport à l'indépendance et à la défense de la France ? Les habitants des îles, surtout les maohi, sont bien plus sensibles au fait qu'ils sont mal vus des autres océaniens anglophones, même si ces derniers jalousent leur niveau de vie exceptionnel. La masse des « actifs » économiques vit sans question majeure des transferts métropolitains. Moruroa est à 1 500 km de Tahiti. Aussi la position des Églises est délicate.

L'Église Évangélique, par la voix de ses dirigeants, a toujours été réservée au sujet du C.E.P. Le compte rendu du Synode d'août 1982, sur quatre pages, consacre six lignes à la question du nucléaire. Elles ont beaucoup fait parler d'elles dans les médias. Les membres du synode n'ont pas manqué de dire (au Vice-Président du Conseil de Gouvernement) leur détermination pour que ce problème soit suivie avec vigilance.

(N°10) « Devant le danger que représente le nucléaire sous toutes ses formes, le synode demande que cessent les expériences à Moruroa, que cessent les dépôts de déchets radioactifs dans le Pacifique, que cesse dans le monde la course au nucléaire » (1-08-1982).

Cette désapprobation de fond exprime le refus de principe de la guerre atomique. Cette déclaration a suscité des réactions diverses en raison de sa formulation globale ; les usages pacifiques ne sont pas distingués de la bombe atomique et les aspects socio-économiques sont passés sous silence.

L'Église catholique n'a jamais varié sur la condamnation absolue de « la démesure et de l'inhumanité de la guerre totale par l'armement scientifique. Tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants est un crime contre Dieu et contre l'homme lui-même ; il doit être condamné fermement et sans hésitation. » Cette condamnation de la « guerre totale anti-cité » - ce qui est l'objectif ultime des bombes atomiques - a été formulé au Concile Vatican II le 7 décembre 1965 ; Mgr Paul Mazé l'a signée[6].

Comment, dans le monde tel qu'il est issu de la dernière guerre mondiale, aboutir à un désarmement général, progressif et contrôlé ? Hormis quelques hommes politiques fous, personne ne veut la guerre totale et la destruction de l'humanité. Mais, puisque la méfiance est la règle et que la force fait la loi dans les relations internationales, comment tenir l'adversaire éventuel en respect ? Quelle « dissuasion » employer pour l'empêcher d'aller trop loin ? Les questions de défense sont complexes et en évolution rapide. Nous vivons, depuis 1945, dans un contexte mondial de paix armée où la « dissuasion nucléaire » et la terreur atomique sont des faits politiques majeurs. La dissuasion, basée sur l'équilibre ne doit pas être un but, mais un simple verrou de sécurité; elle ne peut être qu'une étape vers le désarmement par un engagement actif vers la paix et le développement. Le désarmement sans une action culturelle d'ouverture aux autres, un engagement spirituel par le changement des cœurs, est illusoire puisque la méfiance, voire le racisme et la haine demeurent. Les conflits actuels sont d'abord des affrontements idéologiques ; ils expriment l'appartenance à l'un ou l'autre des « blocs » en présence. L'indépendance politique n'existe que dans l'interdépendance d'alliances qui, au bout du compte, reposent sur l'équilibre des forces nucléaires.

Mgr Coppenrath explique longuement à deux reprises cette position de l'Église catholique : condamnation de l'emploi de l'arme atomique, soutien aux négociations pour éliminer les armes atomiques. Il souligne que le « militantisme qui fait abstraction de la complexité des choses telles qu'elles sont » ne résoud pas la question et est source de nouvelles divisions. L'évêque constate que « l'Océan Pacifique abrite une grande partie de la puissance atomique des Super-grands et que les peuples du Pacifique n'ont aucune responsabilité dans la course à cet armement démentiel. Epargnons à nos populations l'usage de ces armes »[7].

À son retour de la C.E.P.A.C., Mgr Michel revient sur ce sujet en mars 1982[8]. « Les essais nucléaires regardent les Églises sous un certain angle seulement, dans la mesure où l'Évangile est en cause. Les valeurs morales, la vie et le bonheur des hommes, guerre et paix regardent les chrétiens aussi. Entraîner le Pacifique entier dans une hostilité déclarée à tout ce qui est nucléaire, dépasse absolument nos compétences. A-t-on l'Esprit Saint pour dire au nom de l'écologie que l'homme ne peut tirer aucun bénéfice des recherches scientifiques et de certaines applications ? L'Église est prudente quand il s'agit de science ; chacun son domaine. N'entrons pas dans une nouvelle affaire Galilée. »

Distinction des domaines ne veut pas dire désengagement. Le diocèse fait sien et publie le même mois, « la déclaration sur les conséquences de l'emploi des armes nucléaires »[9]. C'est un cri d'alarme de quatorze scientifiques de divers pays sur les conséquences irrémédiables pour l'humanité d'une guerre nucléaire. La lettre pastorale d'octobre sur le « partage » revient sur le sujet[10]. « Comment anéantir la violence sans être soi-même violent ? La question est particulièrement grave en matière d'armement nucléaire. Nous contribuons à cet armement... qui se présente comme une menace de moins en moins illusoire d'autodestruction de l'humanité par elle-même. La conscience chrétienne qui n'évite le mensonge qu'en respectant l'homme, ne peut plus admettre que cette menace existe et soit de plus en plus sérieuse. Déclarations et manifestations ont leur limite. Que ceux qui détiennent la clé de la science et du pouvoir soient capables de mettre en mouvement un nouvel ordre de désarmement progressif »[11].

Pour essayer d'aider à la réflexion sur le désarmement nucléaire, voici quelques repères principaux.

Puisque « la gloire de Dieu c'est l'homme vivant », la guerre totale est à proscrire totalement et l'emploi de la bombe atomique, comme arme anti-cité de guerre totale, est à condamner de façon absolue.

On ne peut confondre la bombe atomique, inventée par l'homme pour détruire l'homme, avec la radio-activité naturelle, don du Créateur, et son utilisation pacifique (énergie, médecine...). Cet usage, conforme à la mission de l'homme de « dominer et soumettre la terre » ne pose que des questions de bonne utilisation, de maîtrise et de sécurité comme pour toute technique.

La guerre, degré suprême de la violence, est le fruit d'idéologies dominatrices et d'égoïsmes agressifs. Comme tout ce qui est mauvais, elle a sa source profonde dans le « cœur de l'homme » qui est à changer plus que dans les choses extérieures (Mc 7 ,21). C'est à ce niveau de la conversion évangélique que se situe la mission propre de l'Eglise pour aider les hommes à dépasser les méfiances et les divisions, fruits du péché où l'homme se fait dieu.



[5] Sources : Quid 1983 ; Ph. MAZELLlER : « De l'atome à l'autonomie ».

[6] Vatican Il : Église dans le monde de ce temps n°80.

[7] Mgr COPPENRATH : Semeur Tahitien (15-8-1975), n°16 « Armement des Super-Puissances ».

[8] Mgr COPPENRATH : interview à La Dépêche (25-3-1982), pp.10-11.

[9] Semeur Tahitien (15-3-1982), n°5.

[10] Semeur Tahitien (8-10-1982), n°18 « Violence et armement ».

[11] On trouvera des dossiers sur cette question dans la Doc. Cath. : n°1833 (4-7-82), 1835 (1-8-82), 1836 (5-9-82), 1844 (16-1-83), etc.

Convivialité et inégalités

La profondeur de la mutation globale de la société polynésienne est désormais assez bien perçue. Les diverses conséquences sociales, économiques, culturelles, politiques, etc., commencent à être sérieusement analysées. La fondation de l'Institut Territorial de la Statistique (I.T.S.T.A.T.) en 1980 et dirigé par M. Baudichon, fournit désormais des données précieuses. Il permet des études précises et un suivi de l'évolution socio-économique. Les assises régionales du Colloque National de la Recherche et de la Technologie, tenues à Papeete les 29 et 30 octobre 1981, ont été une occasion remarquable de rassembler chercheurs et spécialistes de la Polynésie. Le rapport général de synthèse, coordonné par Jean Fages, directeur de l'O.R.S.T.O.M. à Papeete, fournit une documentation riche et variée sur les divers aspects de la société en Polynésie. L'étude et les propositions du « médiateur » sur les questions sociales et économiques de la Polynésie en 1982, Jean Vernaudon, situe avec beaucoup de clarté les défis à relever aujourd'hui à Tahiti et dans les archipels. Tout cela rejoint une dimension essentielle de l'évangile qui appelle à « faire la vérité pour parvenir à la lumière ». Ces recherches et celles qui suivront, aident l'Église à remplir sa mission d'évangélisation « dans le monde de ce temps » ; pour les uns comme pour les autres, on ne peut rien « bâtir sans commencer par s'asseoir et réfléchir ». Sur ce plan, science et foi sont fondées sur les mêmes exigences de « voir », la même attitude d'humilité pour accueillir[12].

Parmi les « constats de portée générale », Jean Vernaudon, après avoir dégagé la « difficulté d'appréhender objectivement la question dans son ensemble », étudie l'apparition du risque de rejet de la convivialité.

« Notre société est multi-raciale et pluri-ethnique. Cela constitue sa force si les tensions internes arrivent à être maîtrisées. Les fragiles équilibres des seuils de tolérance entre les divers groupes doivent être appréciés avec attention et préservés avec soin ; car notre petite société est vulnérable, plus particulièrement dans les Iles-du-Vent et aux Iles-sous-le-Vent, et singulièrement dans la zone du grand Papeete (de Mahina à Paea) qui concerne environ 57 % de la population totale. Déjà bien des ferments sont rassemblés pour qu'un processus de dégradation des rapports sociaux s'enclenche.

Les habitants d'origine maohi qui regroupent, d'après le recensement de 1977, 66 % de la population, sont ceux qui auront été les plus ébranlés par la très rapide évolution de ces vingt dernières années.

Les comportements ataviques toujours vivaces, le goût du nomadisme et du travail libre, l'attitude permissive à l'égard des erreurs de jeunesse, la notion de "fiu", cohabitent mal avec les exigences et les contraintes des relations de travail d'une économie moderne. Pourtant les attraits du modernisme et de la consommation sont irrésistibles et les besoins d'argent inéluctables. Ils sont d'autant plus élevés que l'individu se rapproche de Tahiti et de la zone urbaine. Les facultés d'adaptation en milieu urbain sont inégales selon l'origine des migrants ; les liens familiaux se détériorent.

Les demis, les chinois et les européens, qui représentent 34 % de la population, ont tiré de substantiels avantages de la situation... et leurs conditions d'existence sont, dans l'ensemble, très satisfaisantes. Cette situation est proportionnelle au niveau de formation, au savoir-faire et à l'ardeur au travail.

L'immersion de la population dans la société de consommation, la propension assez généralisée à l'ostentation, avive, chez les plus pauvres et les moins adaptés, les sentiments d'envie et de frustration.

Il faut mettre en œuvre les moyens d'éviter les heurts entre ces différents groupes à la culture, à la langue, à la conception des choses et aux modes de pensée et d'existence différents et qui vivent, chacun dans sa sphère, dans un espace restreint les forçant à la confrontation. Il convient d'échapper à l'isolement des diverses composantes de la société locale...

La société polynésienne ancestrale était inégalitaire, se rattachant par là aux lois naturelles qui ne sont pas choquantes. Mais le sentiment d'injustice naît d'un excès d'inégalité. Ce fait est ressenti au niveau de l'accès aux postes de commandement. Le relatif échec des efforts d'éducation et d'enseignement met en relief ce point... Il faut y réfléchir sérieusement, trouver les réponses, avoir le courage de les exposer, mener des actions qui modifieront cet état de chose. Un repli des maohi sur eux-mêmes n'apparaît pas forcément comme la voie la meilleure.

Au plan des différences de revenus, les écarts décelés se révèlent parfois excessifs. Le secteur public local, dans une certaine mesure, pénalise le décollage économique et altère l'equilibre social. On peut se demander si nous ne sommes pas le seul pays au monde où, en ce qui concerne les basses et moyennes catégories, les agents de la fonction publique, outre la stabilité de l'emploi, bénéficient de rémunérations nettement supérieures à celles de leurs homologues du secteur privé. Ces écarts sont encore plus profonds avec la masse des agriculteurs, des pêcheurs et des artisans, surtout ceux des archipels éloignés. Cet état de fait n'est pas sain et doit préoccuper les responsables.

Tous se déclarent partisans du progrès social. Mais son contenu et les moyens à mettre en œuvre pour le réaliser ne sont pas totalement identiques selon les parties »[13].

Ces remarquables réflexions du « médiateur » qui avait la charge de mettre au clair la complexité sociale et économique de la Polynésie actuelle, rendent très vigoureux les défis qui sont posés aux chrétiens. Sous peine de ne faire qu'une évangélisation confinée à la sacristie et limitée au sanctuaire, l'Église doit se laisser interpeller par « les signes des temps ». C'est la ligne fondamentale du Concile Vatican II, telle que Jean XXIII l'a lui-même présentée. Le danger qui guette l'Église - et certains voudraient bien la réduire à ses seuls « oignons spirituels » - c'est une attitude littéraliste et fondamentaliste qui répète indéfiniment les traditions du passé. Ce courant est nommé « l'intégrisme ». Cette mentalité, surtout développée aux périodes de mutations et de crise, rejoint la mentalité très religieuse des pharisiens, mais qui « avaient enfermé Dieu dans leurs traditions ». Le Royaume de Dieu n'est pas copie, il est croissance. Il n'est pas répétition, il est conversion.

Ces défis socio-économiques qui nécessitent une nouvelle évangélisation, s'enracinent dans la profonde rencontre des sciences et des cultures. Sous divers aspects, les « Assises de la Recherche » ont exprimé cette situation[14].

« Il faut bien comprendre que la population polynésienne ne peut juger de la valeur de l'univers scientifique et technique qu'au travers des retombées positives et négatives sur sa santé, le bien-être des familles, son développement collectif et individuel. D'où l'apparition, non pas de "I'antiscience" au sens européen de rejet idéologique et de principe, mais d'une réaction contre des retombées que l'on subit sans les comprendre ni en profiter, d'une allergie à ce qui semble imposé de l'extérieur, d'une affirmation de valeurs et de mode de pensée différents...

Comment ne pas comprendre la réserve des polynésiens devant une rationalité scientifique trop exclusivement fondée sur le mesurable et le mathématisable, quand on sait que la rationalité polynésienne fait aussi appel aux observations ancestrales, à une logique plus globale et affective, à la qualité des relations à l'intérieur d'une communauté. Le temps ne se mesure pas de la même façon pour un européen et un maohi.

Ce qui nous a paru caractériser le polynésien dans le monde actuel, c'est l'appartenance de fait à une double culture. D'une part, on est confronté à la technologie et à la culture occidentales ; d'autre part, on souhaite préserver ou retrouver sa personnalité maohi, d'autant plus précieuse qu'elle est plus menacée. Jusqu'à un passé récent, ces deux aspirations semblaient inconciliables. Mais la lente remontée de l'attention portée à la culture locale, qui n'est plus la relique poussiéreuse d'un passé définitivement aboli, nous autorise à remettre en question ce constat.

Cette double culture, française et polynésienne, se complique de l'immersion de la Polynésie dans un Pacifique à 99% de langue anglaise et où le modèle américain domine, ainsi que de l'importance de la sensibilité d'un groupe chinois dynamique... (Il ne faut pas oublier l'influence croissante de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande.)

Le développement des sciences et des techniques pose de plus en plus une grave question de civilisation: développement des choses ou progrès des hommes, avoir ou être. Ces problèmes ne sont pas seulement d'ordre intellectuel d'une simple connaissance rationnelle. Ils sont aussi d'ordre culturel, social et éthique. Le débat ne doit pas seulement se cantonner entre les spécialistes de la science et de la politique ; c'est toute la population polynésienne qui est concernée »[15].

À partir d'un tout autre point de vue et selon les méthodes de l'analyse statistique, B.M. Grossart soulève les mêmes questions sur les grandes inégalités socio-économiques à Tahiti, les déséquilibres entre les différents secteurs et les conséquences sur les « ménages de Polynésie française »[16]. « Les écarts entre le niveau et la structure des revenus sont tout à fait significatifs » selon la répartition ethnique et géographique ; « la variation des revenus est élevée... Mais il s'agit là d'un sujet "tabou" sur lequel la population est particulièrement sensibilisée. L'absence d'impôt sur le revenu des personnes physiques et son actualité constante, font de ce thème un point délicat sur lequel on ne peut raisonnablement espérer des réponses franches. »

Argent, cultures, inégalités : autant de graves défis à la conscience chrétienne et au témoignage de l'Église. Sous peine de faire un pieux angélisme ou de continuer la conception ancestrale des océaniens réduisant la religion à un certain formalisme rituel sans conséquences sur la vie ni responsabilité morale pratique, l'évangélisation doit faire la lumière dans ces domaines brûlants de l'actualité économique, sociale et culturelle. Trop de zones d'ombre y empoisonnent les relations ; trop de sous-entendus, de préjugés ou d'électoralisme rendent fragile « l'heureuse coexistence de groupes humains et culturels différents au sein de la société actuelle, caractéristique qui est à porter au crédit du peuple polynésien ».

La réflexion et les orientations des Synodes ont éveillé les chrétiens à ces difficiles réalités de la Polynésie moderne. Un certain nombre de catholiques commence à s'engager dans ce monde périlleux. La lettre pastorale d'octobre 1982 sur le partage, marque une étape importante et ouvre des perspectives plus vastes. Fruit de deux années d'échanges au sein des Conseils pastoral et presbytéral, elle constitue un acte officiel de l'Église catholique. Elle dégage l'esprit dans lequel les chrétiens veulent apporter leur contribution pour résoudre les problèmes actuels de la Polynésie. Ce document soutient l'engagement des catholiques à témoigner résolument de leur foi dans tous les secteurs de la vie pour construire une société où la 'dignité de l'homme soit première. Sans violenter la liberté des responsables politiques, sans porter atteinte à la légitime diversité des options socio-économiques, cet éclairage évangélique qui .se situe comme « sel, levain et lumière dans la pâte du monde », rejoint la préoccupation profonde des hauts responsables publics. Paul Cousseran avant son départ en 1978 en appelait à une « nouvelle sensibilité sociale. Une société qui ne règle pas le problème de ses pauvres et de ses exclus, surtout lorsqu'elle en a les moyens, est une société condamnée parce qu'elle est une société condamnable. Ce n'est pas seulement une question de tactique politique, c'est surtout une question de morale; car il n'y a pas de politique sans morale »[17].



[12] TEILHARD DE CHARDIN : Voir, Introduction au Phénomène Humain, Seuil, Paris 1955.

[13] J. VERNAUDON : rapport cité, pp.14 à 19.

[14] Assises de la Recherche, Papeete 1981 : synthèse générale, thèmes I, IV et VII.

[15] Assises Régionales de la Recherche, Papeete. Thème I, pp. 2, 3 et 5.

[16] R.M. GROSSART : I.T.S.T.A.T., dossier 1 ; enquête sur les ménages, 1979 ; Papeete 1981, 168 pages.

[17] Paul COUSSERAN, Haut Commissaire de la République (20-9-1978) dans La Dépéche, p.9.

Développement et éducation

« Le développement est le nouveau nom de la paix », selon l'expression célèbre de Paul VI. Ce dernier et Jean-Paul II dans des encycliques très fouillées ont proposé de véritables chartes d'un développement total centré sur l'Homme, au service de « tout l'homme et de tout homme » dans la ligne du Concile Vatican II[18]. C'est dans cet esprit que les Synodes de Papeete et de Taioha'e ont réfléchi à la mission de l'Église catholique au service des polynésiens. Le Synode de 1973 avait une commission entièrement consacrée à l'étude du développement et du rôle de l'éducation dans cet esprit.

Ce n'est pas parce que le mot est devenu à la mode et est employé pout tout, que la réalité est simple en Polynésie. Sous son aspect économique et pour les infrastructures collectives, il n'est pas douteux que « l'aide massive de la France est une condition nécessaire du développement »[19]. La qualité, la diversité et l'efficacité de tels équipements dans divers domaines sont appréciées; ils sont d'ailleurs d'un niveau bien plus élevé qu'en Métropole pour une population équivalente.

Les recherches scientifiques et techniques adaptées aux îles du Pacifique sont importantes. Les organismes comme l'O.R.S.T.O.M., le C.N.E.X.O., les Services de l'agriculture, de la pêche, etc., font d'excellentes études. Au sein de la Commission du Pacifique Sud - sise à Nouméa et qui regroupe les divers pays de l'Océanie avec les États-Unis, l'Angleterre et la France - quelques programmes de recherche et de développement sont mis au point concernant l'agriculture, la pêche, l'artisanat, l'hygiène, la formation.

Les questions qui se posent sont plus au niveau des hommes que des moyens matériels. La plus fondamentale est celle de « la formation de base. Pourquoi former des architectes de marine ou des docteurs en océanologie s'il n'y a pas d'abord des marins pêcheurs », se demande le Colloque de la Mer de 1979. On a tellement intellectualisé les diverses formations qu'on en a oublié que tout développement repose d'abord sur des producteurs. Il en est de même pour les cultures sur les atolls et les diverses productions agricoles possibles et rentables dans les îles. Mais ici c'est l'hypertrophie du secteur tertiaire avec ses gros moyens financiers qui a détruit le secteur primaire de l'agriculture et de la pêche. Il est plus facile, quand on a les moyens, d'acheter boîtes à conserve, plats cuisinés et autres produits de la distribution moderne, il est plus intéressant d'accélérer les échanges commerciaux qui rapportent de nombreuses taxes, que d'assurer un développement équilibré de l'agriculture et de la pêche. Ce sont les profondes distorsions salariales et des inégalités de revenus entre les secteurs économiques qui ont tué un développement harmonieux et solidaire en Polynésie. C'est sans doute la question la plus urgente et la plus délicate à résoudre en Polynésie. On ne change pas aisément des habitudes de luxe facile et d'assistance irresponsable sous une conversion radicale des mentalités. C'est là où se situe l'action spécifique des chrétiens. L'opinion catholique appuierait toute initiative sociale ou gouvernementale à court ou long terme qui se proposerait, sans ambiguïté, de réduire l'inégalité des salaires et des revenus.

En plus de ces inégalités dangereuses pour le développement, l'irrégularité des productions, la difficulté des polynésiens à un travail encadré par des contraintes strictes, la dispersion des îles entraînant un certain individualisme de chaque groupe, le mélange de techniques ancestrales et d'habitudes traditionnelles avec les technologies modernes sophistiquées, entraînent de grandes complications pour assurer la maîtrise d'un développement global.

Aussi, puisque selon la vision évangélique approfondie par l'Église, l'Homme est la source, le but et la mesure de tout développement vrai et intégral, les Synodes ont étudié cette réalité à partir de la formation des polynésiens. « Le souci des pauvres et des plus défavorisés, le désir que le développement de la Polynésie se fasse en conformité avec la finalité profonde de l'homme, doivent conduire l'Église en Polynésie à s'intéresser aux efforts de tous ceux qui œuvrent pour le progrès physique, économique, social et moral des populations du Territoire et à joindre ses efforts aux leurs. Les relations entre l'École et le développement sont très étroites. »

La Commission du développement approfondit longuement ces liens étroits entre éducation et développement. Elle se demande comment orienter toujours davantage les écoles catholiques dans ce sens. La recherche excessive des diplômes comme but de la scolarisation et l'orientation des écoles en Polynésie vers les professions libérales et la fonction publique font qu'on a tendance à négliger, voire à sous-évaluer, les formations techniques et la préparation aux métiers. L'éveil aux réalités locales (artisanat, folklore, histoire, langues...), les méthodes actives et le travail communautaire sont appuyés. Il convient d'éduquer une fierté raisonnée et raisonnable d'être polynésien, en excluant tout chauvinisme et xénophobie mais en insistant sur la responsabilité personnelle et collective. Les polynésiens peuvent aussi être actifs, entreprenants et consciencieux. La confiance des maîtres et leur ouverture au développement global des élèves est nécessaire pour que les enfants et les jeunes construisent et se prennent en charge.

L'ouverture des écoles aux problèmes sociaux, la participation active des parents à la vie de l'école contribuent à l'insertion des écoles dans le progrès social et économique du Territoire. En plus des problèmes de culture et de langue, la cause principale des échecs scolaires des enfants polynésiens se trouve dans la situation des familles maohi. Développement, scolarisation et éducation familiale sont de fait étroitement liés en Polynésie. L'action en faveur des adolescents au moment de la crise très violente à cet âge chez les polynésiens (le « taure'are'a ») est un élément important pour empêcher les jeunes maohi d'être totalement marginalisés par rapport à la vie actuelle.

En dehors des « écoles ménagères », l'enseignement catholique n'a guère pu se lancer dans des formations professionnelles. Aussi l'Église apporte tout son appui aux initiatives nombreuses et heureuses qui se font jour dans le Territoire pour préparer les jeunes à des métiers : Maisons Familiales Rurales, Centre de Jeunes Adolescents, Centres Artisanaux, Centres Techniques adaptés au développement, etc. De plus, avec le P. Hubert Coppenrath et Joanna Nouveau, Église et enseignement catholiques perfectionnent sans cesse les documents et méthodes pour l'enseignement du tahitien, selon la très ancienne tradition des « petites écoles » de la Mission. Car « le développement et le progrès ne doivent pas faire perdre à ce Territoire son originalité propre et sa personnalité. Il importe donc que, non seulement l'École, mais les mouvements de jeunesse et les organisations de loisirs s'attachent aux traditions polynésiennes.

L'Église, qui dans le passé, a largement contribué au développement des archipels, doit continuer son effort. Elle ne dispose ni des capitaux ni des techniciens ; mais elle peut, par les missionnaires, les cadres et les institutions, exercer une influence qui amènera les populations à militer activement pour le développement. Elle doit aussi éclairer les fidèles sur-le développement au sens chrétien du terme »[20].

En 1982, le Comité diocésain du développement est lancé selon l'esprit des Synodes. En août 1982, Mgr Coppenrath installe à Mangareva un groupe de quatre Frères du Sacré-Cœur pour lancer un centre extra-scolaire de formation au service du développement global des Gambier et des îles éloignées afin de permettre aux jeunes de s'y épanouir.



 

[18] PAUL VI : Populorum progressio (1966) ; JEAN-PAUL Il : Laborem exercens (1981).

[19] Haut Commissaire, P. COUSSERAN, à l'Assemblée (30-5-1979), Les Nouvelles, p.7.

[20] Les citations sont extraites de l'Orientation générale proposée par la Commission du développement du Synode de Papeete en 1973.

 

Défi politique

Tout ce qui précède et les divers chapitres consacrés à la mutation présente de la Polynésie, laissent entrevoir l'importance de la question politique. Quel statut pour Tahiti ? Depuis Pouvanaa sur le thème : « Tahiti aux tahitiens », les débats sont vifs. Mais quel contenu réel chacun met-il dans les mots de « liens organiques avec la Métropole », « autonomie interne », « autonomie de gestion », « indépendance », etc… ? Que représente la réalité politique dans un Territoire qui ne couvre qu'à 5% ses importations et est dans la dépendance économique prépondérante du C.E.P. ? Quelle société imaginer avec le brassage ethnique qui construit un « type néo-polynésien » de plus en plus métissé ?

En même temps qu'une prise de conscience de l'identité polynésienne, de la personnalité maohi - reconnues par le Statut d'autonomie du 12 juillet 1977, la langue et le drapeau tahitiens devenus officiels - l'intégration de la majeure partie des fonctionnaires locaux dans la fonction publique métropolitaine affectée en Polynésie française (les C.E.A.P.F.) par la loi du 11juillet 1966 et le décret du 5 janvier 1968, crée une situation contraire. Pour soulager le Territoire, l'État accepte de payer les fonctionnaires locaux, même ceux des services de compétence territoriale hormis les contractuels, mais à la condition de les intégrer aux corps d'État. Ainsi ces personnels ne dépendent plus du gouvernement local mais du gouvernement central représenté par le Haut-Commissaire de la République. C'est pour le moins une anomalie institutionnelle au Statut d'autonomie, mais logique par rapport au principe : « qui paie, commande ».

De même la généralisation de la structure communale de plein droit au Territoire par la loi du 24 décembre 1971 - auparavant il n'y avait que Papeete, Uturoa, Faaa et Pirae - retire des pouvoirs à l'Assemblée Territoriale pour accroître la responsabilité des communes. Enfin la procédure des Conventions État-Territoire selon le titre 3 du Statut de 1977, s'il permet le concours de l'État dans divers secteurs territoriaux, diminue, par le fait même, la compétence du Territoire. Certains ne cachent pas d'ailleurs leur objectif de vider ainsi l'autonomie de tout contenu significatif par une participation directe de l'État dans tous les domaines. C'est un peu une « départementalisation » pratique de l'autonomie politique du Territoire.

Intégration, autonomie, indépendance, tels sont les trois grands thèmes autour desquels se font les variations indéfinies, selon les personnes et les circonstances, des partis politiques locaux. Comme toutes les autres réalités, les groupes politiques ont une identité locale, fondée d'abord sur des relations personnelles et des sensibilités traditionnelles, et une référence aux grands partis nationaux à Paris. Ces deux visages ne sont pas plus superposables que les deux langues officielles. De plus, tant localement qu'à Paris, selon les résultats électoraux, les équilibres varient d'un côté comme de l'autre.

Officiellement peu de groupes sont partisans d'une intégration départementale pure et simple, refusant de reconnaître les spécificités polynésiennes. Dans la pratique, par l'importance du secteur public et le poids de l'administration, la théorie de « la Polynésie c'est la France » est appliquée dans la plupart des réalités quotidiennes. Les discussions présentes sur le Code du Travail montrent les grandes difficultés concrètes d'une véritable autonomie dans les domaines social et économique. Le Vice-Président Francis Sanford le remarque dans le Pacific Magazine.

« C'est au peuple de décider de l'indépendance. Mais il doit comprendre un fait. Nous avons 10 000 familles vivant des salaires des fonctionnaires. Ils sont très bien payés. S'ils étaient payés sur les fonds provenant de notre propre budget, il faudrait réduire leurs salaires des deux tiers. Nous avons 3 000 personnes travaillant sur les sites des expériences à Moruroa. Elles font vivre 13 000 personnes. Comment expliquer à des gens qui possèdent des articles de luxe, voitures, stéréos, téléviseurs, qu'il faut faire machine arrière ? Avant de parler d'indépendance, il faut une indépendance économique... Je préfère aller lentement par pallier »[21].

C'est la position des autonomistes qui veulent tous disposer du pouvoir le plus étendu dans les affaires locales. En dehors des questions de personnes et des traditions qu'elles représentent - ce qui est très important ici - les discussions portent sur les symboles de la reconnaissance de cette autonomie : titres officiels, drapeau, hymne, représentativité... et sur l'extension des domaines des compétences entre l'État qui paie et le Territoire qui apporte une belle place à la France dans le Pacifique. Les jeux sont subtils, changeants ; les mots sont évolutifs. C'est un peu la fable du « Chêne et du roseau », le dialogue entre la puissance et la souplesse. Comment faire quand on est petit, dépendant, lointain, mais plein de vie et fier de sa personnalité ?

En Polynésie, le mot d'indépendance n'est pas tabou. Il peut se dire officiellement sans susciter des bouillonnements passionnels ou des réactions enflammées. Le Vice-Président Francis Sanford en a parlé clairement devant l'Assemblée Territoriale en 1979[22].

« Économiquement, notre Territoire est encore un pays sous-développé jouissant d'une prospérité plus apparente que réelle et profondément artificielle... Nous devons garder l'habitude de voir la vérité en face. Nous ne pouvons concevoir l'avenir de la Polynésie sans la suppression de tous nos déséquilibres... Il est malhonnête et dangereux de vouloir, systématiquement, faire payer toutes nos dépenses par le contribuable métropolitain, aggravant notre dépendance au point de faire de la Polynésie le parasite insouciant de la France. Une telle voie ne peut mener qu'à la régression de nos libertés et à une domination méprisante...

Quant à l'indépendance, je crois fermement que la Polynésie y accèdera un jour ; mais je souhaite qu'elle y parvienne dans des conditions qui lui permettent d'en tirer le meilleur et non le pire, c'est-à-dire en remplaçant les liens anciens par des relations encore plus fécondes et plus larges...

Dans l'immédiat, une brusque rupture des liens avec la France ne pourrait aboutir qu'à faire tomber notre pays sousun néo-colonialisme dont nous voyons chaque jour les tristes résultats... Il ne suffit pas de vouloir le bien pour le faire; encore faut-il y travailler avec la sagesse qu'il exige. »

Trois attitudes politiques fondamentales : intégration, autonomie, indépendance, avec lesquelles l'Église doit travailler. Il ne lui appartient pas de choisir à la place des populations régulièrement consultées. À la suite de Jésus, elle a pour mission de « rendre témoignage à la vérité et non de s'occuper des questions d'héritage ». Elle reconnaît l'autorité responsable des pouvoirs légitimes dans la pleine « autonomie des réalités terrestres »[23]. La politique est chose noble, service du bien commun ; elle est aussi réalité changeante, équilibre relatif et « art du possible ». La dignité et la vie de chaque homme pour qui Jésus a livré sa vie, a plus de valeur que tous les programmes politiques. C'est l'Homme vivant, libre et responsable qui est la mesure de la politique. Ce ne sont pas les partis politiques qui sont la mesure du bonheur des hommes. Même pour les grands pays, même pour les deux super-puissances, leur indépendance n'est-elle pas interdépendance ? Actuellement, il n'est pas un seul pays capable de vivre par lui-même et pour lui-même, sans avoir besoin des autres. Pour les États comme pour les hommes, la vie est toujours échange, dialogue, partage. L'indépendance c'est choisir ses amis, gérer de façon réaliste et responsable les contraintes qui s'imposent, épanouir sa personnalité par les relations acceptées avec les autres. C'est avant tout une question de dignité, de liberté, de respect des différences en maîtrisant les moyens essentiels pour développer la vie de chaque jour. Pour une communauté humaine vivant dans un lieu déterminé, son indépendance, sa personnalité sont le fruit des ressources naturelles, du travail des hommes et des échanges avec les autres. Indépendance et interdépendance sont indissociables selon la conception de l'unité organique développée par saint Paul, la pratique d'une Église Universelle constituée de la communion d'Églises locales à la fois sœurs et unies.

Ce chapitre, dans la ligne des Synodes diocésains, n'avait pas pour but de faire le catalogue de toutes les interrogations posées par l'évolution rapide de la société polynésienne à l'Église. Il s'est efforcé de dégager les défis majeurs posés à la foi chrétienne dans les archipels: inégalités socio-économiques, « monoculture » atomique, rencontre dynamique des cultures, éducation et développement, déstabilisation des familles, personnalité polynésienne et Statut politique. Devant cela, l'Église catholique qui est constituée des mêmes hommes et femmes que les autres groupes, s'efforce de « lire les signes des temps ». Elle n'a pas la vérité sur tout et sa compétence n'est pas d'ordre politique, social ou économique ; elle a vocation d'être compétente en évangile et d'être « experte en humanité ». L'homme est sa route pour marcher humblement avec son Dieu. En ce sens « rien de ce qui est humain ne lui est étranger », mais uniquement sous l'angle de sa mission propre. Il est certain que les valeurs de l'évangile ne sont pas neutres et que Jésus-Christ a du caractère. Les faire vivre, c'est interpeller vigoureusement le monde politique ainsi que les partenaires sociaux et économiques. Mais les rappeler ce n'est pas proposer telle ou telle solution, ce n'est pas imposer tel ou tel choix. C'est inviter les hommes à se libérer pour bâtir ensemble un monde de partage par la justice et dans la paix.



 

[21] F. SANFORD au « Pacific Magazine » dans La Dépêche (17-11-1981), p.27.

[22] F. SANFORD : discours à l'Assemblée Territoriale ; Les Nouvelles (30-5-1979), p.6.

[23] Jn 18,37 ; 19,11 ; Lc 12,14.

- Vatican Il : Gaudium et Spes (Église dans le monde de ce temps) n°36, 62.

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