Les cocotiers polynésiens ont été situés dans leurs îles et atolls. Nous avons précisé leur génétique particulière, issue de croisements multiples. Nous avons tenté d'apprécier leur vitalité propre et leur résistance aux tempêtes. Il s'agit maintenant d'en goûter les fruits et d'en apprécier les floraisons porteuses de l'avenir. À Tahiti aussi, « le Royaume des cieux est comparable à une graine semée » dans le champ des îles. Elle pousse ; elle devient un grand arbre et les oiseaux du ciel y viennent faire leurs nids[1]. Le cocotier, symbole des îles du Pacifique et si utile à la vie quotidienne des océaniens, peut aussi, à la suite de Jésus pariant du Royaume à venir à partir des arbres et des fleurs, servir de parabole évangélique pour nous aujourd'hui en Polynésie. Il ne pousse pas sans sélection attentive des plants, sans préparation minutieuse du terrain, sans entretien permanent ni sans une longue patience au milieu des saisons variées, voire des cyclones dévastateurs. Il en est de même du modeste Peuple de Dieu rassemblé dans l'Église catholique en Polynésie. Les trois parties qui précèdent nous ont fait revivre son enracinement laborieux et patient, sa longue croissance avec ses joies et ses peines, ses fruits savoureux et ses feuilles mortes. Aujourd'hui, grâce aux efforts persévérants des anciens missionnaires: pères, frères, sœurs, catéchistes, la vie chrétienne s'est répandue dans l'ensemble des îles. Un Peuple de Dieu s'est levé; il s'est mis en marche dans la communion universelle. En « renouveau spirituel » croissant, il se veut messager d'espérance au service d'une Polynésie en mutation profonde et qui cherche son identité dans un monde en crise radicale. Tel est l'objet de ces derniers chapitres.
Les années 1961 à 1963 marquent l'entrée de Tahiti d'abord puis des autres archipels polynésiens dans le monde moderne (chapitre III). Le 5 mai 1961 voit I'ouverture de l'aéroport international de Tahiti-Faaa ; en novembre 1962 le Général de Gaulle décide d'installer le Centre d'Expérimentation du Pacifique. Celui-ci naît le 19 mars 1963 ; en mai les premiers travaux débutent à Moruroa[2]. Telles sont les trois dates fondatrices de la mutation présente et rapide de la Polynésie Française. Cette arrivée du Centre d'essais nucléaires, avec tous les effets socio-économiques qu'il induit, s'insère dans une transformation sociale et politique de la mentalité des polynésiens commencée dè le retour du Bataillon du Pacifique le 5 mai 1946. Le signe le plus manifeste en est l'élection du député Pouvanaa a Oopa le 23 octobre 1949, sur le thème : « Tahiti aux tahitiens ». Grâce aux phosphates de l'île de Makatea, le budget du Territoire est en équilibre jusque vers 1955. Le C.E.P., en plus de régler des problèmes majeurs de Défense Nationale, a pour objectif secondaire d'aider au développement économique de la Polynésie. Les principaux responsables locaux et nationaux sont bien conscients des déséquilibres possibles que peut entraîner une telle activité artificielle, contestée, très puissante par rapport à une petite population de 85 000 personnes à vie encore traditionnelle. « Maintenir les prix, refuser la spéculation, empêcher la migration intérieure de main-d'œuvre », telles sont les conditions du « progrès économique qui doit entraîner la promotion sociale », selon le général Thiry en avril 1963. Les débats sont vifs et les opinions très partagées. Enfin, en février 1964, la commission permanente de l'Assemblée suit l'avis de son rapporteur, Jacques Drollet pour « céder gratuitement, en toute propriété pour les besoins du C.E.P., les atolls domaniaux de Moruroa et de Fangataufa ». La « lourde décision » est votée par 3 voix contre 2. Si les autorités militaires restent réservées par rapport à une forte implantation à Tahiti, divers responsables locaux voient au contraire tout le bénéfice à tirer pour l'équipement et les activités de l'île principale d'un tel pactole métropolitain. Cet appétit fait sauter les trois conditions posées sur les prix, la spéculation et les migrations. Tahiti s'hypertrophie rapidement et les archipels se vident. Le suréquipement, loin de favoriser un développement harmonieux entre les trois secteurs économiques, entraîne l'effondrement de l'agriculture qui aurait dû au contraire se développer par le doublement des bouches à nourrir ; le secteur secondaire stagne et le tertiaire devient démesuré avec deux emplois « actifs » sur trois. « En 1981 l'ensemble des transferts économiques et sociaux de la Métropole a représenté 47,5 milliards CFP (2,6 milliards FF) soit 310 000 CFP (17 050 FF) par habitant, la part du ministère de la Défense, représentant environ 1/3 de ce total ».[3] Ce transfert financier métropolitain est environ le double du budget territorial de cette même année. L'annexe X, sur « l'Homme et le Travail en Polynésie » essaie de faire la lumière sur une situation aussi complexe qu'originale aussi bien dans l'ensemble français que dans le Pacifique.
Pendant que cette période d'après la guerre voit progressivement la présence socio-économique métropolitaine se développer par le C.E.P. et les diverses conventions d'aides sectorielles, le monde maohi prend conscience de son identité et de sa personnalité. 1945 voit la citoyenneté reconnue aux polynésiens et l'élection de l'Assemblée représentative. Mais avec le retour du Bataillon du Pacifique tout auréolé du prestige de Bir-Hakeim, de la campagne d'Italie et d'autres actions pour la libération de la France, commencent les difficultés. La réinsertion des anciens combattants est difficile. La Polynésie n'a pas souffert de la guerre, sur son propre sol. La bourgeoisie locale et les fonctionnaires métropolitains sont bien incrustés. Les tahitiens veulent être reconnus et demandent leur place. Dès novembre 1946, le comité Pouvanaa a Oopa est fondé. Le « Metua » est élu député sur le slogan : « Tahiti aux tahitiens » le 23 octobre 1949. Il est réélu en 1956, année de la visite du général de Gaulle. Le Territoire de la Polynésie française vote « Oui » au référendum de septembre 1958 qui fonde la 5e République. Pouvanaa est arrêté le 11 octobre 1958, jugé l'année suivante et exilé en Métropole. Il rentre à Tahiti le 30 novembre 1968. L'année précédente, Francis Sanford est élu député et Georges Pompidou se prononce contre l'autonomie de la Polynésie. Cela n'empêche nullement la progression des autonomistes et l'élection, le 26 septembre 1971, de Pouvanaa comme sénateur. L'Académie tahitienne est créée le 2 août 1972. Le drapeau tahitien devient officiel en 1975 et la langue tahitienne en 1980. Pouvanaa meurt le 10 janvier 1977. Son monument public est inauguré devant l'Assemblée Territoriale le 10 mai 1982. Le maximum de la tension entre la Polynésie et la France se situe de juin 1976 à mars 1977 lorsque l'Assemblée Territoriale est occupée par les élus du Front Uni. « Au train où vont les choses entre Paris et Tahiti, la Polynésie ne restera plus longtemps française. » Après un premier projet de Statut en janvier 1977 qui suscite un tollé général, un référendum sur l'indépendance est proposé ; car « l'indépendance n'est pas un crime, c'est un idéal », proclame Francis Sanford. Le tout se dénoue par le Statut d'autonomie du 12 juillet 1977.
L'opposition d'alors, devenue majorité le 23 mai 1982 sous la direction de Gaston Flosse, loin de désavouer cette autonomie de gestion fait tous ses efforts pour l'étendre en véritable autonomie interne en 1983. Ce qui suscite des débats passionnés et contradictoires, y compris parmi les plus hauts représentants de l'Assemblée Nationale et du Gouvernement en janvier 1983. Les discussions sont vives entre les tenants de « la Polynésie c'est la France » et les partisans d'une « autonomie interne sans ambigüité »[4]. Ces contradictions illustrent parfaitement la situation de la Polynésie qui « boîte des deux pieds » sur le plan politique.
D'un côté « qui paie, commande ». La Polynésie est dans une dépendance quasi totale à l'égard de la Métropole qui entretient un corps de 10 000 fonctionnaires civils et militaires. La reprise en main du Code du Travail pour appliquer celui de la Métropole illustre ce qui est évident pour les uns : « la Polynésie c'est la France ». Au mieux, on concède une certaine décentralisation parce que « Tahiti c'est loin ». En ce début de 1983, les difficultés en Corse et en NouvelleCalédonie n'incitent pas à trop céder sur le jacobinisme hégémonique traditionnel, même s'il est habillé d'un vocabulaire adapté à notre temps. L'État garde la maîtrise de tout ce qui est jugé important. On ne décentralise que par rapport au centre de direction et de décision.
De l'autre on constate la reconnaissance de la spécificité polynésienne avec ses composantes géographiques, culturelles, linguistiques, historiques. Être soi-même dans l'ensemble français, être accepté comme différent tout en étant complémentaire - en particulier grâce à l'immense espace maritime océanien apporté et à un style de vie envié - constitue la revendication fondamentale sous de multiples nuances locales. C'est un problème tout à fait nouveau posé au droit public français que cette conception de type fédératif ; elle suppose la reconnaissance par la France d'une identité polynésienne autre et préexistante à son arrivée dans ces îles. Ce n'est pas la Métropole qui accorde le droit de vivre à la Polynésie ; c'est celle-ci qui s'associe à la France pour vivre ensemble dans une unité plurielle. Ces questions neuves, issues de la profonde mutation de Tahiti, constituent un redoutable défi pour tous les partenaires socio-politiques locaux comme nationaux en Polynésie française. Seul un dialogue confiant à tous les niveaux et des structures permanentes de concertation entre le Territoire et l'État - ce qui semble souhaité des deux côtés - pourra permettre de se comprendre et d'ajuster les actions, dans le monde incertain où nous sommes. Désormais, plus que les équipements nombreux et utiles déjà réalisés, c'est la promotion humaine et la justice sociale qu'il faut bâtir dans un développement global.
Mais en même temps, une habitude ancestrale de considérer la politique comme une sorte de grand jeu collectif où l'on s'amuse un peu, une course de pirogues, un combat de coqs ou un tournoi de foot-ball entre grands adolescents n'est plus de saison. Une sérieuse formation sociale, économique et politique est désormais indispensable aux Polynésiens. Un certain nombre de responsables ont bien compris que c'était le sens profond de la lettre pastorale de Mgr Michel Coppenrath du 4 octobre 1982 : « Partager, toujours partager »[5]. La Polynésie actuelle ressemble un peu à un cocotier dérivant dans les courants du lagon la tête en bas et les racines en l'air. La remettre sur pied en reconstituant un secteur agricole et maritime cohérent et attractif, dépasser les fausses concurrences entre les îles et archipels pour bâtir une économie solidaire, s'attaquer aux avantages acquis et aux privilèges hérités d'une prospérité coloniale, lutter contre les clientèles électorales et les multiples pots-de-vin, bref sortir du rêve de l'assistance facile pour vivre l'effort du travail et le sacrifice de la solidarité, telle est la direction d'avenir où l'Église peut apporter sa contribution propre au niveau du changement des mentalités et des cœurs; l'homme est toujours la mesure de tout progrès réel et durable.
Derrière une affiche publicitaire rutilante et une industrie touristique indispensable au Territoire, il y a les familles polynésiennes qui ont à y vivre tous les jours. Depuis Bougainville, Tahiti n'en finit pas d'exister par et pour le mythe qu'il a lancé et que les « Philosophes » ont célébré. La Polynésie a un pied dans le réel et un autre dans la fiction. Les « demis », parias ailleurs, sont ici prestigieux. Sous tous les gouvernements, Tahiti bénéficie d'une faveur exceptionnelle et unique dans l'Outre-Mer français. À son départ en janvier 1983, J. Fournet constate « qu'entre la France et Tahiti c'est une histoire d'amour ». Cela rejoint la « rencontre passionnée » que nous avons décrite au chapitre III. Peut-on souhaiter que ce soit un amour vrai - sinon désintéressé du moins sincère - respectueux de l'identité maohi et promoteur de leur dignité d'hommes libres ?
[1] Mt 13,31-32 et tout le chapitre ; aussi Mt 7,15 ss, 12, 13 ss, 21, 18 ss...
[2] Voir en annexe X l'étude socio-économique de la Polynésie en 1982. - Ph. MAZELLIER : Tahiti de l'atome à l'autonomie. Hibiscus, Papeete 1979, 576 pages.
[3] P. NOlROT-COSSON, Haut-Commissaire : ouverture de la session budgétaire (16-12-1982).
[4] La Dépêche de Tahiti (7-1-1983), pp.12 et 13.
[5] Semeur Tahitien, n° spécial (8-10-1982), n.18.