Compte-rendu de son livre « Tahiti 1834-1984 » dans la revue UCO-IMPACTS -1983 n°4 p.88-90
Histoire religieuse
Paul HODÉE, TAHITI 1834-1984 - 150 ANS DE VIE CHRÉTIENNE EN ÉGLISE, Archevêché de Papeete, Ed. Saint-Paul, Paris-Fribourg, 1983, 704 p.
L'auteur de ce gros et précieux ouvrage est un prêtre angevin, ancien étudiant de l'U.C.O., « prêté » (Fidei Donum) à l'Église de Polynésie française depuis 1978, qui a consacré trois grandes années à la rédaction de cette « somme ». Encore faut-il en bien voir le but ; c'est Mgr Michel Coppenrath, archevêque de Tahiti, initiateur du projet, qui le précise dans la Préface : « ... un livre qui ne soit pas purement historique, (...) qui nous tourne plus vers l'avenir que vers le passé, (...) où l'évocation du passé n'a d'intérêt que pour les instruments qu'il nous offre d'une révision apostolique profonde... car telle est l'aspiration de l'ouvrage » (10). Idées que reprend l'auteur dans son Avant-propos : ... « le travail projeté ne constitue pas un ouvrage d'Histoire, mais plutôt une recherche pastorale appuyée sur l'Histoire, les faits dûment établis, les documents certains » ; il avait parlé, quelques lignes plus haut, de « réflexion missiologique » (16-17).
Ces précisions ne sont pas inutiles pour éviter les critiques que pourrait soulever une lecture « historienne » du livre. En effet, on aurait pu imaginer que l'auteur répartisse l'ample matière des 150 années selon des repères chronologiques, situant dans chaque période les contacts entre l'Europe et les îles du Pacifique : l'influence anglaise et la mission protestante, l'établissement du Protectorat français (1842), la création de la colonie, le passage au Territoire d'Outre-Mer (1946) ; dans chacune de ces périodes, l'évangélisation catholique, et française, par la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie (« Picpuciens »), fondée par le Père Coudrin, en France (1816), avec l'arrivée, au cours du XIXè, d'autres missionnaires : frères enseignants de Ploërmel, religieuses de Saint-Joseph de Cluny, etc... Un tel plan eût évité ce qui paraît, au premier abord, comme des redites, les grands moments de l'histoire étant évoqués dans de nombreux chapitres et faisant l'objet de renvois nécessaires mais un peu lourds. Pour en finir avec les critiques, signalons encore la présence de nombreux rappels théologiques (théologie de l'Église, de la mission chrétienne...) à la fois trop brefs et un peu longs lorsqu'ils interrompent le récit historique, et qui ne sont justifiés que parce que le livre veut être une réflexion sur l'évangélisation et non un simple parcours d'histoire.
Cela dit - et qui, encore une fois, s'explique par le genre littéraire adopté -, il faut souligner le très grand intérêt de ce livre, sans aucun doute pour Tahiti, mais surtout pour des métropolitains ignorants de la lointaine Polynésie. Quatre parties se distribuent l'ample matière des 23 chapitres. La première : « Terres minuscules, mer immense, hommes dispersés » présente en une brève synthèse (pp.33-109) la géographie des îles océaniennes, l'histoire de leur découverte par les navigateurs européens et les grandes dates des différentes situations politiques et des partages d'influence qui ont marqué les cent cinquante dernières années spécialement. La seconde partie, une fois posés ces jalons, s'intéresse à l'évangélisation ; c'est « l'appel des îles lointaines », entendu d'abord par la « London Missionnary Society », qui, la première, évangélise Tahiti, puis par les congrégations catholiques françaises. On devine, et le livre le montre clairement, les problèmes posés par ce qui ne pouvait guère, à l'époque, ne pas conduire à des rivalités religieuses compliquées de rivalités nationales ; s'y ajoutera du reste une troisième composante : l'arrivée de groupes chrétiens des État-Unis, Mormons, Adventistes, etc... Le chapitre 9, débordant le territoire sur lequel nous focalise le titre du livre, donne un bref aperçu de l'évangélisation dans les divers archipels : Gambier, Marquises, Ile de Pâques, etc... L'objectif précis du livre est nettement visible dans la troisième partie. « Puissance de l'Eucharistie au cœur de l'Océanie », (p.229-406) qui veut présenter « les facettes variées des communautés catholiques en Polynésie » (229) et en montrer la genèse. Chacun des chapitres envisage un aspect : la vision du monde des polynésiens à l'arrivée des missionnaires, et les intentions évangélisatrices de ces derniers (chap.10), le style chrétien des communautés polynésiennes avec la place de l'Eucharistie et le rôle des missionnaires très liés aux directives romaines (chap.11), la lenteur dans la naissance d'un clergé autochtone, et le rôle des catéchistes (chap.12), la dialectique évangélisation et éducation (chap.13), celle, que l'on pourrait croire très récente, du développement et de l'évangélisation (chap.14), la construction des églises et des missions, et la vision d'Église qu'elle exprime (chap.15), suivie d'un chapitre (16) sur la vie matérielle ; un chapitre passionnant (17) sur les rapports, souvent difficiles, entre Église et État (français) en Polynésie ; un dernier chapitre (18) souligne que la mission ne va pas seulement dans le sens Europe-Polynésie, mais qu'à l'intérieur même du monde océanien, l'esprit missionnaire a eu et trouve encore des occasions de se manifester. « Peuple en marche » : la quatrième partie du livre (pp.407-515) parle moins du passé que du présent des communautés chrétiennes et de leur avenir dans une « Polynésie en mutation profonde » (407) : raccourcissement des distances grâce à l'avion, installation à Mururoa (1963) du Centre d'Expérimentation du Pacifique, mouvement vers l'autonomie en constituent quelques-unes des données. L'église de Tahiti et celle des Marquises sont marquées par la réflexion de leurs synodes diocésains (chap.19) et le regard réaliste sur les problèmes de l'heure détermine deux priorités (chap.20) : aider les familles à vivre la vie chrétienne et à remplir leurs tâches éducatives ; permettre aux vocations pour les différents ministères d'aboutir (notons l'importance donnée aux catéchistes, mais aussi aux diacres). Nombreux sont en effet les « défis actuels à la vie chrétienne » (chap.21), le principal étant le changement profond apporté à l'économie polynésienne par l'arrivée du Centre d'Expérimentation du Pacifique ; les inégalités financières se creusent; les cultures s'égalisent ou exacerbent leurs différences : le tout sur fond de mutations politiques. Il est clair que ce-chapitre éclaire de redoutables problèmes auxquels l'Église de Tahiti ne peut rester étrangère, cette église dont le chap.22 donne un visage bien vivant, avec l'influence du Renouveau charismatique, mais aussi l'effort d'éducation catéchétique et la vitalité de nombreux mouvements, dans le climat communautaire enraciné dans la tradition maohi. Reste à situer (chap.23) l'Église de Polynésie dans l'Église du Pacifique et dans l'Église universelle.
Résumer en quelques lignes cette quatrième partie, c'est laisser de côté de nombreuses pages, et essentielles, car aucun élément de la situation actuelle n'y est négligé. On ne peut qu'y renvoyer le lecteur. Le passé de la mission océanienne a été difficile : relation avec l'évangélisation protestante - le livre est écrit dans une volonté évidente, et lucide, d'œcuménisme - ; conflits fréquents entre la politique française et la mission ; dispersion d'une population à la fois peu importante en chiffres absolus et diversifiée en races et en langues. Les difficultés du présent sont analysées non moins lucidement et ne ressemblent pas à celles du passé. Comme l'écrit l'auteur en conclusion, « c'est à un nouvel élan missionnaire que les catholiques polynésiens sont invités » (514).
Cette recension serait gravement incomplète si elle ne signalait pas les 185 pages d'annexes et de tables qui font de l'ouvrage un outil indispensable : cartes, chronologie générale 1513-1984, chronologie de la Mission catholique par archipel 1774-1984, listes chronologiques des vicaires apostoliques et Évêques, du personnel missionnaire - avec une deuxième liste alphabétique, tableau chronologique des « chefs » civils et religieux, tableaux démographiques, état de la Mission (sacrements, personnel, budgets), et une étude de l'auteur sur « l'Homme et le Travail en Polynésie française », sans parler des bibliographies précises et des différents « index ». L'auteur a consulté les archives disponibles à Papeete, dans les congrégations religieuses, à Rome. Il a su, de ce point de vue, faire œuvre d'historien en situant les documents dans leur contexte. Cela confère au livre son poids de sérieux. Mais ce qui lui donne une âme, c'est la présence, avec leurs noms, de tous les acteurs de cette mission depuis l'origine. Il est clair que pour tous les chrétiens de la Polynésie française, de quelque origine nationale qu'ils soient, ce livre est et sera non seulement un livre d'histoire, non seulement une étude sérieuse sur leur église, mais, grâce à tous ces visages « appelés par leur nom », un véritable livre de famille.