La frêle silhouette de Robert Demoulière contraste étrangement, au box des accusés, avec les épaules athlétiques des gendarmes qui l'encadrent. Son costume bleu de bonne coupe souligne sa pâleur naturelle, et chacun remarque que ses cheveux n'ont plus le blond vénitien qui lui donnait figure d'ange. Comme un cruel projecteur l'audience jetera sur cet imposteur la lumière de la vérité.
Demoulière n'est ni le fils d'un général, ni Comte de Changrand, c'est un escroc doublé d'un mythomane. On sait que la mythomanie est la manie du mensonge et que le mythomane a conscience de la fausseté des affabulations.
Pour mieux connaître ce personnage, il faut remonter à son enfance cathodique.
Né le 13 novembre 1924 à Menetou-Salon (Cher), il est, dès l'âge de cinq ans, retiré de la tutelle de son père frappé alors d'une mesure de déchéance paternelle, et confié à l'Assistance publique. Il connait en peu d'années plusieurs foyers d'accueil. Mais déjà il porte en lui ses tares, s'affublant à tout instant d'habits féminins. En 1940 l'occupation allemande lui fait connaître un officier de la Panzer Division avec lequel il fera un séjour outre-Rhin. Plusieurs mois après, il retourne chez son père. À la suite de cette escapade, Demoulière est confié à une colonie pénitentiaire jusqu'en 1944, laps de temps pendant lequel, malade, il fera un séjour dans un sanatorium. Sortant du pénitencier à la Libération, un abbé charitable s'occupera de lui et le présentera aux Jésuites de Lyon. En raison de son inconduite chez les Compagnons de Jésus, ceux-ci lui conseillèrent de s'engager dans l'armée. Il monte à Paris et contracte un engagement de cinq ans dans l'Infanterie coloniale. Demoulière est alors envoyé au Maroc, puis en Nouvelle-Calédonie où il exercera les fonctions de Secrétaire à l'État-Major.
En juin 1948 il est réformé et rapatrié sanitaire sur la France.
Ne voulant pas quitter le milieu ecclésiastique, l'accusé se rend en Corse pour se présenter à une Congrégation de Franciscains. Là encore, après un court séjour, les pères lui conseillent de quitter les lieux. Débarquant à Marseille, il rédige un faux admittatus (pièce exigée de tout prêtre pour célébrer sa messe dans une paroisse où il n'est pas connu), et se rend à Pont-Valin auprès du doyen où il demande, à titre patrimonial, c'est-à-dire sans salaire, de s'occuper de la paroisse de Saint-Jean-de-la-Motte.
Demoulière précise au cours de l'audience qu'il a demandé le titre patrimonial pour faire croire à une fortune personnelle.
Cet incorrigible faussaire profite de son séjour dans la petite paroisse pour se faire un certificat de baptême où il n'hésite pas à gratifier son père du titre de Marquis.
Son séjour à Saint-Jean-de-Ia-Motte est marqué comme il se doit par de nombreux écarts qui l'obligent à quitter le petit bourg. Son faux certificat de baptême restera d'ailleurs dans les archives de la Paroisse, et sera découvert par son successeur. À la question de Monsieur le Président Bonneau :
- Pourquoi avez-vous rédigé ce certificat ?
Demoulière répondra :
- C'était une satisfaction personnelle, un simple plaisir des yeux...
À la recherche d'aventures nouvelles, le faux Comte de Moulière de Changrand se présente à Paris au Syndicat des Écoles Libres. Cet organisme bienveillant le dirige sur Amiens où il devient secrétaire au Collège de la Providence. Pouvant disposer de par sa fonction de papier à en-tête officiel, il se fabrique un acte de naissance et change son prénom pour ceux de Philippe Etienne de Moulière de Changrand et de Marie-Christine Rubbens de Frankel (sa mère en réalité s'appelle tout simplement Rubbens).
Il éprouvera, pendant son séjour au Collège de la Providence, l’envie de retrouver l'officier allemand qu'il connu en 1940, et se rendra à Berlin. Toujours prodigue de titres, il se fait sous-lieutenant de l'armée française et chose qu'il trouve indispensable, « licencié ès-lettres ».
C'est à ce moment là qu'il prepare à son départ sur Tahiti. Écrivant à Monseigneur Mazé sous la signature du Révérend Père Coulon, il demande que le jeune diacre de Moulière soit ordonné prêtre à Papeete. À Amiens il fait aussi un faux dimissoire (lettre par laquel un évêque autorise un de ces diocésains à se faire ordonner prêtre par un autre évêque), dimissoire accompagné d'une lettre élogieuse quant à la personne du jeune prêtre à ordonner, spécifiant sa haute qualité morale et sa grande intelligence qui feraient merveille à Tahiti.
Entre temps son père colonel d'État Major est devenu Général et attaché militaire à Belgrade (Yougoslavie).
Arrivé à Tahiti le 23 juillet 1954 Demoulière est ordonné prêtre deux jours après et nommé à Mataiea. Voulant être affecté à Papeete., il envoie une supplique au Saint-Siège pour devenir vicaire domestique ou Prélat à robe violette. Cette supplique acceptée, revient à l'Évêche de Papeete. Monseigneur Mazé dans sa grande bonté fait appeler le faux abbé et lui donne l'ordre de quitter le Territoire. Demoulière refuse et devient suspens, c'est à dire interdit.
Pour se procurer de l'argent afin de vivre douillettement dans sa demeure d'Arue, il écrit à un grand nombre d'évêques pour leur demander de l'aider à construire un séminaire à Papeete. L'Évêque de Lourdes lui envoie 225 000 frs métro, celui de Lille 12 000, celui de Moulins 20 000. Il écrit même à Monseigneur Spellman (évêque de New-York), à l'évêque de Panama et celui de Los Angeles pour solliciter de leur part un prêt de 1 000 dollars. Ne recevant aucune réponse, il télégraphie en Californie le texte suivant :
« Situation délicate. Attendons réponse (pour négociation achat terrain avec le gouvernement ».
Dans sa frénésie des titres et des fonctions honorifiques, le faux abbé ira jusqu'à écrire à Madrid pour se faire nommer consul d'Espagne à Tahiti.
À Papeete même, il se fera « donner » trois terrains à Pueu et une voiture Aronde.
À la barre des témoins Monseigneur Mazé explique avec clarté les faits.
Le docteur Ruez fait ensuite un portrait médical de l'accusé qui n'est, d'après lui, nullement anormal au point de vue psychiatrique. C'est seulement un égocentrique fuyant et roublard doté d'une intelligence moyenne, de plus un malade physique atteint de lésions vénériennes.
Dans son réquisitoire Monsieur le Procureur Combes demande à la Cour de mettre de côté la tournure parfois amusante de cette triste affaire, pour ne retenir que le côté pénal. Il précise :
« Les crimes déjà jugées par cette Cour n'ont été que le fait d'un mouvement de colère, regretté ensuite par leurs auteurs. Demoulière est un être pervers et mauvais. Il n'a tué personne mais c'est en permanence qu'il commet ses crimes et délits. C'est un faussaire et un escroc. Un escroc de grande classe qui, pour mieux inspirer confiance, a pris les qualités de prêtre. » Citant les articles du Code, Monsieur le Procureur demande une peine de réclusion allant de 5 à 10 ans.
Maître Richecœur, dans une émouvante plaidoirie, défend l'accusé, soutenant qu'il n'y a pas, à proprement parlé, de changement d'identité. Pour Demoulière, la source de ses méfaits doit se retrouver dans son enfance malheureuse. C'est sa seule excuse. Être sensible et marqué, Demoulière a voulu prendre sa revanche contre la société qui l'avait fait tant souffrir en le ballotant d'un foyer à l'autre.
La cour ayant délibéré, condamne Robert Demoulière à cinq ans de réclusion, 110 000 francs d'amende et vingt ans d'interdiction de séjour.
Roger Brissaud
dans Sud Pacific, mai 1959
Eh oui, en ces temps de l'avant-satellites, époque des liaisons maritimes avec la Métropole par le « Calédonien » et le « Tahitien » aux communications incertaines, l'habit faisait bien le moine à Tahiti. Combien de garçons de salle ne se sont-iIs pas subitement transformés en maîtres d'hôtel, alors qu'ils déscendaient la passerelle du port de Papeete ? [Tahiti Pacifique]