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R.P. Pierre d'ORGEVAL
Père Pierre d'ORGEVAL, s.s.c.c.
Compendium
Histoire
Le Père Pierre d’ORGEVAL plus de 20 ans chez les lépreux
Nous vous proposons de lire l’histoire d’un père des Sacrés Cours, passé brièvement à Tahiti en 1925 avant de rejoindre Hawaï, ou il sera le desservant de Kalawao et bientôt de Kalaupapa à la mort du P. André jusqu'en 1947. Il sera le témoin de l'abandon progressif par les lépreux de Kalawao pour Kalaupapa, de l'exhumation et du départ des restes du Père Damien pour la Belgique en 1936.
Dernièrement le geste du Cardinal Léger quittant son diocèse de Montréal pour une léproserie africaine a produit sensation dans le monde. C'est inspiré par une semblable générosité que Henri d'Orgeval quitta son ministère parisien pour continuer I'œuvre du P. Damien auprès des lépreux de Molokai.
Henri d'Orgeval Dubouchet était né a Lyon le 30 novembre 1872, fils d'un Procureur de la République qui fut l'avocat de la Grande Chartreuse au temps de l'expulsion des religieux. Il parlait souvent de son « admirable et sainte mère ». Deux de ses frères étaient commandants dans l'armée, un autre devint prêtre ; il fut à Belley pendant une dizaine d'année secrétaire particulier de celui qui devait devenir le Cardinal Luçon, plus tard aumônier de la Légion d'Honneur à St-Denis.
Le Prêtre diocésain
À vingt ans le jeune Henri, après des études chez les Jésuites, prépare le Conservatoire, quand il décide d'abandonner la carrière musicale pour entrer au séminaire d'Issy-les-Moulineaux où se trouve déjà son frère aîné. Pendant trente ans il s'interdira ensuite de jouer du piano. Il est ordonné prêtre le 18 décembre 1897 et célèbre sa première Messe à la basilique de Montmartre, après y avoir passé toute la nuit en prière.
Il remplit les fonctions de vicaire à St-Georges de la Villette dans le 19è arrondissement à Paris de février 1898 à juillet 1899. Le Père Julliotte, cousin d'un des vicaires, en partance pour Molokai vint y faire ses adieux ; cette rencontre porterait son fruit en temps opportun. Bientôt les dons de prédicateur de l'abbé d'Orgeval, son zèle le font remarquer et il est nommé missionnaire diocésain de Paris, avec une équipe qui comptera de grands noms.
À peine connue la déclaration de guerre en 1914, son ardeur, qui ne connaît pas de demi-mesure, lui inspire de solliciter d'anciens ministres et même d'un ex-président du Conseil d'être envoyé au front comme aumônier militaire : « Nos soldats l'aiment beaucoup, écrit un militaire de la 59è division. Les conférences qu'il a données ont fait des églises combles. Homme de Dieu, vrai prêtre, semeur de paix et de réconfort, il a sans chercher d'ailleurs à le savoir, une influence profonde, une popularité acquise par le seul dévouement. Tous nos gaillards ne sont pas ses clients, mais il est pour tous l'ami dont on n'évitera pas la rencontre et dont on est fier de serrer la main virile. Pour le trouver, allez dans la direction du danger, où les obus éclatent... Les blessés d'abord. Arriver jusqu'à eux coûte que coûte. Il arriva toujours. La mort n'a pas encore osé. Oh ! ce soir récent de dure bataille, quand il revenait, conduisant le défilé navrant des blessés qui marchent ! Les autres, les grands blessés qu'on met sur les brancards et qu'on remue avec la suprême délicatesse, il les avait tous consolés, tous préparés ... »[1]. Six citations parlent de ses actes de courage avec la Légion d'honneur.
La guerre finie, il reprend le ministère de la prédication. Mais depuis que la crampe des écrivains l'empêche de rédiger ses sermons, il se sent moins assuré. Il tombe épuisé durant une mission à St-Germain l'Auxerrois. Les efforts de voix lui sont désormais interdits. Souffrant du cœur et d'épuisement nerveux il est condamné à deux ans de repos.
Religieux des SS. Coeurs
C'est alors, par une lettre datée de La Louvesc du 3 juillet 1923, qu'il écrit afin d'être admis dans la Congrégation des Sacrés-Cœurs « pour être envoyé chez les lépreux ou si cela vous paraît impossible, en mission, en pays lointain... Une idée s'est très fortement emparée de mon esprit, c'est que, puisqu'à Paris dans le ministère, par suite de cette difficulté de parole je ne serai qu'un prêtre bien moyen ou médiocre, je pourrai au contraire faire beaucoup de bien en quittant tout pour mourir missionnaire en pays lointain ». Son directeur spirituel et le maître des exercices spirituels de 30 jours qu'il faisait à La Louvesc approuvaient tous deux son désir.
Le Père Julliotte lui avait répondu que le Père Général ne pouvait prendre l'engagement moral de l'envoyer chez les lépreux « sans enlever à vos vœux la fraîcheur de don complet ». Si du moins il pouvait avoir la certitude d'aller dans les missions. Il songe alors à s'adresser à une Congrégation principalement missionnaire, les Pères du St-Esprit, mais il s'entend dire : « nous avons besoin de prêtres pour instruire nos scolastiques », à la vue de ses cheveux gris blancs. « Pour moi personnellement il y aurait peut-être un plus grand mérite devant Dieu à m'abandonner totalement à la décision du S. Général... Mais c'est plutôt le bien à faire aux âmes que mon intérêt strictement personnel qui m'attire et je ne puis m'empêcher de penser que si je meurs professeur... mes neveux et nièces, les gens de mon village natal et mes anciens soldats n'en seront nullement touchés ». Finalement il entrera au noviciat de Montgeron et fait sa profession temporaire le 20 octobre 1924, sous le nom de Père Pierre.
Il s'embarque le 24 décembre 1924 à Marseille pour Tahiti.
Dans les Annales des SS. Coeurs (1925-26, p.166) on peut lire un long récit d'un voyage qu'il fit à Mooréa. Il visita aussi la léproserie d'Orofara. Le P. Ildefonse Alazard dans une note mise au début de l'article sur Mooréa dit que le Gouverneur de Tahiti n'avait pas cru pouvoir autoriser le Père d'Orgeval à réaliser son rêve de s'enfermer à la léproserie d'Orofara.
Au service des lépreux
Le 28 avril 1925, le Père Bruno Bens, Provincial de Hawaii écrivait au T.R. Père : « Le 1er avril les Rév. P. Wenceslas (Hucaluk) et Pierre Henri d'Orgeval nous sont arrivés de Tahiti avec une obédience du Rév. Père Célestin Maurel, Provincial de Tahiti... Le 16 avril le Rév. Père Pierre Henri s'est embarqué sur le SS. Likelike pour la léproserie de Molokaï, afin d'apprendre les langues et la vie d'un missionnaire chez les lépreux sous la sage direction du Rév. Père Martin (Dornbusch) à Kalawao. S'il peut se faire à cette vie de sacrifice et apprendre les langues, le Rév. P. Martin devra céder sa place qu'il aime tant, à ce nouveau Père. Mais il se peut que nous devions retirer le Rév. Père Pierre Henri pour 2 ou 3 mois de la léproserie pour venir nous aider à la cathédrale et chez nos Sœurs ». Le 23 février 1926 le même Père écrit au Supérieur Général que le Père d'Orgeval est revenu temporairement à Honolulu : « il se porte bien et se fait très bien à la vie de mission. Il a des difficultés d'apprendre la langue anglaise, mais il s'y met de tout cœur et fait des progrès ».
Le Père Pierre fit sa profession perpétuelle le 30 octobre 1926 dans la cathédrale d'Honolulu en présence de Mgr Alencastre. Dans sa lettre de demande (15 juillet 1927) il écrit : « Ces trois années ont passé comme un rêve et ont fortifié en moi cette double conviction ou si vous préférez ce double attrait : celui de la vie religieuse dans la Congrégation des Sacrés-Cœurs dont l'idéal me semble toujours plus beau et puissè-je être dorénavant un adorateur plus assidu et plus fervent ! et celui de terminer ma vie à Molokaï si mes Supérieurs y consentent ». Il ajoute que les semaines passées à Tahiti lui « ont fait entrevoir quelque chose du si grand mérite des Pères qui travaillent dans cette mission, aux Tuamotu et aux Marquises », les Pères de Hawaii « sans une seule exception m'ont paru plus apostoliques et édifiants à mesure que je les ai mieux connus ». Pour lui il se trouve « assez médiocre dans l'ensemble à cause des deux langues anglaise et hawaiienne », mais il espère se faire un peu aimer et accomplir ainsi un peu de bien et il termine en disant : « Vous avez comblé mes vœux en me consacrant aux chers lépreux et je puis dire que je suis vraiment heureux ici ».
Mais que pensent de lui ses Supérieurs ? Le P. Bruno Bens en envoyant sa lettre de demande pour l'admission aux voeux perpétuels écrit (7-9-1927) : « J'ai beaucoup d'estime pour ce cher Père et je désire beaucoup de le voir se joindre à jamais à notre chère congrégation. Le Père a des qualités de cœur et de caractère qui font de lui un bon religieux. Il est très soumis et pieux, très dévoué et ardent à se rendre utile aux pauvres lépreux de Molokaï : sa conduite est irréprochable et il semble aimer la vie de communauté ».
Joies et peines
Le P. Martin est resté à Molokaï. « Il est chargé de deux paroisses de l'autre côté de la montagne. Il y va du vendredi avant le 3edimanche au lundi après le 4è, écrit-il dans une lettre du 29 mars 1928. Durant ces dix jours je suis curé de Kalawao-Kalaupapa C'est excellent pour moi à tous points de vue. Car le pauvre Kalawao se meurt. J'ai 25 ouailles et une dizaine de protestants ». Le Père Martin lui corrigeait ses sermons qu'il apprenait par cœur et essayait de débiter de son mieux, mais : il ne se sent pas brillant en conversation. Il commençait seulement à pénétrer le mystère de l'Hawaiien.
Dans une lettre du 17 septembre 1929 il signale quelques conversions parmi les Japonais, les coréens, en espère parmi les chinois, mais l'activité des mormons, dont un pasteur avec sa femme vient donner des conférences plusieurs fois par an, attire beaucoup. Il souhaiterait qu'un Père pour contrebalancer cette influence passe dans les paroisses pour donner des retraites, des récollections.
Dans une lettre du 3 février 1930 il dit son regret de ne pouvoir envoyer de photographies à son correspondant, sans doute le P. Ildephonse Alazard. Il donne quelques détails sur les activités récréatives des lépreux, le football, le base-ball, des courses de chevaux deux fois par an, quelques courses à pied d'hommes et de jeunes filles, « d'hommes gras et de femmes grasses ! Concours de natation. Les journaux et les hommes politiques parlent de détruire ce chef-d'œuvre de Molokaï où l'on se trouve aussi libre qu'à Paris, pas une prison ; c'est-à-dire on parle de transporter les lépreux dans l'île d'Oahu. On nous donnerait un espace certainement dix fois moins grand qu'ici et nous serions entourés de murs partout. Que deviendraient les 60 autos, les 60 chevaux au moins, la pêche, la chasse au sanglier, au cerf, aux chèvres sauvages. Molokaï mérite d'être cité au monde entier comme modèle idéal de léproserie, car nous avons un magnifique espace et nous n'avons comme dans toutes les îles d'autres barrières que celles mises par Dieu lui-même : l'océan et la montagne. J'ai été tout à fait surpris ici en bien et mon admiration n'a jamais faibli ». En tout cas c'est beaucoup mieux qu'Orofara. Il ajoute que la vie des Pères de Tahiti est trois fois plus dure que la sienne, celle des missionnaires des Tuamotu dix fois plus et ici se révèle sa délicatesse : « Il faudra dire cela pour que quand ces Pères viennent en vacances on leur donne plus de douceur qu'à nous ».
Son apostolat n'est pas sans fruit. Il écrit le 25 février 1930 au P. Martial Chauchard qui l'avait encouragé à l'optimisme devant les efforts des mormons : « J'ai reçu une lettre de Sr Agnès de Jésus, la petite mère de Ste Thérèse, me promettant de me recommander à ses prières. J'ai vu quelques cas de conversions précisément parmi les mormons, absolument inattendus comme toute conversion d'ailleurs. La grande plaie est le divorce. Alors un grand nombre de catholiques ne peuvent approcher des sacrements. C'est le grand obstacle aussi à la conversion de certains protestants qui ne peuvent venir à nous parce qu'ils sont mariés illégitimement. Mais comme l'Église est puissante pour réussir comme elle le fait malgré de si terribles obstacles ».
Le souvenir du Père Damien
Le 20 avril 1930, le Père d'Orgeval écrit : « Je m'efforcerai de trouver quelque chose d'inédit parmi les 3 ou 4 qui ont connu le Père Damien. Un l'a connu dix ans et est encore en bonne santé, âgé de 75 ans. Je l'ai pressé d'écrire tout ce qu'il sait et il le fait en ce moment. Il avait déjà envoyé une déposition écrite il y a quelques années ». Il s'agit de Ambroise K. Hutchison, né à Maui en 1854, qui vécut à la léproserie de 1879 à 1932, année de sa mort ; il écrivit 120 pages de souvenirs. Il aimait à souligner le grand courage du Père Damien pour sévir contre les vices, surtout l'ivrognerie. Il entendit Hutchison, qui fut à deux reprises surintendant de la léproserie, s'indigner contre les accusations portées contre la vertu du P. Damien. Lui et Wilmington, lépreux également, racontèrent au P. d'Orgeval que l'apôtre des lépreux était très juste et très intègre, sans distinction de personne et de religion. De Manu, qui avait connu le Père Damien dès l'âge de 12 ans (mort en 1946) il tenait que le Père « était toujours aimable et souriant ».
Le P. d'Orgeval rapporte aussi que le P. Damien avait manifesté une joie toute filiale quand son Évêque lui avait fait cadeau d'une pipe les dernières semaines de sa vie. Le successeur du Père Damien fut encore en contact avec les Soeurs Franciscaines qui l'avaient connu, Sœur Leopoldina Burns, Sœur Crescentia, Sr Elisabeth Gomes, arrivée à Honolulu en 1885 où elle rencontra le P. Damien deux fois à l'hôpital. À propos des Sœurs Franciscaines, le Père d'Orgeval rapporte cette affirmation que lui fit la Supérieure Générale : « Plus de la moitié de mes filles ont été attirées par l'espoir d'aller à Molokaï ».
Le P. Pierre cite encore le nom d'une demi-douzaine de lépreux qui connurent l'apôtre de Molokaï. Mr Mc Corriston, qui fut juge dans l'île (mort vers 1945) était heureux d'avoir reçu la première fois la communion des mains du Père Damien. Enfin pendant sept ans il connut Mr Dutton, qui avait quitté le noviciat de la Trappe pour aller aider le Père, avec lequel il vécut trois ans. Il lui en dit toujours le plus grand bien et le. P. d'Orgeval estimait lui-même Mr Dutton comme un saint homme.
Le P. d'Orgeval ne cache pas qu'au début il était un peu agacé d'entendre toujours louer le Père Damien. Mais ensuite son admiration alla toujours en augmentant et il le tenait comme un exemple de charité héroïque, universelle, constante, alimentée à l'amour du Christ. Parcourant le registre des baptêmes, il était frappé de voir le nombre de conversions, dans les 500, dit-il, qu'il suscita et pourtant, ajoute le P. d'Orgeval d'après son expérience, les hawaiiens étaient peu influençables en matière de conversion au catholicisme. Cette même expérience lui faisait admirer le remarquable esprit d'organisation de l'apôtre des lépreux comme curé, son zèle, ses catéchismes, ses constructions. Il se demandait jusqu'à quel point le P. Damien avait pu organiser l'adoration du St-Sacrement parmi les lépreux, était-ce tous les mois, était-ce tous les jours ? Lui et ses prédécesseurs n'avaient pu le faire que le premier vendredi du mois. Il estimait qu'on n'insiste pas assez dans la biographie du Père Damien sur ses souffrances en dehors de la lèpre ; à elle seule elle fut moins pénible que d'autres souffrances. Concernant l'accusation de négligence à prendre des précautions, portée contre le Père Damien, il disait : « J'ai constaté que si vous montrez la moindre répugnance, les lépreux refusent la confiance ».
Curé de toute la léproserie
Le Père d'Orgeval ne ménageait pas non plus son dévouement aux lépreux. « J'ai dû écrire au Père Pierre d'être plus prudent pendant ses visites chez les lépreux, lit-on dans une lettre du P. Bruno Bens du 28 octobre 1930. Il est trop dévoué, restant chez les malades des nuits entières sans prendre trop de soin de soi-même et des non-lépreux lorsqu'il vient en contact avec eux après ses visites ». Quand il y avait un malade à l'agonie, racontait à l'auteur de ces lignes le P. Jules Verhaeghe, alors Provincial, il restait dans sa chambre jusqu'à ce qu'il eût expiré ; l'odeur nauséabonde aurait fait sortir un autre. Et il racontait la conversion d'une infirmière baptiste qui disait : « La religion qui fait faire tant de choses difficiles au P. Pierre doit être la bonne ». Une autre infirmière encore se convertit ainsi.
Depuis octobre 1929 il était seul prêtre à la léproserie et aurait souhaité qu'on envoie un Père sachant le hawaiien pour l'aider. Comme il était question de supprimer le poste de Kalawao, il exprime le désir de rester « avec le Père qui est à Kalaupapa ne serait-ce qu'en qualité de sacristain ». Quitter Molokaï serait pour lui une très dure épreuve. Il pense à la mauvaise impression qu'auraient ceux qui l'ont connu, qui ont été touchés par son désir de rester jusqu'à la mort avec les lépreux. (20-4-1930).
Cependant d'après une statistique, il y avait alors de quoi faire à la léproserie où vivaient 504 lépreux, dont 323 hommes et 181 femmes, d'une douzaine de nationalités[2].
Kalawao fermé
Au Chapitre général de 1933, le P. Bruno Bens informa l'assemblée avec grand regret que le Bureau des hôpitaux et des lépreux avait fermé le Baldwin Home de Kalawao et tous les garçons lépreux et nos frères avaient été transférés à Kalaupapa le 24 décembre 1932. Il ajoutait : « On éprouve de la peine à visiter ce lieu désert, cette église de Ste Philomène remplie du souvenir des souffrances et labeurs du Père Damien, de ses successeurs et des Frères et à côté de l'Église ce cimetière glorieux où dorment en paix le Père Damien, le Père Emmeran Schulte, les Frères Roch Rech, Victor Schumpf, Sérapion van Hoof, Séverin Baltes et Mr Joseph Dutton. J'ai fait des démarches auprès du Gouverneur des Iles pour qu'il cède ce lieu à la Congrégation afin que nous puissions le conserver comme un sanctuaire. Je n'ai pas encore réussi ».
Dans un article paru dans un journal de Belgique le P. d'Orgeval expliquait la raison de cette décision : « Kalawao se serre contre la montagne 3000 pieds à pic au-dessus de lui et entre dans l'ombre à 2h en hiver, au plus tard à 5h de l'après-midi en été. Kalaupapa, au contraire, est à un mille de la montagne et reçoit impitoyablement les rayons du soleil jusqu'à ce qu'il s'enfonce magnifiquement dans l'Océan.
On ne souffre jamais de la chaleur à Kalawao, ce qui est très agréable pour un Européen. Mais les malades venant presque tous de pays chauds et fortement débilités, y sont plus exposés à contracter la tuberculose qu'à Kalaupapa inondé de soleil. Pour toutes ces causes, Kalaupapa n'a cessé de s'accroître et Kalawao de diminuer...
Kalaupapa compta (désormais) 550 malades. Kalawao était supprimé. On brûla tous les vieux bâtiments, hospice et cottage. On ne laissa debout que l'église bâtie par le Père Damien de ses propres mains et le petit cottage de M. Dutton. L'église, déclarée monument historique a été entièrement réparée il y a 5 ans » (vers la fin de la guerre, semble-t-il).
Ces détails illustrent un article intitulé « Noël à Molokaï ».
Il raconte combien cette fête était fatigante pour les lépreux, chants et discours de 7h du soir à 11. « À deux reprises différentes la danse s'était introduite, mais à chaque fois, un tremblement de terre avait épouvanté les danseurs et personne n'en parlait plus ». Mais ainsi les lépreux arrivaient à la Messe de minuit fatigués, énervés, épuisés. « Heureusement un superintendant très intelligent, ne voyant que le bien général, comprit très bien notre point de vue... C'était M. Cooke. Voici ce qu'il décida : 3 ou 4 jours avant Noël, il y aurait un grand concert. Les chœurs des trois religions, catholique, protestante, mormone, s'y feraient entendre... Mais le 24 au soir il n'y aurait qu'une réunion très courte ». Le Père d'Orgeval parle ensuite des différents chants, les uns chantés à 7 voix. Son ami MgrChevrot, qui fut prédicateur de Notre-Dame de Paris, lui avait envoyé le « Hodie Christus natus est » de Samuel Rousseau. « Cet admirable morceau a tant plu au chœur de chant et aux fidèles, que nous l'avons exécuté 20 années de suite à l'offertoire de la messe de minuit, toujours avec le même plaisir ». Les lépreux défilaient devant la crèche déposant leur offrande toujours généreuse. « Dans la grande majorité des léproseries, ce sont les aumôniers qui donnent de l'argent aux malades. À Molokaï, ce sont les malades qui en donnent à leur curé. Le gouvernement américain est d'une largesse pour eux qu'on ne saurait assez louer. Aussi il n'y a pas de paresseux à Molokaï. Tous veulent travailler. Ils donnent près de 300 dollars pour la Propagation de la Foi et encore davantage pour l'Université catholique de Washington chaque année ».
Lépreux ?
Le P. Bruno Bens dans son rapport au Chapitre de 1933 fit cette déclaration : « Puisqu'il est question de Molokaï je voudrais faire connaître aux membres du Chapitre la cause probable de la lèpre du Père Pierre Henri d'Orgeval qu'on vient de déclarer lépreux par une lettre officielle datée du 1er juillet 1933 du Docteur N.E. Wayson, Directeur de la Station d'investigation de la lèpre à Kalihi-Honolulu. Le zélé Père s'est dépensé depuis son arrivé à la léproserie pour les âmes des pauvres lépreux, restant des heures et même des nuits au chevet des mourants. Il a l'habitude de se gratter avec la main droite le haut de la tête sur le côté gauche et c'est précisément là que la lèpre s'est manifestée par 3 nodules. Le Docteur déclara clairement après examen que nulle autre partie du corps n'est affectée et qu'il espère qu'à cause de l'excision prompte de ces trois nodules lépreux (il) est convalescent ». Il semble que le mal disparut complètement, car le P. Bruno Bens dans une lettre du 12 octobre 1934 parle d'une cuisinière du Baldwin Home : « Elle a été lépreuse et est sur la liste des guéris comme le Rév. Père Pierre d'Orgeval ». Il écrit aussi le 11 février 1936, lors d'un séjour pour remplacer le P. Pierre affecté d'une bronchite qu'il avait besoin d'un changement temporaire, « car si sa constitution s'affaiblit il sera vite de nouveau une victime de la lèpre, qui a présent est négative ». Le Père Pierre souffrit d'avoir été déclaré ainsi lépreux, se demandant si le diagnostic n'avait pas été une erreur.
Le transfert des restes du P. Damien.
Le P. Pierre assista à l'exhumation des restes du P. Damien en janvier 1936. Toute la léproserie défila devant le cercueil ouvert. Il y avait des larmes dans les yeux de 4 sur 5. Il note que des catholiques faisaient toucher leurs objets de piété et les non catholiques essayaient de couper de petits bouts de cercueil. Le jour du transfert, il y eut, dira-t-il, une explosion de vénération, beaucoup regrettant le départ de leur protecteur. Déjà le 14 septembre 1935, le P. Bruno Bens avait écrit au T.R. Père : « Nous sommes divisés sur la question du déterrement du Père Damien. Une forte opposition s'est développée même parmi les Protestants. On m'a écrit que toute la léproserie est opposée ». Cette opposition s'était apaisée avec le temps.
L'Archevêque de S. Francisco lui avait dit qu'il avait été émerveillé du défilé de la foule au passage du corps du P. Damien à S. Francisco. À ce propos on peut rappeler que le P. d'Orgeval avait été très frappé de la grande réputation que le Père Damien avait aux États-Unis et spécialement auprès du clergé catholique. À peu près toutes les trois semaines, un ou deux prêtres américains venaient visiter sa tombe.
Une « maquette » surprenante du P. Damien
L'expression est du Père Matéo, qui fit le pèlerinage de Molokaï en septembre 1938. On connaît ce qui a paru dans les Annales sur ce tombeau de gloire ; à propos du P. d'Orgeval il y écrit : « Heureusement ces brebis, les fidèles et les égarés, ont un admirable pasteur, qui veille sur elles, le R.P. Pierre d'Orgeval ». Le fichier si complet du P. Eusèbe Rinkes contient encore plusieurs références au nom du Père d'Orgeval ; citons celle-ci du Testament spirituel de 1952[3] : « Malgré qu'il (soit) très délicat de parler des héros encore vivants, il me semble que je dois au moins mentionner avec autant d'admiration que de respect, le cher Père Pierre d'Orgeval, le très noble successeur du Père Damien près des lépreux, à mon voyage à Molokaï. S'il lit ces lignes qu'il me pardonne, mais la vérité a ses droits et le cœur aussi ! Il a été pendant vingt ans une “maquette” surprenante de ressemblance de notre confrère Damien ! ».
Mgr Alencastre exalta aussi publiquement le dévouement du P. Pierre d'Orgeval ainsi que des Frères et Sœurs qui se dévouaient au service des lépreux. Il venait d'administrer la confirmation à 69 adultes dont 50 nouveaux convertis[4].
Sur les dernières années du Père d'Orgeval à Molokaï, par suite de la guerre, nous n'avons pas de renseignements. Quelques notations seulement tirées d'une interview parue dans le « Canada-Patrie » du 18 janvier 1953. Durant la guerre, de 300 à 400 (sic !) médecins américains allèrent à Molokaï afin de bien étudier la lèpre et de pouvoir la déceler rapidement chez des soldats qui avaient passé dans des régions infectées par la lèpre. Sur les 300 lépreux de la léproserie, 200 pouvaient encore conduire une auto n'étant pas trop atteints par la lèpre : 115 possédaient une auto de marque américaine, affirmait le P. d'Orgeval, qui se nommait « le dernier des piétons ». Sur ces 300 lépreux, 200 étaient catholiques, 60 protestants, 30 mormons et une quinzaine de bouddhistes.
Le départ de Molokai
Nous en trouvons la raison dans une lettre du P. Bruno Bens au P. René De Baetselier du 14 mai 1946 : « Je continue à faire le service qui n'est pas très lourd (en ce) moment, car il n'y a que 291 lépreux survivants ici à Kalaupapa et 32 à Kalihi Receiving Station. On verra qui triomphera, le dernier lépreux ou le P. Bruno. Heureusement le R.P. Pierre d'Orgeval a pu retourner de l'hôpital des Franciscaines à Honolulu apparemment en bonne santé. Il demeure chez les Frères au Baldwin Home, dit la Ste Messe là-bas et se charge de la musique. L'Évêque lui a dit de lui écrire quand il pourra reprendre la direction de la paroisse. Je dépends donc de sa bonne volonté. Dernièrement sa mentalité a pris une tournure (spéciale), il a une phobie de persécution ; il pense qu'on le guette et (qu'on) veut l'arrêter. Je lui demande pour quelle cause ? Il pense avoir des ennemis parmi les Mormons et les Calvinistes. Il n'en est rien. Tout le monde l'aime et le respecte. Je lui ai dit que c'est une imagination qui n'est qu'une croix que le Bon Dieu a bien permis. Deux ou trois fois dans le passé il a passé par ces craintes ». Ses supérieurs pensèrent alors que le mieux était qu'il quittât Molokaï.
Les dernières années
Sur les dernières années du Père d'Orgeval nous avons peu de renseignements. En 1947 il revint au petit village de Vorgnes près de Belley en France, où se trouvait le château familial. Il y fut reçu avec enthousiasme par la population et le Conseil municipal. Le Gouvernement français le promut officier de la Légion d'honneur avec ce motif laconique qui en dit plus long que les discours : « Cinquante ans de service, dont vingt-trois ans de dévouement à la léproserie de Molokaï ».
En 1948 il partit pour la nouvelle fondation du Canada, où il séjourna six ans. Il prêche encore, se prête à tous les ministères et rayonne une sagesse sereine et pacifiante.
Revenu en France, il fut aumônier des Sœurs du Saint Cœur de Marie à Vic-sur-Seille, près de Burthecourt. Le fêtes de soixante ans de sacerdoce, dont nous avons parlé dans le dernier numéro des Annales, marquèrent le début d'un affaiblissement progressif. Il devait s'éteindre doucement le 22 janvier 1968.
Le P. Marie-Denys Le Cléac'h, qui l'a bien connu au Canada écrit dans Horizons Blancs : « La bonté, la délicatesse du cœur furent les vertus maîtresses de sa vie. Elles étaient une des expressions et la meilleure de sa grande émotivité qui se traduisait encore par la fougue oratoire, l'enthousiasme toujours renaissant au spectacle de la nature, du geste noble, d'une victoire de l'esprit. Quoi d'étonnant si ceux qui le connurent une fois en gardent un souvenir impérissable ». Maintenant il s'est entendu dire par le Christ : « J'étais malade, lépreux, et vous m'avez soigné ».
P. MARIE-BERNARD LAVANANT SS.CC.
© Annales des Sacrés Cœurs - 1968
[1] Dieu et Patrie, 3 mai 1915, p.463.
[2] ASSCC, 1931-32, p. 16.
[3] Testament spirituel, A. AMD 27, p.60.
[4] ASSCC, 1937-38, p.253.
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