En 1884, Mgr Tepano Jaussen, fatigué par son long ministère, crut devoir demander à son Ordre un remplaçant pour la direction des intérêts catholiques dans la circonscription religieuse de Tahiti.
Mgr Verdier, évêque in partibus de Mégare, fut appelé à lui succéder avec le titre de vicaire apostolique de Tahiti.
Mgr Jaussen put consacrer alors ses dernières années à ses études ethnographiques sur l'ile de Pâques.
Habitant tantôt sa modeste retraite d'Arue, tantôt sa cellule de la maison de mission de Papeete, le vénérable prélat, laissa dès lors à son successeur le soin de l'administration.
Toujours vif et sémillant, les yeux pétillant d'intelligence, simplement vêtu d'une robe noire d'étoffe légère, aux plis flottants, ne portant comme signe distinctif de sa haute dignité que la croix d'or sur sa poitrine, l'infatigable vieillard, était l'âme de cette mission si laborieusement fondée.
Levé avant le jour, il célébrait sa messe dans la petite chapelle de la mission, à Papeete, ou dans son église d'Arue, pour laquelle il semblait avoir une prédilection particulière.
Sentant combien serait peut-être difficile pour les autres, lui disparu, la gérance de biens importants que sa sage administration avait pu acquérir à sa mission, il vendit, quelque temps avant sa mort, le magnifique troupeau de l'ile de Pâques et aussi celui de Tahiti qui était de nature à susciter des désagréments, des taureaux vivant à l'état sauvage et n'étant capturés qu'à la suite de chasses aussi mouvementées que périlleuses.
Un singulier procès que subit notre héros vers 1887 l'amena à débarrasser la mission de ses dangereux et insubordonnés élèves.
Les animaux du troupeau de Mgr Jaussen, comme ceux des autres propriétaires, vivaient en liberté dans la montagne, et chaque année, à une époque déterminée, des chasseurs indigènes s'emparaient du croit survenu pendant les douze derniers mois, le conduisaient au village, et là, chaque petit animal recevait une marque spéciale qui permettrait plus tard à son propriétaire de le reconnaître.
Mais il y avait là une difficulté.
Au moment de la marque, on supposait les origines de chaque animal d'après les performances ancestrales qu'il pouvait présenter ; ce mode était fort sujet à caution, le animaux des différents propriétaires vivant à l'état de communauté, et les règles de I'atavisme n'étant rien moins que prouvées en ce qui concerne les particularités que peut présenter le poil d'un bœuf.
Si plusieurs individus revendiquent la propriété du même animal, le tribunal de district, composé des hui-raatira, gros propriétaires fonciers, statue en dernier ressort par suite d'un usage qui a prévalu contre la loi fixant les attributions de cette juridiction d'exception.
C'est à la suite d'une opération de ce genre faite en son absence, qu'un individu du district d'Arue prétendit que des taureaux lui appartenant auraient été capturés et marqués par les chasseurs de Mgr Jaussen.
D'enquêtes en enquêtes, d'auditions de témoins en expertises, d'appels en appels, l'affaire se traîna pendant de longs mois devant les tribunaux de la colonie, et quand près de deux ans après la première audience, Mgr Jaussen fut définitivement maintenu en possession des animaux litigieux, il emporta de l'audience, avec le bénéfice de ses conclusions, l'intention très arrêtée de se défaire au plus tôt d'un trésor trop onéreux à conserver et aussi trop susceptible de faire naître des désagréments à la mission.
En dehors de ses occupations épiscopales, des soucis de ses plantations et de ses troupeaux, de ses études ethnographiques et historiques, Mgr Jaussen trouvait le moyen d'être toujours à la disposition de ceux qui désiraient conférer avec lui.
Malgré son âge avancé, son affabilité était demeurée extrême, et sa conversation, des plus instructives, était recherchée par tous ceux qui, appelés à habiter la colonie, avaient quelque curiosité de ses origines et de son histoire. Il n'est pas un haut, fonctionnaire, ni un officier de marine qui n'ait revendiqué l'honneur d'être reçu par Mgr Jaussen à son arrivée à Tahiti et n'ait conservé de lui le plus affectueux souvenir.
Aux distributions de prix, aux fêtes scolaires que les Frères de Ploërmel et les Sœurs de Saint-Joseph de Cluny organisent avec succès, l'évêque assistait le plus souvent possible, portant, avec le charme de sa parole, l'autorité de son enseignement.
Moraliser par le travail la race la plus indépendante et la plus amollie de l'univers fut toujours son but le plus cher ; aussi partout où l'on aperçoit une culture dans cette ile de Tahiti si prodigieusement fertile et si délaissée par ses habitants, on est certain de trouver l'œuvre de Tepano et celle des Pères de sa mission.
Ils sont bien âgés aujourd'hui, ceux qui furent ses collaborateurs de la première heure et qui étaient si universellement aimés dans le pays, les Barnabé, les Nicolas, les Bruno et autres vénérables pionniers de la foi chrétienne et de la civilisation évangélique, sans parler des Montiton et autres modestes héros qui ont précédé les autres membres de la phalange dans l'éternité9.
Le mercredi 9 septembre 1891, à 4 heures du matin, Mgr Jaussen rendait l'âme dans la maison de la mission de Papeete, dans la soixante-dix-septième année de son âge, après cinquante et un ans de sacerdoce et trente-trois d'épiscopat.
Le même jour, au moment où le Conseil général des établissements français de l'Océanie, réuni en session ordinaire, venait d'entrer en séance, le Directeur de l'Intérieur, représentant l' Administration, prenait la parole en ces termes que nous empruntons au procès-verbal :
« Vous avez sans doute appris, Messieurs, la mort de Mgr Tepano Jaussen, décédé ce matin à l'évêché.
L'administration vous propose, en témoignage de reconnaissance pour les services rendus par l'éminent prélat à la cause française dans ce pays, de décider que ses funérailles auront lieu aux frais de la colonie. »
À ces paroles traduisant fidèlement les sentiments du pays entier, ses mandataires levaient leur séance en signe de deuil. Les pavillons de tous les monuments, de tous les bâtiments en rade et de toutes les maisons particulières, étaient mis en berne, et l'Éden du Pacifique, la poétique et riante Tahiti tout entière s'associait. malgré ses divergences de croyances et d'opinion, au deuil des catholiques et de la mission, parce que celui qui venait de mourir, après plus d'un demi-siècle d'apostolat, avait bien mérité tout à la fois de la France, de la Civilisation, de la Science et de l'Humanité.
Ce n'était pas seulement au prêtre, au dignitaire de l'Église que la colonie voulait faire les funérailles que la France réserve à ses grands hommes, c'était aussi au pionnier de la civilisation qui avait arraché les îles Tuamotus au cannibalisme, qui avait, pour ainsi dire, doté la France du magnifique archipel des Gambier ; c'était au savant qui avait recueilli les origines de la race maori, qui avait fixé, le premier, les règles et les éléments de la langue canaque, enrichi l'histoire d'ouvrages uniques et précieux ; c'était enfin au soldat de l'humanité qui avait aboli les sacrifices humains, et, en renversant les idoles du paganisme, avait conquis des peuplades barbares à la cause de la France et de l'Église.
Le corps du vénéré prélat fut exposé revêtu de ses habits sacerdotaux, sur un lit de parade dressé dans le salon de la mission tendu de draperies noires, et pendant les deux jours que la colonie resta spontanément en deuil, tout Tahiti, sans distinction de races, de couleurs, de religion, de position sociale, vint contempler une dernière fois les traits de l'homme de bien auquel la mort n'avait rien pu enlever de leur sérénité.
Le jeudi soir, le corps fut mis en bière par les soins des soldats de l'artillerie, en présence du personnel de la mission et d'une nombreuse foule de fidèles émus comme par la mort d'un père.
À Tahiti, où l'on est tout aussi divisé d'opinions, sinon plus, que dans la mère-patrie, on sait cependant rendre hommage à ceux qui ont consacré leur vie à faire le bien, et, dans un article nécrologique paru au Journal officiel de la colonie, encadré de noir, le gouvernement s'associait au deuil des catholiques.
« Voulant rendre, disait-il, un dernier hommage à celui qui fut pendant si longtemps le chef respecté du clergé catholique dans les “établissement français de l'Océanie”, nous invitons les chefs d'administration, de service et de corps, à se joindre au gouverneur pour assister aux obsèques de Mgr d'Axiéri avec le personnel placé sous leurs ordres. »
Cet appel fut entendu.
En tète du cortège, la fanfare municipale jouait des marches funèbres ; puis venaient les enfants de toutes les écoles, laïques aussi bien que congréganistes ; enfin, le clergé, précédant le corbillard.
Les cordons du poële étaient tenus par le directeur de l'Intérieur, le chef du service judiciaire, le commandant des troupes, le chef du service administratif de la Marine, le président du Conseil général et le Président du Conseil de Fabrique.
Derrière le corps venaient le personnel de la mission, puis le gouverneur, entouré de membres du Conseil privé, l'évêque protestant, président du Conseil supérieur de églises tahitiennes, le Conseil général, le Conseil municipal, les officiers et fonctionnaires de tous grades, les militaires d'infanterie et d'artillerie de marine, la police municipale, toute la population française et étrangère, et enfin les rangs serrés des indigènes venus en foule de tous les points de l'ile et des iles voisines.
Que de chemin parcouru si l'on rapproche ces obsèques triomphales de l'expulsion des PP. Caret et Laval, garrottés par ordre de Pritchard en 1837 ; et chassés ignominieusement parce qu'ils apportaient la foi et la civilisation dans les plis de leurs robes de moines !
À la cathédrale, un service très solennel fut célébré. Puis le P. Nicolas Blanc, fidèle compagnon du vénéré défunt, monta en chaire et prononça l'oraison funèbre de celui dont il avait longtemps partagé les labeurs, les déceptions parfois cruelles et les souffrances.
Après ce discours, le P. Privat Delpuech desservant de la paroisse, parla longuement en langue tahitienne, arrachant des larmes à ses nombreux auditeurs.
Il était dix heures lorsque le cortège, sous un soleil de feu, reprit le chemin du cimetière de la mission, situé à un kilomètre environ de la cathédrale.
Sur le bord de la fosse, le président du Conseil général, puis le gouverneur de la colonie, dans un langage patriotique, envoyaient un dernier adieu au défunt.
« Puissent l'esprit de charité chrétienne, disait le gouverneur, les idées d'humanité et les sentiment de patriotisme qui l'ont guidé dans son long apostolat inspirer les actes de ceux qui sont désigné pour être les continuateurs de l'œuvre de civilisation à laquelle il s'était consacré, œuvre pour laquelle je viens, au nom de la colonie et au nom de la France, lui dire une dernière fois : Monseigneur, merci et adieu ! »
À onze heures, tout était terminé, et l'évêque regretté reposait debout, comme il avait vécu, dans sa dernière demeure.
Papeete.
J. Tepito.
9 Albert Montiton, missionnaire desservant de Punauia, où il avait installé une léproserie dans la montagne, est venu mourir en Espagne, ces temps derniers, d'une fluxion de poitrine, au moment où il prenait la plume pour raconter l'histoire de ses travaux en Océanie.