Personne n'ignore que les plus beaux pays du monde sont les nombreux archipels de l'Océan Pacifique, dans l'Océanie orientale. Parmi ces agréables lieux le séjour, le plus doux et le plus enchanteur, c'est Tahiti, « la reine de l'Océanie ». C'est le pays où les grandes vedettes vont passer leurs vacances...
Mais, il y a plus de cent ans, ce pays de rêve était encore sauvage. II devait revenir à un enfant de l'Ardèche d'être le premier évangélisateur et le premier civilisateur de cette contrée, faite d'une multitude d'îles dans les Mers du Sud. Lorsqu'il aborda, à la fin de l'année 1847, il venait d'être sacré évêque. Il avait 32 ans.
Voici d'abord son acte de naissance :
« L'an 1815 et le 12 du mois d'avril, à quatre heures du matin, par devant nous Esprit Ranc, officier de l'état-civil de la commune de Rocles, canton de Largentière, département de l'Ardèche, - est comparu André Jaussen, âgé de trente quatre ans, profession de cultivateur, demeurant au lieu du Perrier susd. commune, lequel nous a présenté un enfant du sexe masculin, né le jour et heure que dessus, de lui, déclarant, et de Marie Allègre son épouse, aud. lieu susd. commune, et auquel il a déclaré vouloir donner les prénoms de Étienne Florentin. Les dites déclarations et présentations faites en présence de Étienne Allègre, âgé de 19 ans, profession de cultivateur, demeurant à la Sauvette, son oncle, et de Simon Ranc âgé de soixante quatre ans, profession de greffier, demeurant à la maison commune de Rocles. Et ont les déclarant et les deux témoins ont dit savoir signés le présent acte de naissance, après qu'il leur en a été fait lecture. - Allègre - Ranc - Ranc, maire » (Le père n'a pas signé sur le double).
Il était le quatrième de six enfants, 3 garçons et 3 filles. Le village du Perrier est situé sur le revers méridional de la crête qui fait face à l'église et au village de Rocles. Bien droit devant le Perrier, se dresse, pantelante mais fière, la légendaire tour de Brison. Le pays est rude, mais les caractères y sont trempés. La foi est surtout profonde. La Révolution était encore proche : les Janssen avaient donné asile à des prêtres proscrits.
L'enfance d'Étienne Jaussen ne fut pas heureuse. En 1822, sa mère mourait âgée de 30 ans ; en 1824, son père mourait à son tour, âgé de 40 ans. Étienne était donc complètement orphelin à l'âge de 9 ans. Le grand-père, André Jaussen, songea alors à ses fils et filles qui étaient entrés dans la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Picpus, pour leur confier l'éducation de ses petits enfants. Justement l'un d'eux, Joseph Jaussen, venait d'être nommé supérieur d'une maison de sa Congrégation à Sarlat (Dordogne). C'est là que fut envoyé le petit Étienne. II y fit ses premières études. Puis à Paris ses études secondaires où il se révéla très fort en Grec et en physique. Entré au grand Séminaire de Sarlat, il y fut ordonné prêtre le 19 décembre 1840.
Ce n'est que quelques années après, qu'il entra dans la Congrégation de Picpus, où ses oncles et son frère étaient déjà ; et il y fit profession le 7 mars 1844.
À cette époque, le Supérieur Général lança une circulaire demandant des missionnaires pour le Pacifique. Aussitôt un grand nombre de Pères ou Frères furent volontaires. Parmi eux, le Supérieur choisit 22 Noms. Le P. Étienne Jaussen en était.
C'est donc le 16 juillet 1845 qu'il s'embarqua à Brest. Deux mois pour atteindre le Brésil, autant pour doubler le cap Horn et on arriva à Valparaiso (la vallée du Paradis), au Chili, le 18 décembre. Les Pères des Sacrés-Cœurs avaient là une maison. Le P. Jaussen fut nommé Maître des novices, puis supérieur de la maison de Santiago.
Ce fut alors que, les Missions du Pacifique ayant été réorganisées, le Saint-Siège créa un nouveau Vicariat Apostolique, avec Tahiti pour centre. Le premier Vicaire Apostolique fut le P. Étienne Jaussen. C'est en date du 9 mai 1847 qu'il fut élu. Son sacre eut lieu le 28 août suivant, à Santiago du Chili, par Mgr Valdivieso. Il avait le titre d'évêque d'Axiéri. « Je me rends pas bien compte du changement opéré dans ma condition, écrivait-il. On me dit “Monseigneur” et il me semble que cela s'adresse à un autre ».
Il partit alors pour sa mission. Elle était vaste : une poussière d'îles dans le désert des eaux. Bien que Tahiti fut au centre, il fallait faire 4 000 et 5 000 kilomètres pour aller jusqu'au bout... Ce pays du corail a bien ses revers.
Tout de suite, ses diocésains lui donnèrent le nom familier de « Tépano épikopo » qui en tahititien veut dire Étienne, évêque.
Le suivre durant son apostolat de plus de 40 ans serait trop long. Voici quelques caractéristiques de son travail :
- Si Tahiti est aujourd'hui un pays de rêve, c'était à cette époque, malgré la douceur apparente de ses habitants, un pays d'anthropophages. Dans un repas officiel, où il était invité, on servit en guise de rôti l'avant-bras et la main d'un homme fraîchement égorgé. Pour détourner les habitants de ces pratiques, Mgr Jaussen leur apprit à élever les animaux et à cultiver les légumes. On ne change pas du jour au lendemain. Mais à force de patience et d'enseignement, ces gens se détachèrent de ces horribles mœurs. Ceux qui y vont maintenant passer des jours pleins de douceurs ne se doutent pas que c'est un évêque, enfant de Rocles en Vivarais, qui apprivoisa ces populations.
- L'évangélisation de ce monde des îles demandait des méthodes dont n'ont pas besoin les continents. Dans une de ses premières lettres, « Tépano épikopo » parlait déjà du clergé indigène. Il ordonna lui-même un prêtre tahitien. Il suscita et forma des maîtres d'école, des catéchistes, qu'il dispersa dans les îles. Il se fit, lui aussi, maître d'école et apprit à lire pendant de longues années aux petits sauvageons. Il fit construire multitude d'églises dans les îles et les lagons, alors que la chaux et le fer étaient difficiles à trouver.
- Mgr Jaussen fut un savant linguiste. Il fit une grammaire et un dictionnaire de la langue tahitienne, composa un catéchisme et traduisit l'Évangile en tahitien. Mais surtout, c'est lui qui déchiffra les inscriptions hiéroglypiques de la mystérieuse Ile de Pâques, qui dépendait de sa mission. Cette île est ainsi appelée parce qu'elle fut découverte le matin de Pâques 1722. Ses monuments gigantesques posaient une énigme aux savants. Ce fut l'évêque de Tahiti qui l'expliqua.
Ce vaillant évêque resta 44 ans dans ses îles. Il y mourut le 9 septembre 1891. Un de ses historiens dit qu'en 1865, il avait apporté d'une île lointaine un jeune arbre du nom de « kaoariki » et l'avait planté aux abords de sa cathédrale. Dix ans plus tard, il mesurait 33 mètres de haut. Cet arbre symbolise bien l'œuvre de Mgr Jaussen.
Il vint à Rocles, son pays natal, à deux reprises. En 1854 d'abord ; il officia pontificalement et donna la confirmation le 6 avril. En 1861 ensuite : il resta 12 jours, au cours desquels il confirma les enfants et bénit le cimetière.
Son souvenir se perpétue à Rocles par son portrait qui se trouve à la cure, et par un vitrail dans l'église, au fond à droite, qui le représente. Son nom est inscrit aussi sur la grande cloche, dont il fut parrain, faite en 1868.
D'autres grands missionnaires des époques héroïques sont sortis du Vivarais. Ils méritaient d'être mieux connus. Puissent-ils avoir des continuateurs...
M. ANDRÉ