Si j'ai aujourd'hui l'occasion de raviver la mémoire de Monseigneur Baudichon, c'est probablement en raison de liens anciens entre sa famille et la mienne, toutes les deux originaires de Saint-Maure-de-Touraine.
Un de ses arrières-petits neveux, René Baudichon, né à Tours, graveur sur médaille, très ami de mes parents, venait souvent les voir avant la guerre. C'était un personnage ayant une forte personnalité dont je me souviens très bien.
Je savais par mademoiselle Louise Chichery, vieille mémoire tourangelle, membre de notre Société depuis 1957, mais aussi descendante des parents de Monseigneur Joseph Baudichon, que les archives de ce dernier semblaient avoir disparu lors d'une succession.
Or, l'Abbé Pierre Delannoy, aumônier du monde de la santé, également lointain descendant des parents de Monseigneur Joseph Baudichon, a retrouvé, après le décès de sa mère, le document essentiel que l'on croyait perdu.
Il a accepté de nous le confier provisoirement et nous a autorisés à en faire une photocopie pour notre bibliothèque, il m'a été très utile pour cette communication. Au nom de notre Société, je l'en remercie.
Ce document est un manuscrit de 914 pages, groupé en deux ouvrages reliés datés de 1886.
Il a été rédigé par un ecclésiastique, qui pendant plus de 25 ans a côtoyé Monseigneur Baudichon.
Deux sujets principaux y sont traités : son œuvre de missionnaire aux Îles Marquises, qui grâce à lui, passèrent sous pavillon français, sa participation active aux luttes internes de la Congrégation de Picpus, à laquelle il appartenait jusqu'au moment de sa retraite à Tours, en 1869.
Le père et la mère de Joseph Baudichon appartenaient à des familles nombreuses, 22 enfants du côté du père Joseph Baudichon et 18 du côté de la mère Anne-Marie Chachereau.
Le père avait 18 ans lorsqu'il fut enrôlé le même jour que ses trois frères. Il participa aux campagnes d'Italie, d'Égypte, aux combats livrés en Allemagne, et eut la jambe emportée par un boulet de canon à la bataille de Wagram.
Après 26 ans passés sous les drapeaux, il fut renvoyé dans ses foyers avec une dotation perpétuelle et la Croix de la Légion d'Honneur, reçue sur le champ de bataille des mains de l'Empereur lui-même.
Lors de son retour à Sainte-Maure, il avait 44 ans, et ses plus proches parents, qui le croyaient mort depuis longtemps, refusèrent de le reconnaître. Après avoir réussi à prouver son identité, il put reprendre sa place au foyer paternel et retrouver sa part d'héritage, déjà répartie entre ses dix frères et sœurs. C'est l'histoire du Colonel Chabert de Balzac mais avec une fin plus heureuse.
Quelques années plus tard, il épousa Marie-Anne Chachereau, dont le père, jeté en prison pendant la Révolution, avait terminé sa vie sur l'échafaud.
De ce mariage naquit à Sainte-Maure le 11 septembre 1812 notre Joseph Baudichon, et ensuite une fille, Thérèse ; mais six mois plus tard, sa mère fut enlevée par une mort prématurée.
Le père s'occupa seul de ses deux enfants, lesquels refusèrent la proposition du gouvernement d'être élevés aux frais de l'État : Joseph au Prytanée militaire de La Flèche, et Thérèse dans la maison impériale de la Légion
d'Honneur à Saint-Denis.
Le fils Joseph, profitant de la liberté de choix que lui laissait son père, lui avoua son peu d'intérêt pour le métier des armes, et que son unique désir était de devenir prêtre.
La fille Thérèse manifesta le désir de ne pas s'éloigner de son père, et de lui consacrer tout son temps. Le fils, à l'âge de 12 ans, fut ainsi confié aux soins du vicaire de la paroisse de Sainte-Maure : l'Abbé Aumoitte. Joseph commença ainsi l'étude du latin avec une dizaine d'enfants.
En 1826, l'Abbé Aumoitte fut nommé curé de La Chapelle-sur-Loire, et la dizaine d'enfants qu'il instruisait à Sainte-Maure lui furent entièrement confiés par leurs parents. Parmi ces enfants se trouvait Jean-Jacques Bourassé, futur Président de notre Société, avec qui il se lia d'amitié.
L'Abbé Aumoitte acheta alors à La Chapelle-sur-Loire une maison appelée Les trois volets et y fonda un collège. Pendant sept ans, Joseph Baudichon y poursuivit ses études avant d'entrer au Grand Séminaire en 1831.
Sa santé était très délicate, il avait en particulier une hypertrophie du cœur, ce qui l'empêchait de monter les escaliers. Il était sous la surveillance médicale du Docteur Tonnellé.
Il avait toujours rêvé d'être missionnaire. Aussi, sorti du Grand Séminaire au moment du décès de son père, il entra au Noviciat de Picpus en 1836, sous le nom de Frère François de Paule. Picpus était le nom de la rue où se trouvait depuis 1804 la maison-mère de la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie. La prêtrise lui fut conférée le 31 mars 1838 ; il demanda alors à faire partie d'une mission dans l'Océanie orientale.
Avec cinq prêtres, trois frères convers et douze religieuses de l'Ordre de Picpus, ils s'embarquent en Gironde, à Paulhiac, le 28 mai 1838, sur le navire à voile le Zuliana.
Au mois d'août, ils doublèrent le Cap Horn, et après avoir subi une très rude tempête, ils atteignirent le 20 décembre 1838, soit après sept mois de voyage, les îles Gambier, où les habitants venaient d'être nouvellement convertis. Après s'être reposés des fatigues de cette première traversée, le 21 janvier 1839, ils s'embarquèrent sur une corvette anglaise pour les îles Marquises, où deux missionnaires, dont le Père François de Paule, débarquèrent enfin le 3 février 1839, soit neuf mois après leur départ de France.
Il se mit immédiatement à l'apprentissage de la langue canaque, et la parla si bien qu'un insulaire lui déclara : « Eh bien ! Toi, tu est maintenant sauvage comme nous. » Il est le premier à avoir doté le pays d'un dictionnaire et d'une grammaire.
Le 22 avril 1842, l'Amiral Dupetit-Thouars, commandant la frégate La « Reine blanche », jeta l'ancre devant l'île où habitait le Père François de Paule. Il informa ce dernier qu'il venait de France, chargé par le Gouvernement de Louis-Philippe de conquérir les Îles Marquises, et lui demanda de servir d'intermédiaire avec la population sur laquelle il avait acquis une influence prépondérante. Notre missionnaire eut besoin de toutes les ressources de son esprit et de son influence pour faire accepter le Protectorat de la France. Plus d'une fois sa vie fut en danger, et il réussit à apaiser une insurrection.
En 1843, il fut, à son insu, malgré un précédent refus de sa part, nommé Chevalier de la Légion d'Honneur, il avait alors 31 ans.
L'année suivante, la mission des îles Marquises perdit son vicaire apostolique, et le Père François de Paule fut choisi pour le remplacer. Nommé évêque, il se déplaça à Santiago du Chili pour y être sacré. La traversée durait à cette époque une trentaine de jours.
Peu de temps après son retour, les peuplades de l'archipel des îles Marquises chassèrent leur roi dont elles étaient mécontentes et nommèrent à la place, par acclamation, le nouveau vicaire apostolique. Il s'efforça de prendre son rôle au sérieux et usa de ses nouveaux pouvoirs pour rétablir l'ordre et la sécurité.
Sa santé étant devenue déficiente, il se fit soigner pendant trois mois et demi à Tahiti, où se trouvait un médecin ; mais son état empira, et il parut nécessaire de retrouver le climat de la France.
Le 28 janvier 1849, il s'embarqua sur l’« Arche d'Alliance », qui rapatriait un corps de troupe, et le 23 juillet 1849 le navire arriva à Brest.
À son retour, il rejoignit sa congrégation des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie, dite de Picpus. Je vous rappelle que les Sœurs de Picpus possédaient à Tours l'ensemble immobilier sis entre les rues des Halles-Julien-Leroy-Rapin et Descartes, sur l'ancien site de la basilique et du cloître de Saint-Martin. Elles ont malheureusement cédé ce lieu historique, il y a une quinzaine d'années, et le très beau cloître Renaissance en a subi de lourdes et catastrophiques conséquences.
Lors du retour en France de Monseigneur Baudichon, il existait un très sérieux différend au sujet des règles de la Communauté de Picpus. Plus du quart du manuscrit y est consacré, et intéressera ceux qui souhaiteraient étudier l'histoire de cette communauté ou celle du monde religieux à cette époque.
Après plusieurs voyages à Rome, Monseigneur Baudichon acquit la certitude que le Pape Pie IX n'approuverait pas la règle primitive dont il était l'ardent défenseur.
Il était en outre et depuis longtemps extrêmement fatigué, ce qui le décida à se retirer de la vie active en 1869. Il fixa alors sa résidence à Tours où il passa les douze dernières années de sa vie.
Il acheta une maison au 20-22, rue du Gazomètre, aujourd'hui rue Delpérier, en prenant l'engagement de l'affecter après sa mort à une bonne œuvre, ce qu'il fit nettement figurer dans son testament.
Il n'hésita pas à faire élever sur ce terrain, selon la description de l'époque que je cite textuellement : « Une magnifique petite chapelle dans le style ogival du XIIIe siècle, chef-d'œuvre de bon goût et monument vivant d'une piété aussi ardente que sincère. » Elle était achevée depuis un an à peine, lorsque la personne qui lui avait vendu cette propriété, tourmentée tout à coup par la crainte que cette maison ne fût détournée de sa destination pieuse par les héritiers de Monseigneur Baudichon, le pria avec insistance de la lui rétrocéder. Il eut beau employer toute son éloquence à calmer des inquiétudes nullement fondées, et à montrer la clause formelle insérée à cette fin dans son testament, rien ne put apaiser des craintes aussi chimériques ; et enfin, il céda aux pressantes sollicitations qui lui étaient faites.
L'acte de rétrocession eut lieu, et il fallut que le Prélat quittât cette maison et la chapelle, qu'il avait éprouvé tant de joie à faire élever. Cette maison et cette chapelle sont devenues, peu d'années après, la maison et la chapelle de l'Œuvre de Sainte Agnès, patronage de jeunes filles de la paroisse, fondé par Alexandre Roze, curé de Notre-Dame-la-Riche. C'est maintenant, toujours à la même adresse, l'École primaire Sainte-Agnès Notre-Dame-la-Riche.
La chapelle construite par Monseigneur Baudichon existe toujours, elle est conforme à la description de l'époque, rappelée il y a quelques instants.
Je n'ai pu retrouver le nom de son architecte ; mais le style et l'époque suggèrent qu'il doit s'agir de Guérin. Les vitraux sont tous signés « Lobin », et portent la date de 1871.
C'est donc dès son installation à Tours, en 1869, que Monseigneur Baudichon fit l'acquisition du 20, rue du Gazomètre, et vers 1873 qu'il dut l'abandonner. Il habita alors au « Petit Saint-Esprit rue La Riche ». Il s'agit de la maison en pan de bois, comportant à l'Ouest une belle galerie, que j'eus tant de mal à sauver alors qu'elle était sur le point d'être rasée au cours des années 1970-1975. Elle porte le n°17 rue André-Duchesne, et se trouve juste au chevet de l'église Notre-Dame-la-Riche.
C'est au 74, rue Saint-Éloi, aujourd'hui rue Jules-Charpentier, que Monseigneur Baudichon finit ses jours. Il y est mort le dimanche 11 juin 1882. Cette maison est aujourd'hui détruite.
Bien qu'il eût exprimé le désir qu'on ne donnât aucun éclat extraordinaire à sa sépulture, l'Archevêque de Tours jugea que, par égards aux éminents services qu'il a rendus à l'Église et à la France, il était convenable d'entourer les obsèques de l'évêque missionnaire de toute la pompe permise en pareil cas par la liturgie catholique. Une messe pontificale fut célébrée dans l'église paroissiale de La Riche entièrement tendue de noir pour la circonstance. Une escorte d'Infanterie accompagna son char funèbre tout le long du parcours, et les différents postes lui rendirent les honneurs militaires. Monseigneur Baudichon est inhumé dans une petite chapelle, qu'il avait fait construire, au cimetière Lasalle.