Selon les souhaits des Synodes et de la Révision Apostolique, l'action de l'Église catholique en Polynésie au service des familles se déploie dans trois axes principaux : l'animation spirituelle, l'éducation du couple, la vie quotidienne[6].
La formation spirituelle est enracinée avant tout sur la Parole de Dieu. La famille est don de Dieu aux hommes « faits à son image et ressemblance » (Gn 1,27-28 ; 2,22-24). La famille a un caractère primordial et sacré qui la relie à « Dieu qui est Amour » (1 Jn 4). De ce fait, le couple humain est antérieur à tout autre groupe social ; créateur et source de vie avec Dieu, il constitue un droit fondamental. Jésus ne dit rien de nouveau sur la famille. Il confirme, accomplit et restaure la Loi de Dieu dans toute sa plénitude et sa pureté (Mt 19,1-12). L'unité responsable, libre et irrévocable des époux qui se donnent et se reçoivent échappe à la fantaisie des hommes; ce lien d'amour vient de Dieu dont il est reflet et signe. Un tel amour restauré par le Christ ne peut se vivre qu'à son exemple (Jn 10,11-17 ; 15,9-14), selon le modèle que constitue la Sainte Famille (Lc 2). La famille chrétienne constitue le lieu privilégié de l'amour mutuel, de la vie nouvelle dans le Christ (Col 3,12-21 ; Ep 5,1-23). Réalisant un « homme nouveau recréé dans la justice et la sainteté », la famille est une « église à la maison », la communauté chrétienne de base où « par la parole et par l'exemple les parents sont les témoins de la foi au service de la vocation particulière de chacun de leurs enfants »[7]. Nous savons que la Bible est un livre familier et connu des polynésiens ; la Parole de Dieu est la référence acceptée par tous. Aussi un tel enracinement est naturel et nécessaire. Lui seul permet de dépasser et de reconnaître les légitimes diversités socio-culturelles propres à Tahiti et d'aller à ce qui est profondément humain, commun à tous de par l'origine créée de l'homme et de la femme; cette communauté de nature et de destin, c'est ce que Jésus-Christ a remis en honneur dans les valeurs évangéliques.
Sur cette base commune qui permet « de regarder dans la même direction », la commission familiale du premier Synode a créé et mis en place un centre de préparation au mariage : le C.P.M. À des rythmes et sous des formes diverses il fonctionne toujours et étend son action. De plus en plus, à partir des divers documents mis au point, de l'expérience acquise, la préparation au mariage chrétien se fait au niveau des paroisses. Elle associe le dialogue individuel, les rencontres au niveau du couple et la formation collective, très enrichissante par le partage des expériences. Selon l'appartenance culturelle, les sessions de préparation au mariage ont lieu en tahitien, en français ou en chinois ; elles sont le plus souvent bilingues : tahitien-français. De plus, on doit tenir compte de l'âge de ceux qui demandent à préparer la célébration chrétienne de leur mariage. L'enquête initiale du Synode de 1970 a montré que sur les 5 000 foyers catholiques, près de la moitié étaient en situation de concubinage. Surtout dans le monde maohi, où l'on vit en couple très tôt et où le mariage est perçu comme une contrainte extérieure, la découverte de la dimension chrétienne du mariage est très progressive. Églises catholique et évangélique ne bénissent qu'un petit nombre de mariages de jeunes. La plupart sont « des régularisations, librement acceptées, d'un état qui dure depuis des années ». On voit des parents célébrer à l'église leur mariage en même temps que leurs grands enfants.
Pour aboutir à cette découverte du mariage restauré en Jésus-Christ et à la demande de le célébrer en Église dans la Foi, on devine qu'une pastorale d'acheminement est indispensable. C'est l'apostolat spécifique de la « Légion de Marie », lancée par sœur Saint-Fidèle de Notre-Dame des Anges en 1966. Après quelques années de recherche d'identité et dans l'éclairage synodal, en 1979 ce mouvement apostolique marial s'est vu chargé, au niveau du diocèse, d'aider les familles en difficulté, très particulièrement les couples en concubinage et les jeunes sous l'emprise de l'alcool et de la drogue. Cela se réalise, au niveau des quartiers, par les visites et invitations régulières, les soirées de prière et d'échanges, l'entraide quodidienne. Les « week-ends spirituels » de chaque mois offrent le moyen, en assurent le cadre. Les couples concubinaires, les jeunes intéressés ou d'autres qui se sentent en recherche pour préparer un mariage chrétien, se retrouvent pour deux jours en session-récollection sur un thème précis concernant toujours un aspect de la vie familiale. En plus des quelques exposés bibliques et des longs moments de prière, le partage en petites équipes et les témoignages des couples qui ont réussi à construire une famille chrétienne au terme de leurs épreuves et de leur long cheminement sont les temps forts de ces journées. Dieu seul sait le nombre et la profondeur des conversions familiales qui en sont le fruit merveilleux.
Les groupes de « Rosaire Vivant » au niveau de chaque quartier, par les visites, les réunions de prière, les échanges et les activités communautaires constituent de même un soutien spirituel et fraternel pour les familles. L'approfondissement de la foi, sa revitalisation permanente par l'extension rapide du « Renouveau Charismatique » depuis 1978 sont des apports sérieux pour la vie chrétienne dans les familles. « Renouveau dans l'Esprit » et Légion de Marie, malgré, parfois, certaines concurrences entre les réunions, se sentent complémentaires ; nombreux sont ceux et celles qui participent aux deux. Les réconciliations familiales, la découverte du mariage chrétien sont parmi les fruits les plus marquants de la mission d'évangélisation animée par le P. Tardif du 21 octobre au 14 novembre 1982. Jamais il n'y a eu autant de demandes de préparation au mariage et de régularisations de situations matrimoniales. La famille chrétienne s'enracine d'abord dans une évangélisation en profondeur et dans. la conversion du cœur.
Le second aspect d'éducation du couple est surtout le rôle de l'Association Familiale Catholique (A.F.C.). Sa création a été demandée par les Synodes pour « représenter et défendre les familles chrétiennes ». C'est une action à long terme et difficile. Elle se déroule tant au plan général du diocèse et du Territoire qu'au niveau local des paroisses. Un bureau diocésain a été constitué ; il se renouvelle régulièrement selon ses Statuts. Il organise chaque année un congrès à Tahiti sur un thème d'actualité pour les familles. Les assemblées d'une journée complète sont bien suivies par plusieurs centaines de participants. Sur le plan d'ensemble, l'A.F.C. assure des émissions d'information sur les sujets du couple, des enfants, des fléaux sociaux. De même les journaux diocésains diffusent des articles, des études ou des comptes rendus.
L'effort, depuis quelques années surtout, est d'implanter l'Association familiale au niveau de chaque paroisse de façon à être plus proche des lieux de vie des familles et de donner une dimension familiale à la pastorale. Dans ce but, de 1978 à 1981, de nombreuses réunions de formation et d'information ont été tenues dans les divers districts de Tahiti, à Raiatea, aux Tuamotu, aux îles Marquises et aux Gambier.
Pour assurer avec efficacité et sérieux une telle éducation des couples, Mgr Coppenrath a confié cet apostolat à Madame Pauline Min Chiu et à sœur Margaret Choo-Foo. Elles ont été se former aux méthodes de régulation naturelle des naissances auprès du Docteur Billings en Australie. Celui-ci est venu à Tahiti. Elles suivent régulièrement des sessions sur toutes ces questions de la « parenté responsable » et de l'harmonie des couples. Les sœurs Bernadette Lisée et Yvette Laprise travaillent aussi en liaison avec elles. Devant les besoins considérables des couples demandant aide et formation et ayant des personnes formées et acceptées par les familles, Mgr Michel ouvre le centre diocésain de régulation des naissances le 1er décembre 1978. Ce centre, le « Pou Utuafare », en plus des permanences où viennent plusieurs centaines de couples chaque année, assure l'information sexuelle dans les écoles et les groupes de jeunes. On dénombre plusieurs milliers de rencontres chaque année. Les deux responsables sont en liaison avec les assistantes sociales, le « Planning familial », le corps médical et les autorités du Territoire. Même s'il est loin de recevoir l'aide que son audience auprès des familles demanderait, son rôle dans l'éducation à la vie de couple et dans la prévention des fléaux destructeurs des foyers : alcool, tabac, concubinage, avortement... est désormais considérable. Un service « S.O.S.-Futures Mères » a été aussi lancé, à la suite du passage de Madame Poullot, pour venir en aide aux femmes en détresse.
La Légion de Marie et le Renouveau apportent un soutien actif, chacun à sa manière et à sa place, à cette action quotidienne et sans cesse à reprendre qu'est l'éducation des couples. Nous avons plusieurs fois signalé que la persévérance, la ténacité dans l'effort sont très difficiles pour les polynésiens, vite atteints par le « fiu »[8]. La formation d'animateurs et de cadres est un souci permanent qui demande une longue patience à vivre dans l'espérance. Dégager des personnalités chrétiennes, structurées et conscientes de leurs responsabilités dans l'Eglise et la société, est, dans ce secteur comme dans les autres, la priorité des priorités. C'est par là que les deux axes pastoraux des Synodes se rejoignent: vocations et familles chrétiennes. Pour cette raison, la donnée fondamentale de toute l'action éducative au service des familles est la promotion de la maîtrise de soi et de la responsabilité personnelle. L'individualisme moderne, l'égoïsme jouisseur, la facilité de l'assistance financière, la permissivité généralisée et bien d'autres aspects d'une sexualité commercialisée, débridée et consommée, obligent les chrétiens d'aujourd'hui à choisir clairement - comme saint Paul le demande aux Galates (chapitre 5) - entre les « œuvres de la chair et les fruits de l'Esprit ». N'oublions pas que « la maîtrise de soi » est un don de l'Esprit ; il faut le demander et l'accueillir dans la prière d'un cœur converti. Éducation du couple et formation spirituelle ne peuvent aller l'un sans l'autre pour bâtir des familles chrétiennes.
Le dernier aspect de la pastorale familiale, issue des Synodes et de la Révision Apostolique est l'initiation socio-économique des foyers. Prévoir, organiser, compter, équilibrer les dépenses, réfléchir les crédits, etc., autant de réalités neuves pour la plupart des polynésiens habitués à cueillir le jour qui passe. Le second Synode de 1973 a réfléchi longuement sur le difficile sujet du budget familial. Le style économique si particulier de la Polynésie actuelle, la réalité de la « famille élargie » avec la solidarité entre « fetii », la mentalité traditionnelle d'une vie au jour le jour, les tentations de la consommation étalée avec les grandes facilités de crédit, le rythme hebdomadaire de la plupart des salaires populaires, etc., tout cela entraîne une grande difficulté de gestion de la vie quotidienne. Le fait de la généralisation de la fiscalité indirecte et l'absence des impôts sur les revenus des personnes physiques, pénalisent les pauvres et entraînent la cherté de la vie, malgré certaines détaxes sur les produits de grande consommation. Le caractère luxueux et artificiel d'une économie assistée qui a détruit, de fait, les productions locales, a de graves conséquences sur la vie quotidienne de très nombreuses familles. Faire découvrir le coût réel du tabac, de la bière, des alcools dans le budget des familles n'est pas une entreprise simple. Apprendre à choisir entre les produits offerts, ne pas se précipiter sur le plus cher ou le plus nouveau, savoir se contenter, ne sont pas des attitudes faciles. Ne pas gaspiller la nourriture, savoir accommoder les restes « afin que rien ne se perde » demandent de sérieux efforts. Ne parlons pas des menus larcins ou des vols plus importants qui découragent ceux qui font effort et brisent la confiance sans laquelle la vie sur de petites îles loin de tout peut devenir agressive, voire impossible.
La pastorale familiale ce n'est pas du rêve. La Société, le Territoire, l'État sont des grands mots abstraits ; leur réalité concrète, leur densité humaine, leur contenu social, leur dimension économique, c'est la vie quotidienne des familles qui en est l'expression. La justice sociale, le respect des plus défavorisés, la dignité reconnue aux plus pauvres est toujours le critère de la santé véritable d'une société, comme l'expriment certains hauts responsables. Par la formation aux contraintes de la vie quotidienne, la pastorale familiale rejoint les graves et fondamentales interrogations sur les inégalités sociales, les distorsions économiques et la gestion politique de la Polynésie. Si l'Église comme telle, si l'Évangile ne fournissent pas de solutions - la responsabilité des hommes reste pleine et entière et l'Église se refuse à tout cléricalisme - il est bien évident que l'exemple de Jésus et l'idéal chrétien des Béatitudes n'est pas neutre par rapport à la liberté, à la dignité des hommes et des familles. Être est plus important qu'avoir. Le bonheur des familles est le but du développement économique ; l'épanouissement d'hommes libres est la mesure des programmes politiques. L'Homme est autant la route de l'Église que celle de la Société[9].
[6] P. HODEE: Mission de la famille chrétienne en Polynésie, Synode de Rome (22-2-1980). La famille chrélien ne, communauté d'amour, Papeete 1979, 24 pages. Un enfant nous est né, Gerka, Paris 1970, 15 pages et 36 diapositives. Homme el Femme. Nouméa 1979,9 pages.
[7] Vatican II : Constitution Lumen Gentium sur le Mystère de l'Église, n°11.
[8] Voir chapitre IV et thèse de l'auteur : Conscience du temps le éducation chez les Océaniens.
[9] JEAN-PAUL II : Encyclique sur le Travail humain (14-9-1981). Ed. Centurion, par G. DEFOIS. - JEAN-PAUL II : Audiences du mercredi sur l'homme, le mariage, la sexualité. D.C. 1979-80-81-82.