Le développement des Missions catholiques en Océanie à partir de 1827 se réalise à l'époque où la Marine nationale prend conscience de la nécessité d'une présence permanente de la France dans le Pacifique[14]. Depuis 1788 avec la fondation de Port-Jackson (Sydney), l'Angleterre est présente de manière permanente en Océanie où elle développe une colonisation importante. L'arrivée des missionnaires de la L.M.S. en 1797 se produit au moment où l'activité commerciale anglaise connaît une grande extension. Les anglais à cette époque sont antifrançais : on sort à peine de la Révolution pour entrer dans le règne napoléonien ; l'hostilité de la France à l'égard de l'Angleterre est tout aussi forte. La réciprocité est moins évidente pour l'antipapisme, très fort en Angleterre, mais qui existe aussi en France car sorti d'un courant révolutionnaire. L'entrée en scène des États-Unis en 1813 aux Marquises et en 1818 à Hawaii fait de l'ensemble de l'Océanie un espace anglo-saxon.
L'action de Rives à Hawaii, de Mœrenhout à Tahiti, de Mauruc à partir de Valparaiso amène la France à s'intéresser progressivement au Pacifique ; la marine y cherche une base permanente. L'arrivée des missionnaires catholiques français en 1827 à Hawaii et les graves difficultés suscitées par Bingham de 1829 à 1840 amènent la marine française, parfois aidée de la marine anglaise, à intervenir pour protéger les citoyens français et assurer la liberté du commerce et la liberté de conscience contre le monopole américain et protestant. À partir de l'implantation à Mangareva en 1834 des pères des Sacrés-Cœurs, leur essai malheureux à Tahiti en 1836, terminé par leur expulsion vigoureuse organisée par Pritchard, entraîne de nouvelles interventions de la marine nationale excédée de « d'acharnement anglais contre les français rendus méprisables »[15].
En plus de la présence de la France et de la liberté du commerce, la marine nationale ajoute l'action de protection des citoyens français qui sont de plus en plus les missionnaires picpuciens et maristes ; ceux-ci représentent souvent le seul visage permanent de la France dans les îles océaniennes. Avec ce que nous savons du contexte national à l'égard des religieux, on comprend l'ambiguïté des attitudes réciproques ; État et Mission, de fait, comptent l'un sur l'autre tout en se méfiant de leurs intentions réciproques.
Contrairement aux anglais qui émigrent par groupes constitués en Australie et en Nouvelle-Zélande, la Marine constate que, hors les missionnaires et quelques aventuriers, les français ne sont pas intéressés à venir s'installer en Océanie. D'où l'idée du peuplement pénitenciaire émise par Dupetit-Thouars en 1838. Aussi, très vite, les Ministres de la Marine demandent aux navires de l'État « d'accorder une protection spéciale aux missionnaires »[16]. La Marine, que les officiers soient catholiques ou protestants (comme le commandant Aube), est fidèle à ces instructions. Charles Viénot le constate en 1878 et la mission protestante en bénéficie largement, comme nous l'avons vu. Il convient de remarquer que la Marine nationale intervient pour faire respecter les droits des gens et la liberté de conscience. Selon les directives du Gouvernement, les amiraux n'hésitent pas à s'opposer à certains aspects de la Mission catholique ; souvenons-nous des luttes aux Gambier, de l'opposition aux missionnaires allemands aux Marquises, du refus de reconnaître Mgr Verdier à Tahiti, de la grande réserve de Bruat et de Lavaud à l'égard des pères Caret et Heurtel. Si, tout au long de ces 150 années de Mission, la Marine nationale n'a pas failli aux ordres « de protéger et d'assister en permanence les missionnaires » français comme compatriotes, elle n'est pas intervenue pour favoriser son action évangélisatrice proprement dite. Dans l'ensemble, l'entente est bonne avec la marine embarquée qui visite les missionnaires dans les îles, selon les remarques de Mgr Dordillon comme de Mgr Mazé. Il n'en est pas toujours de même avec les officiers et marins à terre, parfois débarqués à titre de sanction ; leur mauvaise conduite et leur anticléricalisme sont assez souvent dénoncés, aussi bien par les autorités que par les évêques. Mgr Jaussen, en 1871, demande « le remplacement des officiers de Marine servant de Résidents dans les archipels par des gendarmes mieux préparés et plus sérieux ».
L'estime réciproque entre la Mission catholique et la Marine nationale, surtout tout au long du XIXe siècle, s'enracine dans le fait qu'en Océanie, catholique s'identifie à français comme protestant équivaut à anglais. Encore en 1892 Charles Viénot signale « la recrudescence de cette idée que protestant est anglais »[17]. Le Ministre de la Marine et des Colonies l'écrit avec vigueur au gouverneur Page après les graves incidents d'Anaa et son opposition aux missionnaires : « La mission catholique, en Océanie plus qu'ailleurs, est réellement l'intérêt français »[18]. En 1850, le Directeur des Colonies écrit au Ministre de la Marine : « Depuis 1848, M. Lavaud a demandé deux missionnaires protestants français pour éteindre les difficultés avec la L.M.S. et l'influence anglaise. Mais dans l'Océanie, le catholique est français et le protestant est anglais. L'envoi actuel serait une sorte d'abdication nationale, une faute politique ainsi qu'un désaveu de nos missionnaires. Pour les anglais, les missions religieuses sont un instrument de conquête politique »[19]. Cette image psychosociale, fortement enracinée dans l'histoire, courre, plus ou moins marquée, tout au long de cette période. Les protestants en sont imprégnés ; en 1852 à Anaa, les mormons baptisent pour les anglais afin de chasser les français. En Océanie, c'est tout juste si l'on ne donnerait pas une nationalité à Dieu, à cette époque !
Dans un tel contexte océanien et national, la position de la mission catholique est difficile à tenir. Les missionnaires, comme les français du XIXe siècle, sont ardents patriotes ; même au plus fort de leur lutte contre l'Église catholique, les autorités le soulignent. Si loin de la France et souvent isolés, ce sera une profonde souffrance pour eux que de se voir si peu compris et parfois persécutés par des compatriotes dans ces conditions. En même temps et d'abord, ils sont missionnaires catholiques, annonçant l'évangile dans la fidélité à l'Église en communion avec le Pape. Pour cela, ils sont opposés à toute forme de colonisation par la France, comme l'écrit le P. Laval en 1842 : « On veut imiter ce gouvernement (l'Angleterre) qui vient d'imposer son joug sur la tête des habitants de la Nouvelle-Zélande (en 1840). On veut que la loi du plus fort soit toujours la meilleure et au siècle où nous vivons, jours de lumière et de liberté, dit-on, nous sommes sur le point de voir en Océanie ces horreurs qui ont fait gémir les côtes d'Amérique... Vouloir que les baïonnettes introduisent dans leur cœur et l'amour de la religion et l'amour de la France, non jamais, jamais... Pourtant l'Océanien serait capable de devenir homme s'il n'était conduit que par la douceur et la morale de l'évangile... Pourquoi venir leur enlever leur liberté ? Pourquoi s'emparer de leurs propriétés ?... L'Océanie n'aura pas de millions à fournir à la France... on sera peut-être au contraire obligé de fournir de grosses sommes...
Si j'étais le Roi de France, je voudrais exiger des autres nations de laisser l'Océanie jouir de sa pleine liberté ! car enfin, on a beau avoir la force pour soi, on n'a pas le droit de s'emparer du domaine du faible. Cela ne se voit que chez les sauvages »[20].
Newbury et O'Reilly dans l'Introduction aux « Mémoires » du P. Laval constatent que « l'ensemble des missionnaires partage l'opinion de Laval »[21].
Pas plus pour Hawaii après leur expulsion par Bingham que pour Tahiti après leur rejet par Pritchard, les missionnaires des Sacrés-Cœurs n'ont demandé l'intervention de la France et encore moins des sanctions militaires. L'action de Dupetit-Thouars à Tahiti a embarrassé le gouvernement dont le ministre des Affaires étrangères, le protestant Guizot, tenait aux bonnes relations avec l'Angleterre. Les religieux des Sacrés-Cœurs, nous l'avons vu plus haut, n'étaient pas particulièrement en faveur à Paris, surtout sous Louis-Philippe. Sans doute le P. Walsh et Mgr Rouchouze apprécient « le calme revenu aux Sandwich après l'intervention de la Marine... la liberté assurée par le capitaine Laplace à Oahu ». Si la Secrétairerie d'État du Saint-Siège « apprécie l'expédition de Dupetit-Thouars à Tahiti », Propaganda Fide, tout en se félicitant de la protection apportée aux missionnaires, exprime une satisfaction assez réservée.[22]
Tant à cause de leurs hésitations internes concernant la Polynésie, qu'en raison de l'antériorité des Missions protestantes anglaises et catholiques françaises, les Gouvernements sont gênés dans leurs « Instructions » et les gouverneurs changeants dans leurs actions. Mais, avec ce que l'histoire nous a montré des rapports entre l'Église et l'État en France, le point central est d'assurer la prééminence du « drapeau de la France et le pouvoir de l'État ». Le gouverneur Page écrit en 1853 : « Le sentiment religieux est secondaire en ce pays... Sous moi, l'influence des missionnaires anglais est annulée... Il faut des instituteurs - ayant dans leur programme l'enseignement du français - qui reçoivent et respectent le mot d'ordre du Gouvernement... Il faut des prêtres qui soient soumis au Gouvernement, car hors de lui rien ne se peut... Je penche pour le catholicisme afin de rompre avec la tradition de l'Angleterre, mais à condition qu'il soit gouvernemental et non pas un pouvoir religieux faisant échec au pouvoir d'État »[23]. On ne saurait être plus clair. Avec des nuances de style, c'est un peu le refrain permanent des rapports des gouverneurs successifs lorsqu'ils rendent compte des relations entre les diverses Églises et l'État en Polynésie.
Les premières « Instructions » ministérielles sont les directives données au gouverneur Bruat en 1849. Elles servent de base à celles qui suivent : 1854 à du Bouzet, 1861 et 1864 à de la Richerie. Celles de Jauréguiberry en 1882 marquent une rupture avec les précédentes. Enfin à partir de 1922, nous entrons dans la phase actuelle.
La période initiale, de 1849 à 1880, peut se définir par une attitude de sympathie prudente de l'État à l'égard de la Mission catholique, principalement à Tahiti-Moorea. Après les sérieuses difficultés causées par la « guerre de Tahiti » et l'extrême réserve des Commandants à l'égard des missionnaires des Sacrés-Cœurs en raison des querelles religieuses avec les protestants anglais, le Ministre fixe les lignes de l'administration par rapport aux cultes. Ces directives seront reprises dans celles de 1864. « Cette partie de votre administration est celle qui présente le plus de difficultés... Vous vous ferez un devoir de protéger tous les cultes et veillerez à ce qu'ils se pratiquent en toute liberté. Votre conduite à l'égard des ministres de la religion protestante sera animée d'une parfaite bienveillance. Ils ont acquis une grande autorité sur la population... Les ministres méthodistes sont anglais ; vous respecterez leur culte et vous laisserez toute liberté pour le pratiquer. Mais il ne faut pas qu'à l'aide de la religion, ils s'immiscent dans l'administration et le gouvernement et pèsent par leur influence dans nos rapports avec la Reine et les chefs. La protection que vous leur accordez est à ce prix...
Des prêtres catholiques s'efforcent depuis plusieurs années d'attirer à leur foi les habitants de Tahiti. Le Gouvernement qui prévoit toutes les difficultés que cette lutte entre les deux religions peut susciter, vous recommande l'impartialité la plus absolue. Vos rapports avec les ministres des deux églises devront être empreints du respect que méritent toujours ceux qui améliorent l'homme par la double influence de la morale et de la religion. Les prêtres catholiques que vous trouverez à Tahiti insisteront beaucoup auprès de vous pour obtenir en qualité de français et de catholiques, des marques particulières de votre bienveillance. Ils voudront que vous répariez, par quelqu'acte de protection manifeste, le tort que le Gouvernement local a eu envers eux et pour le redressement duquel nos navires de guerre sont venus souvent réclamer. Mais il sera nécessaire que vous refusiez votre intervention de manière à ce qu'elle se limite à ce qui leur est dû seulement comme français. Votre action en leur faveur devra éviter de prendre un caractère religieux »[24].
Ainsi, sur la base de la liberté religieuse et du respect de la mission protestante anglaise, le Gouvernement demande neutralité, respect et impartialité à l'égard des deux Églises, présentes à Tahiti avant l'établissement de la France. Le gouverneur doit assurer le pouvoir de l'État sans tolérer aucune ingérence des cultes. Les Instructions de 1854 rétablissent le soutien aux écoles tenues par la Mission catholique que le gouverneur Page avait retiré. Celles de 1861 reprennent les directives de 1849 en insistant sur la neutralité et la passivité du Gouvernement ; « le culte catholique doit être constitué sur des bases analogues à celles d'une Préfecture Apostolique ; les catholiques ne doivent plus être contraints de bâtir les temples protestants ». En réalité les catholiques ne « construisaient » pas des temples mais participaient à des travaux considérés comme publics. Enfin en 1877, le Ministre des Cultes suggère à son collègue de la Marine « Ia création de Préfectures Apostoliques pour affirmer nos droits ». De plus il estime « qu'une Mission est une œuvre distincte d'une Congrégation. Il est donc possible, en se concertant avec le Pape, de donner vie et capacité civile aux missions de Tahiti et des Marquises »[25].
À partir de l'intervention de Raymond Poincaré en 1922 sur le « caractère inapplicable de “lois laïques” en Polynésie », les directives sont de rapprochement et d'entente jusqu'au décret Mandel de 1939 qui « reconnaît les Missions religieuses » outre-mer.
La période de 1880 à 1922, dominée par la crise majeure en France contre les congrégations et l'Église catholique, est marquée par la directive de l'amiral Jauréguiberry, Ministre de la Marine en 1882 « refusant la personnalité civile aux Missions; cette reconnaissance est contraire à notre politique »[26]. C'est à cette époque que la Polynésie politique et électorale est réduite à Tahiti-Moorea, les autres archipels étant privés des droits électoraux mais non des devoirs fiscaux. Les « lois laïques » sont appliquées dans l'ensemble.
Comment les directives ministérielles sont-elles appliquées dans les îles à l'égard des missionnaires catholiques ? Rappelons tout d'abord que, pour Tahiti-Moorea, Guizot avait interdit toute action missionnaire aux catholiques. En 1843, Bruat, par crainte d'une « guerre de religion », cantonne les- pères à Papeete au service de la colonie française. En 1849, Lavaud « devient aimable, change d'idée sur les missionnaires et autorise les pères des Sacrés-Cœurs sur l'île de Tahiti ». Deux sont reconnus comme aumôniers de la Marine et de Papeete ; tous sont autorisés à faire la classe, évêque en tête[27]. Ce genre de mesures est appuyée principalement par les gouverneurs Lavaud et du Bouzet. Elles permettront à la longue une véritable insertion.
En 1852-53, arrive le premier conflit grave avec le gouverneur Page dont « l'action s'exerce avec une puissance presque irrésistible », selon ses propres termes. Le drame d'Anaa de novembre 1852 déjà décrit, est la première grande épreuve de la Mission catholique par l'action du gouvernement. Le gouverneur, prévenu du drame et de la révolte, refuse d'aider rapidement les missionnaires attaqués ; il accuse le P. Fouqué d'être la cause de l'agitation et en annonce la mort à Paris. Il laisse opérer le saccage de la Mission par les supplétifs tahitiens aux ordres de Parchappe qui fait pendre un catholique innocent ; les missionnaires sont empêchés de venir en aide aux condamnés. Les plaintes sont si graves et les preuves si accablantes que Mgr Jaussen se décide à aller à Paris défendre la Mission catholique. Les instructions données au gouverneur du Bouzet le 17 mai 1854 remettent les choses en place ; les missionnaires sont en paix pendant six ans.
De 1860 à 1870 avec les gouverneurs de la Richerie et de la Roncière se déroulent des conflits très sévères. Tout commence par la loi du 18 mars 1860 sur les « ministres des cultes » et instituant « le culte national protestant aux fonctions duquel seuls les Français et les indigènes sont admis (art. 30). Tout indigène, quelle que soit sa religion, doit participer aux obligations qui assurent l'exercice du culte national protestant (art. 10) ». On établit une peine de prison pour ceux qui ne veulent pas participer à la construction des temples. L'inspiration de ces textes est tout simplement grotesque [qu'on songe maintenant qu'il y a parfois aide mutuelle des protestants et catholiques pour leurs édifices. Son article 4, inspiré par le lieutenant Caillet qui voulait « voir les ministres des deux cultes se battre comme des coqs », « demande à la Reine et au Commissaire Impérial deux ministres protestants français ». De plus le tribunal suprême est constitué de quatre ministres, deux diacres et un fidèle protestants, avec, comme suppléants, trois diacres protestants. Divers chefs et députés le 13 mai 1860 expriment leur mécontentement : « La loi est méprisante pour les catholiques ». Le consul anglais proteste contre l'exclusion des pasteurs britanniques et le Gouvernement de Londres le fait savoir à Paris.
Pour Mgr Jaussen cette loi est « une violation de l'acte du Protectorat et du code tahitien qui établissent la liberté et une certaine égalité des cultes »[28]. L'évêque envoie la liste des catholiques jetés en prison et soumis aux amendes pour avoir refusé ces travaux obligatoires au service des protestants. « Sur 56 habitants formant le village d'Utumaoro (exceptés une famille européenne et les enfants), 5 femmes seulement ont échappé à la prison. Les 51 autres ont été emprisonnés neuf fois chacun en moyenne, payant 10 F à chaque fois, ce qui a produit au Gouvernement 4 730 F ». À cette situation mal reçue, s'ajoutent les difficultés faites aux écoles, l'enquête faussée du « Railleur » aux Gambier qui n'écoute que Pignon et Dupuy mais non la Reine ni les missionnaires, le refus de la procession du Saint-Sacrement, etc. Devant une telle « persécution systématique de la Richerie contre la Mission », Mgr Jaussen, poussé par les pères, quitte Tahiti pour Valparaiso, Paris, Rome et Gambier. Il ne rentre qu'après le départ du gouverneur. Le Comte de la Roncière qui lui succède aggrave le conflit aux Gambier qu'il fait « occuper militairement » pendant deux ans. Les tracasseries se multiplient et pour couronner le tout, la future cathédrale de Papeete est condamnée en 1869 et rasée en 1870.
Le 1er juin 1861, de la Richerie s'explique au Ministre : « Je suis catholique, mais ce n'est pas à dire que je doive aveuglément admettre la politique du chef de la Mission, évêque romain. L'intérêt de la politique française est mon premier devoir et mon seul mobile. Je ne crois pas que, dans notre Protectorat des îles de la Société, refuser à nos protégés le secours de pasteurs français soit servir les intérêts français... Le culte protestant a reçu une organisation régulière et légale en 1851 et 1852...
L'œuvre d'éducation... commencée par les sœurs de Saint-Joseph et les frères de l'instruction chrétienne, voilà, dans ma conviction profonde, les puissants introducteurs du catholicisme... Si on pouvait adjoindre un clergé français desservant avec une pompe convenable le culte catholique à Papeete, il ne resterait plus rien à faire que d'attendre l'œuvre du temps »[29]. À la même époque, le Secrétaire Général écrit : « Les indiens ne nous voient à nous gouvernement aucun clergé. Nous prenons les dimanches et tètes une messe officielle ; voilà nos seuls rapports avec la Mission... La Mission catholique se dit entièrement dépendante de Rome et le répète assez haut et assez souvent; cela paraît singulier aux indiens qui se demandent s'il y a deux gouvernements »[30].
Tout est là. Pour le gouvernement, les pères doivent assurer le culte officiel. Il s'agit bien peu de religion, absolument pas de foi et encore moins d'évangélisation. D'où les demandes réitérées à partir de la Richerie en 1860 d'avoir un « clergé séculier à Papeete indépendant de la Mission » ; il faut un clergé national et non romain. Cela entraîne naturellement la main-mise par le gouvernement sur l'église de Papeete, érigée en paroisse indépendante de la Mission catholique, pourvue de sa Fabrique et de son curé reconnus, eux seuls, par les autorités. Cette attitude amène les discussions épiques sur les places officielles et les préséances à l'église de Papeete que le gouvernement considère comme sienne puisqu'il l'a payée et que Mgr Jaussen regarde comme sa cathédrale, héritière de celle qu'on a démolie contre son gré. De même, jusqu'en 1903, les dossiers se font l'écho des querelles sur la prière liturgique officielle pour les autorités de l'État, le Domine salvum fac. Les gouverneurs et Résidents l'exigent quand ils se rendent aux Messes officielles. NN.SS. Jaussen et Verdier, en raison du contexte et selon la rigueur du droit, sont très réservés. L'aumônier de la Marine, l'abbé Bouché, explique longuement au Ministère que « le Vicaire Apostolique n'a pas d'attache officielle et que les règlements qui régissent le culte en France ne sauraient être invoqués en l'espèce »[31]. Mgr Dordillon, dans le compte rendu de sa mission de conciliation à Papeete, écrit : « Le reproche de manque de sympathie au gouvernement s'appuie sur l'abstention du chant Domine salvum fac. Mgr d'Axiéri (Jaussen) n'a ni donné l'ordre ni défendu de le chanter... On le chante à Papeete tous les dimanches et jours de fêtes à la messe militaire à laquelle assiste le Commissaire Impérial... Celui-ci désirerait qu'il se chantât à la messe paroissiale... Dans les districts, il est rare qu'on le chante parce qu'on ne trouve personne pour le chanter... J'ai cru devoir engager Mgr d'Axiéri à satisfaire sur ce point le Commissaire Impérial... On défend de part et d'autre ses droits et de petites choses en amènent de grandes. Un peu moins d'écrits, de plaintes... plus de douceur et de patience des missionnaires produiraient un bon effet »[32]. Le P. Eich en 1902 abonde dans le même sens de la conciliation : « Monseigneur refuse le chant du Domine salvum fac à la fin de la Messe à la cathédrale qui appartient au gouvernement. Pourquoi, en effet, ne pas prier pour le gouvernement ? »[33].
Les démarches entreprises par Mgr Jaussen, soutenues par le gouverneur de l'époque et approuvées par le Ministre des Cultes en 1877 n'ayant rien donné au sujet de la « reconnaissance de la personnalité civile de la Mission », la période de 1880 à 1920 est celle des épreuves majeures entre la Mission catholique et le gouvernement à Tahiti. Le 29 juin 1880 voit l'annexion de Tahiti par la France, suite à la donation de Pomaré V et à « l'action déterminante » de Charles Viénot. 1882 est l'année de la laïcisation des écoles, du refus catégorique de Jauréguiberry de « reconnaître et de favoriser la Mission, fruit d'une Congrégation non autorisée ». Les polémiques internes, aggravées par l'action de division du P. Collette, font que les « archipels sauvages » et catholiques des Tuamotu-Gambier et des Marquises ne sont plus électeurs[34]. Les actions contre les biens de la Mission et pour chasser les religieux se font pressantes, très particulièrement aux Marquises où les missionnaires «ont leurs malles prêtes et s'attendent à être chassés»[35]. Les pétitions circulent à Tahiti pour l'expulsion des missionnaires des Sacrés-Cœurs et des religieux ; « les catholiques sont vus comme ennemis de l'État ». Depuis 1894, les décrets d'expulsion sont sur le bureau du gouverneur et sont connus de tous. Dans ces années périlleuses, autour de Mgr Verdier et du P. Eich, l'attitude « est de laisser passer l'orage et de ne pas humilier le gouvernement... Les tracasseries et les jugements iniques font vivre le caractère réparateur de la Congrégation... Les articles violents des journaux d'ici le sont pour Paris et nous font peu de mal ». En même temps, la solution de repli aux îles Cook, devenues colonie anglaise en 1900 et où la Mission catholique et ses écoles sont bien vues du Résident anglais ainsi que de la Reine, est sérieusement envisagée[36].
L'attitude courageuse et appréciée de Mgr Hermel et des religieux, pères, frères et sœurs, pendant la guerre de 1914-18, le changement d'attitude du gouvernement à partir de 1920 amènent un arrêt de ces quarante années particulièrement conflictuelles. Progressivement l'harmonie, l'estime réciproque se rétablissent. L'entraide scolaire aux Tuamotu et aux Marquises, le service des lépreux, les actions de développement réalisent une meilleure compréhension qui trouve enfin sa structure officielle par le décret de reconnaissance des « Missions religieuses hors de France » en 1939, le célèbre « décret Mandel »[37].
[14] Voir 1ère partie, chapitres 1 et 2.
[15] DUPETIT-THOUARS au Ministre (15-9-1838), F.O.M. Océanie, C 1, A 4 ; voir aussi A 8.
[16] Ministre au commandant LE GOARANT DE TROMATIN (24-5-1847), F.O.M. Océanie C 29, A 53 ; Directeur des Colonies au T.R.P. COLIN, s.m. (22-7-1845), F.O.M. Océanie C 29, A 46.
[17] Ch. VIENOT à S.M.E.P. (13-8-1892) ; BRUN et DE POMARET à S.M.E.P. (15-9-1890), D.E.F.A.P. Océanie.
[18] Ministre au Gouverneur PAGE (1-12-1853), F.O.M. Océanie C 13, H 69.
[19] Directeur des Colonies au Ministre (août 1850).
[20] H. LAVAL à Mgr BONAMIE (10-6-1842), Ar. SS.CC. 68,2.
[21] H. LAVAL : Mémoires : introduction, Newbury. O'REILLY, pp. XC sq.
[22] Mgr ROUCHOUZE à S.C. Propaganda Fide (20-6-1840) ; A. WALSH à Mgr BONAMIE (30-10-1839), Secrétairerie d'État à Propaganda Fide (11-11-1837) ; Propaganda Fide à A. BACHELOT (18-11-1837), Ar. SS.CC. 1-1-4.
[23] Gouverneur PAGE au Ministre (5-12-1853 et 16-3-1853), F.O.M. Océanie C 13, H 69.
[24] Ministre au Gouverneur (4-6-1864, citant 18-6-1849), F.O.M. Océanie C 106, H 10.
[25] Ministre au Gouverneur (22-8-1861), F.O.M. Océanie C 14, A 76 ; (15-5-1854), F.O.M. Océanie C 43. H 9. - Ministre des Cultes à Ministre de la Marine (8-6-1877, 29-9-1877), F.O.M. Océanie C 106, H 28.
[26] JAUREGUIBERRY au Gouverneur (11-9-1882), F.O.M. Océanie C 106, H 28.
[27] Lettres du P. HEURTEL (1847 à 1850), Papeete, Ar. SS.CC. 59,3.
[28] Mgr JAUSSEN au Ministre (7-11-1860), rapport de janvier 1861, Ar. SS.CC. 57,2.
[29] DE LA RICHERIE à Ministre (1-6-1861), F.O.M. Océanie C 14, A 74.
[30] Secrétaire Général à Ministre (25-7-1860), F.O.M. Océanie C 106, H 10.
[31] Abbé BOUCHÉ au Ministre : ?, F.O.M. Océanie C 106, H 28 ; voir C 44, H 22 sur ce conflit.C. FOUQUE à Mgr JAUSSEN (18-6-1857), Ar. SS.CC. 73,7.
[32] Mgr DORDILLON au T.R.P. (13-6-1867), Ar. SS.CC. 47, 1.
[33] G. EICH au T.R.P. (19-5-1902), Ar. SS.CC. 60,2.
[34] Le carton 106 des archives F.O.M. Océanie est consacré aux conflits de cette époque, H 24, H 28, H 13...
[35] Mgr MARTIN au T.R.P. (30-10-1904 ; 13-1-1905), Ar. SS.CC. 47,2.
[36] Lettres de Mgr VERDIER et du P. EICH (de 1900 à 1904), Ar. SS.CC. 58,3 et 60,2.
[37] Décret MANDEL du 16-1-1939. Georges Mandel, par P. COBLENTZ. Ed. Bélier, Paris, 1946, 248 pages. G. MANDEL, né Louis-Georges Rothschild à Chatou le 5-6-1885. Chef de cabinet de Clémenceau, député de la Gironde, ministre des P.T.T. (1934), des Colonies (1938), de l'Intérieur (1940). Arrêté en 1940, prisonnier au Portalet, déporté à Buchenwald, assassiné par la Milice le 7-7-1944. Républicain et anticlérical, mais restaurateur des liens avec le Saint-Siège (1920) et auteur du décret sur les Missions.