On trouvera en Annexe IX, 3, le montant des recettes et des dépenses annuelles de 1849 à 1957, avec quelques éléments de comparaison pour les situer dans le temps et par rapport à la valeur actuelle du franc. Aussi nous ne donnerons ici que quelques analyses faites par les responsables eux-mêmes pour comprendre cet austère tableau de chiffres.
Voici d'abord quelques points particuliers pour rendre plus concrètes diverses données.
- « Prix de revient de la goélette “Vatikana” :
Achat en 1870 : 5 000 F ; cuivrage : 3 600 F ; réparations (1873) : 6 090 F ; équipage (1873) : 1 500 F ; total (pour 3 ans) : 16 190 F » (T. Jaussen : 30-9- 1873).
- « Installations des Frères et des Sœurs par la Mission (après la laïcisation) : 35 000 F. Le plus difficile sera de les maintenir en trouvant 15 000 F par an.
La Mission avec son personnel a dépensé 70 000 F ; soit un total pour 1882 de 105 000 F » (T. Jaussen : 4.3.1883).
- « Les recettes des missionnaires :
Monseigneur me donne 235 F par an pour chacun qui garde les honoraires de messe. Le Conseil Général a voté 3 000 F pour les écoles de Papeete cette année. Les pères des Tuamotu reçoivent 600 F par an pour l'école » (G. Eich : 7-4-1896).
- « Les comptes sur l'exercice du 1-1 au 25-7-1907 donnent :
Recettes 23 187 F, dépenses 28 883,45 F. Nous avons très peu d'honoraires de messe et les vivres sont très chers. On ne peut pas vivre avec 2 F par jour, non compris les vêtements et l'entretien de maison » (C. Maurel, octobre 1907).
Maintenant découvrons quelques comptes rendus plus détaillés.
- Mgr Tepano Jaussen le 11-1-1882 :[31]
« J'ai acquis à Papenoo pour 20 000 F de terrain en collines, vallées, montagnes. J'y ai environ 40 vaches. Toutes les Missions ont des terrains et des vaches... Jamais ni la Propagation de la Foi ni le Gouvernement ne donneront ce qui est l'absolue nécessité à ce Vicariat ; prius est vi vere, deinde philosophari. De 1871 à 1880 inclus la Mission a reçu comme allocation de la Propagation de la Foi : 537 293 F, de l'état : 120 000 F (12 000 F par an). Les dépenses se sont élevées à 861 742 F, soit un déficit annuel de 20 000 F[32].
Voilà donc dix ans que je dois trouver 20 000 F chaque année pour vivre. On dit que cette année le Gouvernement nous enlève 4 000 F et les rations. Il faudra trouver 25 000 F. Il faut bien que la Propagation de la Foi fournisse à nos besoins ou que nous y pourvoyons nous-mêmes ou que nous fassions nos malles. La vallée (de la Mission) et Pamatai nous donnent quelque chose. Nous avons de l'argent placé. Mais l'intérêt est tombé de 8 à 4%. Papenoo réparera ce déchet, si ces terrains valent quelque chose et qu'on s'en occupe. Si aujourd'hui on dépense 86 000 F par an, que sera-ce si tout le Vicariat est un jour occupé ! Pour avoir 24 000 F d'intérêts à 4%, il faut 600 000 F ! »
- P. Rogatien Martin, provincial, le 25-4-1882 :[33]
« Après m'avoir communiqué vos inquiétudes au sujet des biens matériels considérables de la Mission, vous ajoutez : écrivez-moi, dites-moi tout... Les questions sont délicates et difficiles.
La Mission possède 82 000 F placés à intérêts. Cet intérêt est tombé à 4%. Il y a une autre somme provenant de la succession royale de Mangareva, mais qui doit être dépensée exclusivement pour Mangareva. Monseigneur possède en son nom propre une somme importante fruit de ses économies ; il n'y a pas à en tenir compte ici, Monseigneur est libre d'en faire l'usage qu'il lui plaira.
La Propagation de la Foi donne actuellement 50 000 F ; le Gouvernement alloue 12 000 F. Pamatai rapporte 3 à 4 000 F et la vallée de la Mission à peu près autant. En résumé, 72 000 F de rentes annuelles.
Les dépenses dépassent 62 000 F, soit plus que les recettes venant de la Propagation de la Foi et du Gouvernement. Ces recettes iront-elles en augmentant ? Au contraire, probablement.
Les dépenses iront-elles en diminuant ? Il faut entretenir les édifices construits. Si, ce qui est à espérer, nous gagnons du terrain à Tahiti, aux Tuamotu, aux Iles-sous-le-Vent, alors les dépenses seront doublées.
Les frères des écoles sont congédiés de Tahiti. La Mission va les conserver ; elle en sera pour 30 000 F d'installation et 10 000 F d'entretien annuel. Si Monseigneur n'avait pas un peu d'épargne, les frères s'en iraient... Il y aura bientôt les sœurs. Comment la Mission fera-t-elle ?
Les pères demandent vivement une école de catéchistes. Elle a été résolue en principe ; de fait, elle sera remise à plus tard, faute de ressources.
Voyant les recettes diminuer et les dépenses augmenter, Monseigneur a eu l'idée de se créer une ressource par le moyen d'un troupeau à Papenoo ; 20 000 F pour l'achat du terrain, 15 000 F pour les animaux. L'intention a été bonne. L'idée a-t-elle été heureuse ? Elle ne me sourit guère. Je doute qu'on en retire grand bénéfice... Ce n'est pas une affaire de vie ou de mort pour la Mission ; il n'y a pas là de commerce proprement dit. D'exploitation de terrain, il n'en est pas question. Que cette acquisition fasse faire des réflexions inconvenantes, c'est possible !
À part la propriété de Papenoo, je ne vois aucun bien d'une certaine valeur qui ne soit pas très utile "au but pour lequel nos sommes en Océanie", si ce n'est Pamatai ; mais le P. Collette lui-même désire garder Pamatai à cause de la colonie Rapanui qui y est établie.
À Rapanui (île de Pâques), Monseigneur cherche à se débarrasser de ce que la Mission y possède ; mais la succession Brander est embrouillée...
À Mangareva, les pères ont des moutons et des chèvres ; ils passent pour avoir de l'argent. Des explications avec le P. Nicolas seraient utiles. Il ne refusera pas de rendre compte et de se défaire d'une source d'envie et de chicanes de la part des Résidents.
... Nos églises et chapelles de districts sont pauvres en ornements. Nos presbytères sont encore plus pauvres. Un demi-verre de vin par repas, un morceau de lard et du riz sont la nourriture des missionnaires. Une natte sert de lit. Pourquoi ? Par économie et non par avarice. La Mission me paraît sur un bon pied ; elle peut marcher. Qu'elle ne cherche pas à acquérir davantage. Mais elle a pu, sans manquer de confiance en la Providence, prendre les mesures qu'elle a prises. »
- Mgr Verdier le 16-11-1891[34].
« Certains ont décrié la Mission de Tahiti comme riche et sans vie... Quelques mots d'explication ont déchiré ces préjugés. Ils avaient cru tout autre notre situation et ils se demandaient comment la Mission pouvait faire avec si peu de ressources...
Mon Vicariat n'est pas un pays où on peut se créer des ressources locales. Les tentatives réitérées sont restées sans résultat... Il n'y a pas de familles opulentes. Le prix des denrées est deux fois plus élevé que dans les autres colonies et trois fois plus qu'en France : éloignement, rareté des communications, le peu de commerce d'un pays où l'importation dépasse l'exportation.
Veut-on créer des ressources, acquérir ou exploiter une propriété ? La main-d'œuvre fait défaut et coûte cher ; les indigènes n'aiment pas travailler... de manière suivie. Il faut payer 100 à 150 F par mois et fournir nourriture et logement... Pluies fréquentes, chaleur, cyclones, inondations augmentent les dépenses. Les profits d'une propriété se réduisent à une somme modique... La propriété de la vallée de la Mission rapporte 3 000 F.
L'entretien des 22 membres de la Mission exige 40 000 F. Les prêtres se contentent du strict nécessaire La diminution de 25 % de la monnaie chilienne, l'augmentation des prix font un surcroît de 4 000 F. L'aide aux insulaires (habits, frais de mariage civil) : 1 200 F. L'impression des livres : 1 600 F. Les voyages : 7 200 F. Frais de baleinières et matelots : 6 280 F. Les écoles : 20 280 F. Depuis neuf ans qu'elles existent, les deux écoles libres de Papeete ont coûté 182 000 F à la Mission. En plus de l'installation, les dépenses de fonctionnement sont de 15 000 F par an. Les deux écoles de catéchistes de Moorea coûtent 6 000 F par an ; les écoles des îles représentent 4 500 F... Les constructions de nouveaux bâtiments : 8 000 F. Entretien des bâtiments : 8 400 F...
L'évangélisation des nouveaux archipels coûtera beaucoup. Nos dépenses annuelles s'élèvent à 100 000 F. »
- Mgr Paul Mazé : 1947 à 1961.
Pour comprendre l'explication des comptes qu'il fournit, il faut se souvenir de plusieurs éléments. Pendant plus de cinq années, il n'y a eu aucune relation avec la Métropole et dès septembre 1940, la Polynésie rallie la France Libre. Tahiti n'a pas souffert de la guerre et a plutôt bénéficié de la présence américaine à Bora-Bora, alors que la Métropole a beaucoup souffert sur tous les plans. La réputation de richesse de la Mission de Tahiti reste incrustée dans les mentalités, en particulier dans la congrégation des Sacrés-Cœurs. Comme tous, les pères doivent reconstruire au sortir de la guerre ; il semble normal à ses responsables généraux de demander de l'aide auprès de tous ceux qui bénéficient des services de la congrégation.
Le 17 août 1947, Mgr Mazé constate : « Les prix montent en flèche. Nous sommes en dette. On est plus privé que pendant la guerre. »
Le 22 février 1948, il écrit : « Nous avons reçu de la Propagation de la Foi, en 1947, 8 000 dollars (390 000 CFP). Nos dépenses s'élèvent à 1 360 000 CFP. En un an, j'ai pris sur notre dépôt 12 000 dollars. Devant nos immenses besoins et notre situation critique, nous avons obtenu cette année 15 000 dollars. Qu'est-ce cela pour nos besoins ? Nos écoles demandent des réparations pour des millions... et nos églises, notre personnel : pères, frères, sœurs, séminaristes, catéchistes ! »
Bien souvent Mgr Mazé reviendra sur cette question, pris entre la congrégation des Sacrés-Cœurs, qui demande d'être aidée en 1961 pour la formation des futurs missionnaires dont beaucoup viennent en Polynésie, et la volonté de soutenir de toutes ses ressources l'Église en Polynésie. Entré dans le tourisme[35], le Territoire connaît une forte augmentation démographique et est à la veille d'entrer dans une « économie de monnaie » qui provoque un brassage commercial qui dure toujours. Au moment où Mgr Paul Mazé construit à Taravao une école, un noviciat, prépare la réimpression de la Bible, les seules dépenses extraordinaires représentent 9 400 000 CFP.
Ce chapitre a abordé un domaine autour duquel se sont crispées les relations Église-État pendant trop longtemps. En réalité deux conceptions de la société et de la « mission » se sont affrontées. La « pastorale » consiste précisément pour l'Église à maintenir les choix que la poursuite de la mission commande. Même quand de part et d'autre les conceptions de la société sont inconciliables, l'Église avec sagesse doit comprendre que les querelles ne portent jamais sur tout, et qu'il n'y a finalement pas de raisons qu'elles opposent les hommes.
À travers des relations administratives lentes qui portent la marque de leur temps mais qui ont engendré une pratique, chacun ressent les divers témoignages et documents selon son expérience, sa vision des choses, du monde, de l'Église. 1 000 dollars c'est beaucoup pour une personne ; c'est peu pour une communauté sans cesse tournée vers l'avenir. On peut admirer ou critiquer la conception de développement rural tenté obstinément par la Mission catholique pour assurer son autonomie économique, et celle des populations des îles. On peut se réjouir ou s'interroger sur une évangélisation reposant beaucoup sur les investissements lourds des églises et des écoles. Nous avons tenté « de présenter la vérité pour arriver à la lumière ». Dans une situation aussi complexe qu'évolutive depuis 150 ans, une réflexion en profondeur s'impose ; une réflexion évangélique concrète et réaliste doit suivre pour bâtir ensemble une Église à la fois locale et universelle, particulière, ouverte, fidèle à son passé et porteuse d'avenir[36].
[31] Au T.R.P., Ar. SS.CC. 58, 1.
[32] Voir les détails à l'Annexe IX, 3.
[33] Au T.R.P., Ar. SS.CC. 47,2. Rapport qui fait suite aux accusations du P. COLLETTE.
[34] Au Conseil Central de la Propagation de la Foi à Lyon, Ar. SS.CC. 58,2.
[35] Le tourisme a rapporté 256 millions CFP à Tahiti en 1961.
[36] Diverses précisions actuelles ont été fournies par Mgr COPPENRATH qui a aussi apporté sa contribution aux lignes qui concernent le foncier.