Pendant plus d'un demi-siècle, des origines en 1834 aux années 1890, les frères convers des Sacrés-Cœurs jouent un rôle primordial dans la Mission catholique en Polynésie. Le témoignage du P. Eich cité en avant-propos, les diverses allusions dans les documents des chapitres qui précèdent, sont la preuve que les prêtres et les évêques avaient conscience de la valeur religieuse, missionnaire et professionnelle de leurs humbles frères. Il n'est pas rare, à cette époque initiale de la mission, de voir les autorités administratives faire appel à leur savoir-faire ou leur demander des conseils pratiques. Le gouverneur du Bouzet en 1857 ne cache pas son admiration devant les compétences et la manière dont le frère Gilbert Soulié organise le travail des soixante mangaréviens qui posent les fondations de la première cathédrale de Papeete. Vie religieuse communautaire, conscience professionnelle, compétence et dévouement à toute épreuve sont les caractéristiques reconnues par tous au sujet des 24 frères convers qui ont servi le Vicariat de Tahiti de 1834 à 1940[8]. Leur répartition chronologique montre que dans les années 1860, au cœur de l'épiscopat de Mgr Jaussen, les « frères bâtisseurs » sont presque aussi nombreux que les prêtres missionnaires. Nous avons ainsi la réponse aux diverses interrogations sur l'importance des constructions religieuses de cette époque dans la mission catholique en Polynésie. C'était un choix délibéré et prospectif de Mgr Jaussen ; l'évêque s'en explique à ses sœurs : « Nous avons acheté une trentaine de terrains pour emplacements d'églises et de presbytères, construit 25 bâtiments en pierres et 20 en bois »[9]. Pour le premier Vicaire Apostolique de Tahiti, les frères ouvriers sont avant tout les bâtisseurs de l'avenir de la mission en élevant des églises dans les divers districts et îles de son immense Vicariat où lui-même s'efforce de trouver des terrains disponibles.
Mgr Rouchouze, dès les débuts de la mission catholique aux Gambier, comprend l'importance du rôle des frères convers et en découvre les limites. Les PP. Caret et Laval étaient accompagnés du frère Columban Murphy en arrivant le 7 août 1834 à Mangareva. Cette première année est difficile pour le frère comme le constate l'année suivante Mgr Rouchouze. « Je vous prie, mon Révérend Père, de ne jamais envoyer de frères convers seuls, surtout dans une mission qui ne fait que commencer. Outre qu'ils ne peuvent subvenir à tout, ils ont de la peine à se défendre de l'ennui et du découragement. Les missionnaires ne peuvent presque jamais être avec eux, surtout ici où ils sont à courir sans cesse d'île en île »[10]. En effet les frères sont préparés pour les travaux d'établissement et d'entretien d'une mission avec la vie religieuse en communauté. Ils ne sont pas formés pour le débroussage missionnaire préalable. Par contre, lorsque la mission s'enracine, ils peuvent déployer leurs talents professionnels variés pour son développement. Mgr Rouchouze l'explique en 1838. « Depuis mon arrivée (1835) nos frères Gilbert et Fabien, bien bons religieux, ont bâti une maison et sont présentement occupés à construire une petite chapelle en pierre dans l'île où je réside (Aukena). On pense en bâtir une bien plus grande dans l'île principale (Mangareva)... De là la nécessité d'avoir des ouvriers dans les différents archipels. Gilbert et Fabien sont bien propres pour cela. Ils savent un peu de tout et savent s'accommoder des circonstances. Outre la maçonnerie, ils sont obligés de vaquer à une infinité de travaux de détails tels qu'on peut les supposer dans notre position.
J'ai appris, avec bien de la peine, que certains individus à Paris trouvent mauvais qu'on envoyât des frères convers dans la Mission ; ils connaissent bien peu l'état des choses. Ce serait un grand mal pour nos missions que cette opinion prévalût. Sandwich aura sans doute donné lieu à cela... Il ne faudrait jamais qu'un frère convers fût seul ; s'il n'a pas un second, il est sans force et sans courage, il ne peut rien entreprendre et il s'ennuie. C'est ce que j'ai vu en arrivant ici. Il est bien à désirer qu'ils soient toujours envoyés, sinon à trois, au moins deux à deux.
On peut tirer partie des naturels pour les travaux, mais il faut du temps; et ce n'est qu'en nous voyant travailler qu'ils se décident à sortir de leur apathie naturelle. Toute exhortation serait infructueuse; il faut qu'ils voient des effets pour se convaincre que le travail est une bonne chose. La première année que nos frères ont entrepris la maison que j'habite, nous n'avons pu obtenir quelque coup de main de la part de nos néophytes, même les plus fervents, que dans l'espoir de recevoir quelques brasses d'étoffes. Mais aussitôt qu'ils ont vu la solidité de ces pierres mises l'une sur l'autre, ils ont pris de l'énergie et n'ont eu aucun repos avant d'avoir commencé une chapelle durable et solide et qui n'a pas besoin d'être refaite tous les deux ou trois ans comme leurs cases. Les habitants de la grande île soupirent après le moment où je leur laisserai commencer une église en pierre; tout le monde promet de s'y prêter de cœur et d'âme »[11].
Deux ans après, le P. Cyprien Liausu écrira : « Nous sommes à la toiture de Mangareva qui sera toujours la cathédrale de l'Océanie. Elle ne nous a coûté aucune dépense, si ce n'est le fer et les outils. Le frère Gilbert a fait seul la maçonnerie avec une quinzaine d'indigènes. Du récif à 4 lieues en mer, il y a eu 304 grands radeaux de pierres et pour ce travail 2 ou 3 morceaux de fer et 7 ou 8 haches et des leviers en bois. On a fait 23 grandes fournées de chaux »[12].
Toute l'action et le rôle des frères bâtisseurs est dans ces deux lettres de Mgr Etienne Rouchouze et du P. Cyprien Liausu. Les autres frères des Sacrés-Cœurs marcheront sur les traces de leurs deux modèles de 1835, les frères Gilbert Soulié et Fabien Costes.
Mgr Rouchouze a bien compris la place essentielle des frères-artisans pour donner un visage concret, pratique à l'évangélisation ; sans eux, ni églises, ni presbytères, ni « cette infinité de travaux de détails qu'on peut supposer » quand il y a tout à faire et à inventer dans un terrain neuf. Les multiples nécessités et imprévus de la vie quotidienne, outre la compétence et l'adaptabilité, exigent un travail d'équipe pour être efficace ; l'expérience malheureuse du frère Columban a servi de leçon. Un travail aussi pénible et exigeant s'enracine dans un esprit de foi et une vie religieuse communautaire à laquelle les frères convers tiennent beaucoup. Le signe en est pour eux « l'habit religieux qu'ils désirent porter à l'intérieur de la mission », même après la laïcisation. Sur ce point, les frères convers s'opposent aux pères qui veulent éviter toute provocation à l'extérieur[13].
L'aspect éducatif des populations par l'exemple, l'entraînement et les conseils des frères est bien mis en relief. Cette éducation professionnelle aux métiers du bâtiment réussira avec les mangavériens qui viendront exercer leurs talents à Tahiti en 1857 et en 1867. Cette intuition sera à la base de la création des « ateliers de Saint-Joseph » en 1869 dans la vallée de la Mission à Papeete.
En plus de leur formation initiale - la plupart sont mesuisiers, maçons, charpentiers ou ferronniers - nous avons vu au chapitre précédent que Mgr Rouchouze et la Mission se sont procurés divers ouvrages d'art et de construction. Les frères bâtisseurs peuvent d'autant mieux « s'adapter aux circonstances » et aux matériaux locaux qu'ils s'appuient sur les données éprouvées des techniques de leur temps. Les frères aiment leur métier ; ils ont la foi dans leur mission. Ils n'ont pas de difficultés à utiliser les matériaux qu'ils ont à portée de leur main dans les îles. Évidemment ce sont des constructeurs du XIXe siècle ; ils s'appuient sur la science et les données de leur temps. Le culte naturiste du soleil et les « bienfaits du bronzage » n'étaient pas à la mode il y a 150 ans ! Les frères des Sacrés-Cœurs, pas plus que les bâtisseurs des « maisons coloniales » ne connaissaient la menuiserie d'aluminium, les capteurs solaires, l'électricité ou les grandes baies vitrées des « cités radieuses ». Les murs en pierre, épais et bien assis, les petites ouvertures des fermes campagnardes ou les ogives du style néo-gothique leur sont bien plus familières. Ainsi leurs bâtisses restent fraîches et isothermes avec la climatisation naturelle des alizés diurnes et du « hupé » nocturne.
Si l'art de la menuiserie artisanale n'a guère de secrets pour ces bons frères convers, c'est surtout le travail des pierres de corail qu'ils ont poussé à fond. Leurs techniques de taille, la précision de leurs jointements, la variété des formes utilisées, l'imagination des assemblages font encore l'admiration des architectes qui découvrent, un siècle plus tard, leur architecture. Le grand œuvre de Mangareva reste toujours un ensemble extraordinaire. Certains de ces frères sont devenus si habiles dans l'art d'utiliser les plaques de corail durci, qu'ils ont réussi à tailler des rosaces dans la masse d'une seule dalle et à y insérer des vitraux colorés. Les frères convers des Gambier se sont aussi exercés dans l'art de travailler la nacre si abondante dans le lagon. Le maître-autel et les deux autels latéraux de la cathédrale de Rikitea en sont entièrement ornés par des incrustations merveilleuses et des bouquets étonnants. Cette splendide décoration, tout à fait inattendue pour les rares voyageurs et marins s'arrêtant dans cet archipel perdu, a fait crier aux « églises riches » et médire de la Mission[14]. C'est encore colporté de nos jours. C'est hier que la nacre était gratuite et que les frères ont donné leur temps et leur cœur pour célébrer le Dieu vivant. Nous ne sommes pas là devant une entreprise économique mais devant une œuvre de foi ardente comme au temps du « peuple des cathédrales ». Le P. Liausu a signalé que la grande cathédrale de 2 000 places de Rikitea « n'a coûté aucune dépense que le fer et les outils ». C'est aux frères Gilbert et Fabien qu'on le doit et à leur exemple qui a entraîné le peuple de Mangareva. C'est l'acte d'amour de tout un peuple traduit dans la pierre de corail et dans la nacre.
En plus de ces deux frères pionniers, avec Mgr Tepano Jaussen, il convient de signaler quelques-uns de ces « frères si utiles et nécessaires à la mission catholique » et les principaux édifices religieux qu'ils ont construit[15].
Le frère Henri Delpech (1812-57-93), menuisier-charpentier, travaille aussi le fer, la mécanique et l'outillage. Il participe à la construction des églises de Papeuriri (Mataiea) en 1858, de Tuuhora (Anaa) en 1860, de Papetoai (Moorea) en 1872, de Papara en 1875, de Paea en 1878. Il pose la charpente de l'évêché en 1873.
Le frère Théophile Guilhermier (1819-54-97), maçon, exerce ce métier et celui de chef de travaux de la Mission. Il bâtit l'église de Tekotika en 1855 et de Tamatahoa en 1856 à Anaa. En 1857, il participe aux travaux de la première cathédrale de Papeete avec les mangaréviens et en 1858 il est sur le chantier de Papeuriri. En 1860, il est sur le chantier du presbytère et de l'église de Punaauia. C'est lui qui dirige les travaux de construction de l'évêché (1870 à 1874) et de la chapelle en 1877. Il bâtit les églises de Faaone en 1877, Faaa en 1878 ; il participe à celle de Papaoa (Arue) en 1882.
Le frère Aloys Holtrichter (1831-60-84), menuisier, est l'ébéniste, le doreur des mobiliers et aussi l'organiste de la cathédrale. Il travaille à Punaauia en 1860, à Papetoai en 1872, à l'évêché en 1873 et à Paea en 1878. C'est lui qui fabrique « le bel autel et la balustrade armoriée de la chapelle de l'évêché, ainsi que la plupart des meubles des églises et presbytères de Tahiti, de Moorea et des Tuamotu ».
Les frères André Fort (1832-60-85) et Clément Pascal (1817-61-94) sont les commissionnaires de la Mission, chargés des approvisionnements, des charrois et des chantiers.
Le frère Alexandre André (1824-60-72), maçon et cousin du frère Théophile, avec qui il travaille à Punaauia en 1860. Il bâtit l'église de Tautira en 1865, de Haapape (Mahina) en 1870. Il participe à la construction de l'évêché.
Le frère Cyprien Roides (1817-60-86), maçon, débute à Punaauia en 1860.
Puis il participe aux chantiers de Tautira en 1865, de Haapape en 1870, de l'évêché. Il bâtit l'église de Papara en 1876, de Paea en 1877, de Papaoa (Arue) en 1883.
L'Église catholique, le peuple chrétien et toute la Polynésie doivent beaucoup à ces frères des Sacrés-Cœurs, bâtisseurs d'églises simples, solides, de style néogothique cistercien dont la chapelle de l'évêché, consacrée le 21 décembre 1877 et dédiée au Sacré-Cœur de Jésus, est un peu le modèle parfait. L'œuvre d'architecture religieuse de ces 24 frères bâtisseurs constitue le plus important patrimoine architectural à travers les nombreuses îles de la Polynésie française.
[8] Effectif des frères convers SS.CC. aux diverses époques ; (-) effectif des Pères.
Époques :
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1834
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1836
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1840
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1850
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1860
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1870
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1880
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1890
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1900
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1910
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1920
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Effectifs :
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1 (2)
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4 (7)
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5 (9)
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4 (12)
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12 (15)
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10 (20)
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7 (22)
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4 (24)
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3 (18)
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2 (26)
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1 (21)
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Voir les détails de l'État de la Mission à l'Annexe IX.
[9] Mgr JAUSSEN à ses sœurs (16-7-1872), Ar. SS.CC. 58,5.
[10] Mgr ROUCHOUZE au P. COUDRIN (27-5-1835), Aukena, Ar. SS.CC. L.A.M.O. n°11.
[11] Mgr ROUCHOUZE à Mgr BONAMIE (19-8-1838), Aukena, Ar. SS.CC. L.A.M.O. n°137.
[12] C. LIAUSU à Mgr BONAMIE (18-1-1841), Mangareva, Ar. SS.CC. 1-1-4. Voir H. LAVAL : Mémoires, chap, XI, pp.148 ss et chap. XIV, pp.193 ss.
[13] P. HICKEL au T.R.P. (10-8-1894), Ar. SS.CC. 62,2 - Mgr VERDIER au T.R.P. (2-3-1894), Ar. SS.CC. 58,3.
[14] Amiral LAPALIN à LA MOTTE-ROUGE (23-1-1871), au Ministre (28-4-1871) ; LA MOTTE-ROUGE à Amiral LAPALIN (fevrier 1871), F.O.M. Océanie C 89, A 92.
[15] A. COOLS: Evêché de Papeete et frères bâtisseurs, pp.17 à 32. Nous mettrons après le nom des frères, leurs dates de naissance, d'arrivée à Tahiti et de décès.