À leur manière et dans le langage du XIXe siècle, les missionnaires des Sacrés-Cœurs conçoivent leur mission évangélisatrice comme devant promouvoir « tout homme et tout l'homme ».
Le P. Albert Montiton écrit à son frère Artème en 1852 : « Nous sommes appelés à l'œuvre sublime de la propagation de la foi orthodoxe, c'est-à-dire de la vraie civilisation, la seule qui, éclairant et moralisant simultanément les peuplades encore sauvages de l'Océanie, pourra les rendre véritablement sociables et heureuses »[2]. Nous ne reviendrons pas dans ce chapitre sur ce qui a été dit précédemment concernant l'action fondamentale d'alphabétisation par les « petites écoles de village » que le P. Montiton et ses confrères des Tuamotu ont développées dans tous les atolls avec l'aide de moniteurs et de katekita formés par leurs soins.
Le P. Cyprien Liausu, qui était médecin, s'exprime ainsi en 1842. « La population (des Gambier) continue d'augmenter rapidement ; cette année 52 naissances pour 22 décès... Vous savez que notre but, en venant parmi ces peuples, n'a pas été seulement d'en faire des chrétiens, mais encore des hommes, en leur apprenant les arts de première nécessité. Il fallait d'abord songer à les nourrir, à les vêtir et à les loger; c'est aussi de ce côté que s'est portée d'abord notre attention. Dieu a béni nos efforts et nous n'en sommes plus maintenant à de simples essais.
Nous avons huit métiers de tissanderie, seulement à la grande île (Mangareva), lesquels ont confectionné cette année 2 300 brasses de toile à coton[3]. Tout le fil a été filé en deux mois et demi et tissé en sept mois. Le tissage en croisé a été distribué aux fileuses les plus habiles et la simple toile à celles qui le sont moins.
Les bâtisses nouvelles sont à Taravai : une église de 75 pieds de long ; une maison pour le roi de 42 pieds de long, une autre pour nous de 30 pieds. Tous nos insulaires sont résolus à se construire des maisons en pierre ; ils trouvent que les maisons en bois pourrissent trop vite et obligent à abattre trop souvent les arbres.
Ils ont défriché tous les endroits marécageux pour y planter du taro ; ils ont arraché les forêts de roseaux qui couvraient les montagnes pour y planter des patates douces... Après le terrible ouragan de 1841, ils avaient semé des courges qui donnent encore du fruit et leur ont sauvé la vie. La crainte de la famine, jointe à nos exhortations, leur ont donné un tel goût pour l'agriculture, qu'ils ont mis en culture jusqu'aux plus mauvaises terres occupées par les fougères. Les arbres à pain, si cruellement endommagés par l'ouragan, repoussent avec vigueur et donneront des fruits dans six mois.
Nous avions ici cinq matelots déserteurs qui n'avaient abandonné leurs navires que pour être libres et indépendants de toute autorité... Ils ne pouvaient rien faire dans ce pays parce que le peuple est trop religieux. Ils voyaient avec beaucoup de peine que le Roi achetât pour son compte les perles que pêchent les naturels ; ils ne manquaient pas de faire part de leur chagrin aux capitaines marchands qui venaient nous visiter. Dans ces occurences, le mensonge et la calomnie ne leur coûtaient pas beaucoup. C'étaient, disaient-ils, les missionnaires qui conseillaient au Roi d'acheter les perles afin de frustrer les marchands du profit qu'ils auraient pu en tirer, etc. Deux d'entre eux, révoltés contre leur capitaine... vont partir pour Valparaiso. Un troisième, qui a commis plusieurs vols, va partir aussi. Il ne nous en restera plus que deux qui sont mariés ici. J'ai été blâmé par un navire de guerre pour n'avoir pas fait arrêter un autre qui avait manqué grossièrement au Roi ; l'individu n'est plus là ; il s'est enfui à Tahiti ».[4]
Tout y est dans cette lettre du supérieur de la mission de Mangareva au Supérieur Général des Pères des Sacrés-Cœurs. C'est la phase initiale que décrit admirablement le commandant Aube dans son compte rendu de voyage en 1869 en Océanie : « Toutes les missions océaniennes offrent en spectacle des sociétés arrivées en quelques années à la civilisation du Moyen Age, mais s'arrêtent incapables de nouveaux progrès »[5]. La vigueur et la réussite de la phase initiale de cette évangélisation-développement frappe les navigateurs de ces années 1840-1850 ; ils font part de leur étonnement émerveillé dans leurs comptes rendus. Le Commandant Laplace, en 1839, dit au P. Amat qu'il n'y a « rien de plus surprenant que les Gambier ; les missionnaires y font des miracles ». Le capitaine Pénaud décrit sa visite du 12 février 1844 : « Les habitants des Gambier, signalés par le capitaine Beecher, il y a seulement 18 ans, comme les plus inhospitaliers et les voleurs les plus audacieux de la Polynésie, forment maintenant une des populations les plus bienveillantes... Les changements extraordinaires effectués en si peu de temps sont l'œuvre de quelques missionnaires français. » Le capitaine Brandela en 1850 parle du merveilleux développement obtenu par « la voix de ces apôtres civilisateurs, vraiment devenus les pères de cette nouvelle famille chrétienne », selon les mots de l'abbé de Laval, aumônier de la « Capricieuse »[6].
Pour les missionnaires comme pour les voyageurs qui les visitent dans leurs îles océaniennes, « évangélisation et civilisation » vont de pair dans un développement global de l'homme restauré par la foi en Jésus-Christ. Ce que les visiteurs de passage ne voient pas, c'est la vie concrète et la psychologie du missionnaire isolé, en particulier sur les atolls, pour obtenir un résultat aussi étonnant. Un des témoignages les plus émouvants dans sa crudité et son français malhabile est celui du P. Germain Fiérens, flamand, grand apôtre défricheur des Tuamotu. Voici sa description du débroussage évangélisateur et civilisateur de l'atoll de Napuka en 1878[7]. Les habitants actuels mesureront le chemin parcouru en un siècle.
« Quoi vous dire de ce peuple (de Napuka) ? Avec toute la bonne volonté, je ne pourrais vous en dire que du mal. C'est la population la plus abrutie que j'ai trouvée dans toutes ces îles (Tuamotu). Ça n'a pas deux idées, hormis manger et boire. Tout est sauvage ici. Ça ne sait absolument rien faire... La plupart n'avait pas même la moindre hutte pour s'abriter contre la pluie, vivant au jour le jour sans rien semer ni planter...
Quelle patience et quel courage il faut avoir pour instruire ces abrutis ; ça ne comprend rien... Il y a de quoi se mettre dans des colères bleues, car, hélas !, on reste homme. Que de fois, dans les commencements, je me suis oublié ; c'est à ma honte que je le confesse. Comme le Bon Dieu sait tirer le bien du mal, ça nous a servi, car ce peuple est autant poltron qu'il est fainéant...
Jamais ils ne travaillaient ni ne plantaient quoi que ce soit ; car à quoi bon !
Car à moins d'être fort et bien soutenu, on viendrait le leur prendre. La plupart n'ont pas même des lignes de pêche, ni de petits filets de pêche, ni natte, ni pirogue, ni rien. Seuls quelques tyrans du pays ont de ces objets, pour la plupart volés. Quand un individu venait à mourir, on lui prenait tout... Je peux dire que près de la moitié de la population n'avait plus de terre et vivait un peu par ici et par là, comme elle pouvait - qu'on dise encore que le sauvage vit heureux ! Ils ne l'ont donc pas examiné... Qui a voulu et qui voudrait encore ramener l'homme-nature !
Reste à vous dire ce que nous avons fait. Nous avons commencé par faire une petite case pour nous loger ; puis une petite chapelle qui sert d'école. Nous avons fait cuire deux grands fours à chaux, assez je pense, pour bâtir l'église. Il y a aussi plus qu'il ne faut de pierres ramassées pour finir l'église ; puis un cimetière pour loger les morts. De plus, nous avons fait percer trois routes le long desquelles nous avons fait construire des petites cases, de sorte que ça a l'air d'un petit village maintenant. Je ne veux point vous parler de la peine que nous avons eu pour obtenir tout cela ; vous pouvez vous en faire une idée.
Reste maintenant à s'occuper spécialement de leur instruction et à enjoliver les villages... J'ai pensé que si vous pouviez acheter des habits, les fonds de magasin, ça pourrait être un stimulant à venir s'instruire ; ceux qui se laisseraient bien instruire, on leur donnerait un habit et on les admettrait à la communion. Ça répugne d'admettre à la Sainte Table des gens à peu près nus. »
En traitant sans nuances « d'abrutis » les Napuka, qui incontestablement forment une nation à nulle autre pareille, le P. Fiérens ne se doutait certainement pas que le village de « Pukamaruia » serait le premier village entièrement équipé à l'énergie solaire en 1982 ! et tout marche bien aux dires des contrôleurs du C.E.A. L'évolution heureuse de Pukamaruia démontre bien que la « patience » requise du missionnaire n'est pas que civilité d'un moment, mais doit embrasser des décades et des décades... Dieu est exigeant, lui qui en tout homme a mis son Image.
Mgr Verdier, dans une longue lettre de 1885 au Supérieur Général des missionnaires des Sacrés-Cœurs, récapitule cette conception missionnaire globale telle qu'il l'a découverte dans sa première tournée pastorale aux Tuamotu[8].
« Vu les distances si considérables, vu la grande difficulté des communications... dans les îles les plus reculées... seul, une fois par an, le missionnaire y fait une apparition au prix de grandes dépenses et fatigues, pour baptiser, instruire, confesser... marier, distribuer des habits aux plus nécessiteux, faire les réparations urgentes aux églises, écoles, presbytères, importer les arbres fruitiers et les bestiaux utiles afin de faire parvenir ces pauvres insulaires à avoir leur suffisant pour leur nourriture et leur entretien.
Ce petit bien-être matériel que cherche à généraliser la Mission a une importance religieuse plus grande qu'on ne pense. Que de fois les missionnaires ont constaté avec douleur la vérité de ce dicton populaire «ventre affamé n'a pas d'oreilles »... Ces pauvres gens restaient dans un état de nudité aussi horrible à voir qu'inévitable. Le missionnaire apportait-il un nombre considérable de cocos qu'il faisait planter sous ses yeux, la faim et l'imprévoyance poussaient ces malheureux à les déterrer la nuit pour les manger. Voilà pourquoi il est encore des îles plongées dans la misère ; ce n'est qu'à force de revenir à la charge qu'on pourra les en tirer.
« Là où, plus dociles à la voix du prêtre, les insulaires ont planté beaucoup de cocotiers, ils se trouvent aujourd'hui jouir d'une médiocre aisance, ont le visage épanoui, possèdent des vêtements, montrent pour l'instruction religieuse une assiduité, une attention, un attrait qu'on ne remarquait pas du tout chez eux avant d'être délivrés de la misère où ils vivaient. De plus, débarrassés du souci de la nourriture devenue abondante, ils se prêtent plus volontiers à aider le missionnaire pour les travaux de construction ou de réparation des bâtiments...
Le catholicisme a adouci les mœurs sauvages. Il a contribué dans une large part à la formation de gros villages, ce qui rend plus facile l'instruction et l'administration... La Mission a importé et fait planter beaucoup de cocotiers dont les fruits abondants procurent, au bout de cinq à dix ans, ce dont les insulaires ont besoin pour leur nourriture, leur entretien, leurs habitations...
Persuadés que l'instruction, dirigée par la religion... serait d'une grande utilité pour ces pauvres gens, les missionnaires ont établi, à côté de la maison de prière, une école tenue par un indigène instruit par le Père... Ces écoles sont dans beaucoup d'îles à la charge de la Mission exclusivement ; c'est elle qui a fourni le local, formé l'instituteur entretenu par elle et attiré à l'école les enfants du pays... Dans la bonne tenue de ces écoles est l'espoir d'un avenir... plus prospère et plus heureux pour ces îles reculées... Ils seront à même de traiter avec les étrangers sans se laisser aussi facilement que par le passé ou tromper dans les transactions ou séduire dans les relations. Ils deviendront peu à peu civilisés sans cesser d'être bons chrétiens. »
[2] A. MONTITON à Artème MONTITON (15-7-1852), à sa famille (27-12-1857), Ar. SS.CC. 73,3 - Voir H. LAVAL : Mémoires. introduction, pp. XXXVII s..
[3] 1 brasse = 5 pieds = 1,60 m de tissu.
[4] C. LIAUSU à Mgr BONAMIE (16-6-1842) Mangareva, Ar. SS.CC., L.A.M.O. II.
[5] Cdt AUBE : Océanie en 1869 in Revue Maritime. février 1873, p.327.
[6] Cdt LAPLACE au P. AMAT (14-12-1839), Valparaiso - Cdt PENAUT : Revue Coloniale. septembre 1845 - Cdt BRANDELA (19-7-1850), « Société de l'Océanie » - Abbé de LAVAL, aumônier de la Marine : relation de voyage sur la « Capricieuse » en 1850, Ar SS.CC. 64,2.
[7] G. FIERENS à Mgr T. JAUSSEN (21-6-1878), Napuka, Ar SS.CC. 73, 1.
[8] Mgr VERDIER (14-8-1885), Hao (Tuamotu), Ar. SS.CC. 58,2.