Le 18 octobre 1860, les frères Alpert Ropert, Arsène Guillet, Hilaire Toublanc et Eubert Robic débarquent à Papeete au terme d'un long voyage de 13 mois. Pendant cinq mois à Valparaiso, ils travaillent avec les pères des Sacrés-Cœurs ; ils font une escale de huit jours à Nuku-Hiva où ils sont reçus par Mgr Dordillon. Dès le 2 décembre 1860, le Commissaire Impérial Gaultier de la Richerie les « autorise à ouvrir immédiatement un externat de jeunes garçons ». Cette date marque l'origine de l'école publique des garçons à Tahiti dans des conditions par ailleurs très difficiles ; le gouverneur de la Richerie, malgré ce qu'avait prévu son prédécesseur Saisset et ce qu'offrait Mgr Jaussen, attribue aux frères « une vieille case dans une aile de la caserne » au cœur du quartier le plus mal famé de la ville.
Cet envoi des Frères de l'Instruction Chrétienne à Tahiti est un des tout derniers actes de leur fondateur, alors âgé de 79 ans, l'abbé Jean-Marie de la Mennais. Il avait déjà envoyé ses frères aux Antilles, en Guyane, au Sénégal ; c'est d'ailleurs du Sénégal que venait le frère Ropert, le directeur et fondateur de l'œuvre des frères en Polynésie où il restera sept ans. Pour saisir le sens de cette arrivée et comprendre les difficultés de tous ordres qui surviennent dès le début, à commencer par le logement infect et les tracasseries administratives, il convient de situer cette demande ; elle a ses racines sept ans plus tôt.
Pour asseoir son autorité, « annuler les anglais » et lutter contre les pères des Sacrés-Cœurs par des « prêtres gouvernementaux », le gouverneur Page écrit au Ministre de la Marine en 1853 : « Je prie qu'on m'envoie de France des instituteurs ayant dans leur programme le français ; la majorité des districts me le demandent... Il faut des instituteurs qui reçoivent et respectent les ordres du Gouvernement... des Frères de la Doctrine chrétienne (sic) seraient un noyau suffisant »[24]. En plus des autres excès - affaire d'Anaa de 1852 - le Ministre, tout en retenant l'idée, n'apprécie guère les motivations avancées. Il écrit au gouverneur du Bouzet qui succède à Page : « Monsieur Page, à tort, a voulu soustraire l'enseignement à la Mission catholique. Le projet de faire venir deux Frères de l'Instruction Chrétienne demande un très sérieux examen... Le Vicaire Apostolique y est favorable »[25]. Ce n'est que quatre ans plus tard, le 25 octobre 1858 que le gouverneur Saisset « de concert avec Mgr d'Axiéri (T. Jaussen) demande au Prince chargé du Ministère des Colonies, quatre Frères de l'École chrétienne (sic) pour l'instruction primaire à Papeete »[26]. Le 5 mai 1859, le Ministre transmet la demande à l'abbé Jean-Marie de la Mennais qui accepte aussitôt.
Malgré les « instructions » laissées par Saisset sur cette arrivée des frères, son successeur Gaultier de la Richerie profite de leur long voyage de treize mois pour entraver l'œuvre des frères et la faire échouer[27]. Ils logent « au milieu d'une centaine de soldats et d'un plus grand nombre de femmes » pour les décourager et empêcher les européens d'y envoyer leurs enfants. Les élèves doivent passer devant le centre des pasteurs protestants qui ont menacé d'excommunier les parents qui enverraient leurs enfants chez les Frères. De plus on est en plein conflit entre l'évêque et le Gouverneur qui, aux dires du Ministre, « est hostile au catholicisme... et a les vues de protestantiser le pays »[28]. Ce conflit amène Mgr Jaussen à aller à Paris et à demeurer absent de Tahiti pendant près de quatre années. De plus le Fr. Alpert se plaint de l'autoritarisme anti-religieux du Gouverneur : « Il n'appartient pas à votre Supérieur de poser ses conditions : c'est un droit qui m'est dû ! me répète-t-il !... Il se moque de nos règles... Son désir est de vouloir nous conduire comme des officiers, Il se croit un petit empereur et veut tout diriger en despote »[29].
Dans un tel contexte, il est facile d'imaginer que la compréhension fut délicate à établir avec le Vicariat Apostolique. Mgr Tepano Jaussen, à la demande des missionnaires, s'absente de janvier 1861 à février 1864. Le P. Clair Fouqué gère la Mission comme Provicaire pendant ce temps. Il avait eu à subir les exactions du gouverneur Page à Anaa dix ans auparavant. Si « la plus grande union règne entre les communautés : Pères, Frères et Sœurs », selon une lettre du Fr. Alpert, l'ambiguïté de la position des frères de Ploërmel - à la fois fonctionnaires du Gouvernement chargés des écoles publiques de garçons et religieux dans la mission catholique alors en butte au double jeu de la Richerie - suscite de sérieuses questions aux missionnaires, Le Supérieur Général des Frères, le T.C.F. Cyprien répond aux griefs de Mgr Jaussen et du P. Fouqué le 20 septembre 1865 par une lettre grave et émouvante[30].
« Il y a eu dans tout cela... quelques surprises et de l'exagération... au point de vue des insinuations perfides... Est-il vrai que le Fr. Alpert ait toujours été encouragé comme il aurait dû l'être ? Ces pauvres frères, jetés si loin de moi, ne seraient-ils pas soumis parfois à des épreuves tristement décourageantes ?... J'ai dû me demander sérieusement si je ne rappellerais pas mes frères, plutôt que de les laisser en butte à d'étranges persécutions de la part de ceux-là même qui devraient les encourager et les défendre. L'heureuse arrivée de Votre Grandeur sera, je n'en doute pas, le meilleur remède à tous ces maux.
Un mot cruel qui me bouleverse s'est échappé d'une plume bénie : “Serait-il vrai que, dans les colonies, vos frères font la guerre au clergé ?” Si cette question pouvait être sérieusement posée, je n'écrirais pas cette lettre. Je briserais ma plume ; et, prosterné le front dans la poussière, je demanderais à Dieu la suppression, ou plutôt l'anéantissement de toutes nos écoles coloniales... Que ne m'est-il donné de causer quelques instants avec vous, Monseigneur ! Je vous donnerais la clef de bien des choses. »
La position des frères est fort difficile à tenir. Le 1er décembre 1860, le Fr. Ropert veut l'application à Tahiti de « la même règlementation que dans les autres colonies où ils sont demandés... Nous ne dépendons que de l'Ordonnateur et nous demandons avec instance à être sous sa direction réglementaire... L'École doit être gratuite, car le Gouvernement nous a envoyé pour fonder l'École la plus accessible aux indigènes afin de populariser la langue française... Nous nous proposons de conduire seulement les enfants catholiques aux offices »[31]. L'année 1861 voit d'âpres discussions avec le gouverneur sur le règlement, les fournitures, les locaux, l'organisation de l'école. En 1862, le Fr. Ropert doit réaffirmer « la loyauté et le dévouement des Frères à l'Administration pour son œuvre civilisatrice »[32]. Le 20 octobre 1862, le gouverneur de la Richerie, suivant en cela les directives constantes du Ministère de la Marine et des Colonies, promulgue une ordonnance rendant le français obligatoire dans les écoles. Dans son rapport du 30 octobre suivant, il oppose « l'enseignement des écoles de la mission catholique pour ainsi dire nul, aux écoles catholiques françaises des Frères et des Sœurs... J'ai à cœur de voir un clergé catholique solidement établi dans le Protectorat à l'ombre de notre drapeau... Mgr d'Axiéri ne veut pas se conformer à un arrêté si favorable pour lui. Si les écoles de la Mission n'eussent pas été transformées en cours de catéchisme, la susceptibilité des parents n'eût pas été éveillée... Les indigènes ont le désir d'apprendre notre langue »[33]. Pour faciliter l'acquisition du français - et comme Charles Viénot le proposera lui aussi pour l'école protestante de Papeete - le Fr. Alpert suggère en 1863 « de forcer les élèves à être en récréation avec les maîtres pour empêcher de parler la langue indienne »[34]. Ministres et gouverneurs insistent sur cette nécessité de l'école en français. Cette exclusivité qui se poursuivra jusque dans les années 1970, sera un point de friction permanent avec la Mission catholique ; les petites écoles des missionnaires sont bilingues et la liturgie est à base de chants en langue locale.
À cette position déjà bien délicate pour les premiers frères, à la fois dans l'administration et dans la Mission, s'ajoute l'arrivée des pasteurs protestants français en 1863. Le 15 mai 1860, pendant le voyage des premiers frères, le gouverneur de la Richerie « décide d'appeler des pasteurs français » à l'instigation de Caillet et suite à la « pétition de l'Assemblée législative ». Si cet appel reprend des suggestions de 1844 et de 1857, Charles Viénot reconnaît l'action déterminante de Caillet et de la Richerie dont l'idée essentielle est d'établir « un cuIte national » contrôlé par le gouverneur[35]. La Société des Missions Évangéliques de Paris répond favorablement en 1862. En mars 1863, le pasteur Arbousset fait une longue visite de prospection. Il demande aussitôt la création d'une école protestante pour équilibrer « l'effort catholique sur les écoles ». Le pasteur Atger arrive dans ce but en 1864. Mais c'est Charles Viénot qui ouvrira l'école protestante le 17 septembre 1866. Il faut comprendre la vigueur de la lutte menée par les protestants français en ce domaine. Les religieux catholiques tiennent les écoles des districts et les écoles officielles du Gouvernement. De plus, les pasteurs français constatent avec effroi « le naufrage du protestantisme, le bas niveau des pasteurs locaux, l'immoralité et la superficialité » à Tahiti et Moorea. « Les difficultés du protestantisme à Tahiti, en particulier à cause des écoles catholiques soutenues par l'administration » sont considérables. Une telle situation de reprise fondamentale du protestantisme, liée aux mentalités ardentes de l'époque, explique la violence de la lutte scolaire[36].
Dans cette ambiance tendue, le gouverneur de la Richerie, le 31 octobre 1862 décide que « sept jeunes gens sortis des classes tenues par les Frères, vont compléter leur éducation au pensionnat de N.-D. de Toutes-Aides à Nantes, appartenant à la même communauté ». Le quatrième fils de Pomaré IV, Tuavira Joinville, bénéficie lui aussi d'une bourse coloniale, Les élèves sont confiés au T,C.F. Cyprien, Supérieur Général, « comme à leur père » par la Reine et les chefs. Certains élèves étant protestants et la famille royale étant concernée, l'émoi est très vif chez les protestants. L'affaire va au Ministère et fait couler beaucoup d'encre. Malgré l'avis de leurs parents, trois jeunes gens sont enlevés aux frères et confiés à l'école protestante de Nérac. En février 1865, le Gouverneur de la Roncière, juge « l'expérience inutile et onéreuse » ; il propose le retour à Tahiti des six jeunes gens. Ce qui a lieu en mai suivant. Le gouverneur procède en avril 1866 à l'examen oral de ces premiers étudiants tahitiens en France ; il le juge « bien peu satisfaisant »[37]. Que cherchait en fait de la Richerie dans cet essai si mal préparé ? Les protestants se sont sentis provoqués ; les frères de Ploërmel ont été floués ; le Ministère de la Marine a été irrité ; la Mission catholique a été embarrassée. Sinon le but, du moins le résultat en fut machiavélique ; les divisions et les tensions en furent aggravées. On comprend l'irritation du T.C.F. Supérieur Général qui intervient deux fois de suite, en 1864, auprès du Ministre. Il constate que, « après un début plein des plus belles espérances - puisque les frères avaient tous les enfants de la localité, sans distinction de protestants et de catholiques - leur mission a été troublée par l'arrivée des ministres protestants français (20 avril)... Si la situation doit être continuée, je supplie de bien vouloir rappeler les frères (19 août) »[38].
Après avoir situé l'ambiance compliquée et le contexte tendu de l'arrivée des frères de Ploërmel pour fonder l'Instruction Publique des garçons, retraçons brièvement - car c'est mieux connu - l'histoire de leurs écoles à Tahiti puis aux Marquises.
Le succès de l'école publique des garçons de Papeete, confiée aux frères le 2 décembre 1860, est aussi rapide qu'inattendu. Ils sont plus de 200 élèves après un an et demi. En décembre 1862, les frères ont 153 élèves et les sœurs 140, Devant ce succès, le Comité d'instruction Publique est fondé le 22 janvier 1863. La grande question sera longtemps celle de la persévérance ; catholiques comme protestants se plaignent de « l'absentéisme des élèves ». Les frères sont comblés d'éloges par l'Assemblée législative et le gouverneur ; la Reine « engage tous ses sujets à confier aux Frères l'instruction de leurs enfants ». Ces appels ne peuvent cependant pas donner du jour au lendemain le sens de leurs responsabilités éducatives à des polynésiens alors tout à fait « indifférents et sans autorité sur leurs enfants ».
Le 31 mars 1864, à la demande du chef de Papeuriri, les frères ouvrent une école publique à Mataiea. Les frères, depuis octobre 1863, sont dix au service de l'enseignement. Par « leur dévouement, leurs qualités d'abnégation, leur sens du devoir, leur compétence, leur présence toute la journée avec leurs élèves », les frères transforment rapidement « la mentalité et les mœurs scolaires de la population tahitienne ». L'administration et les familles leur font une confiance totale.[39]
Mais l'arrivée des pasteurs protestants français en 1863 et le développement de la laïcité en France vont entraîner dès 1882 pour Papeete et 1887 pour Mataiea la laïcisation des écoles publiques tenues par les frères à Tahiti. Dès le 4 septembre 1866, Charles Viénot envisage cette perspective. Sa participation au Comité d'Instruction Publique en 1876, l'appui du Gouverneur Chessé en 1880, des Amiraux Jauréguiberry et Cloué en 1881, en permettant l'application dès octobre 1882 à Papeete[40]. Il s'agit d'une question politique et religieuse, comme le constate le gouverneur Planche en 1879[41].
« Nos écoles fonctionnent bien et l'instruction publique primaire est certainement plus avancée à Tahiti et Moorea que dans beaucoup de départements français. On rencontre peu de tahitiens, dans les districts, qui ne sachent lire, écrire et calculer couramment. Les dispositions naturelles sur le calcul sont même extraordinaires.
Une diminution a été opérée sur le personnel des écoles publiques catholiques afin de reporter l'économie sur l'école protestante indigène de Papeete qui est disposée à devenir école publique. »
Le 12 février 1879, le gouverneur demande au Ministre : « Quelle est la nature et la durée des contrats de direction des Écoles pour les Frères et les Sœurs ? Il n'y a localement aucun acte. » La réponse du Ministre Jauréguiberry est « qu'aucune clause n'existait qui puisse empêcher l'administration d'employer d'autres instituteurs pour diriger les écoles... (de plus) il est opportun de diriger l'instruction conformément aux idées religieuses de la majorité de la population de la colonie »[42]. Dès le 2 septembre 1879, par arrêté n°368, le gouverneur supprime deux postes de frères et deux postes de sœurs qui « devront prendre passage sur le premier bâtiment qui partira de Tahiti pour se rendre en France ».
Le report sur les protestants de ce qui est retiré aux catholiques, selon les accords entre la Marine et la S.M.E.P., paraît curieux aux milieux laïcs qui « veulent une école séparée de l'Église et du Temple ». En janvier 1880, le gouverneur écrit au Ministre : « Le Conseil a refusé de remplacer les écoles actuelles par une école laïque, chose bonne et rationnelle ; mais le moment n'est pas arrivé... Les finances locales ne peuvent supporter cette dépense de 80 à 100 000 F. Le Conseil n'admet pas les écoles de culte qui entretiennent l'antagonisme. C'est un dilemme d'où il est difficile de sortir. Le Gouvernement n'a jamais entendu créer des écoles de culte proprement dites ; cependant les subventions et les divisions les font considérer comme telles. Où trouver des instituteurs laïques pour remplacer les instituteurs actuels aux modestes appointements ? »[43]
Le 30 juin, un entrefilet prévient que « les Frères et les Sœurs exerçant dans les Écoles du Gouvernement continueront à professer jusqu'à nouvel ordre ». Il faut deux années pour trouver des remplaçants aux frères qui cessent le 1er octobre 1882. Ce ne sera pas le succès escompté. Les familles continuent de faire confiance aux frères qui ont fondé une école libre dans le cadre de la Mission. En 1887, le gouverneur Lacascade constate le « délabrement de l'Enseignement Public » ; les pasteurs Vernier, Brun et de Pomaret se plaignent que les « écoles publiques soient exclusivement en français, laïques, sans prières et qu'on y cultive la mémoire et non pas le cœur »[44].
La laïcisation pose aux Frères de Ploërmel et à Mgr Tepano Jaussen une grave question pastorale et financière. Le Supérieur Général des Frères ne pouvant entretenir une école libre à Tahiti à la charge de la congrégation, leur demande « de céder à la violence et de se retirer » (17 mars 1881). Tel n'est pas l'avis de l'évêque et des familles. Le 7 février 1882, Mgr Tepano et le Fr. Juvénal signent un accord de principe sur le maintien de quatre frères dans les mêmes conditions que celles de l'administration. Le Supérieur et le Conseil des Frères de Ploërmel l'acceptent. Le Conseil de la Mission aussi. « Nous avons tenu Conseil, les PP. Collette, Martin et moi. Les Frères consentent à rester, moyennant une installation évaluée à 20-25 000 F et une dépense annuelle de 10 000 F (2 000 F par frère et par an). La Mission peut faire la dépense d'installation ; elle ne pourra pas distraire annuellement 10 000 F... C'est un appel à la Providence (10 mars 1882) ».
« Les Frères et les Sœurs ont leur installation : 35 000 F. Le plus difficile sera de les maintenir, en sacrifiant 15 000 F par an de notre allocation. Nos placements s'en vont. En 1882, je le dis avec effroi, la Mission a dépensé 105 000 F (4 mars 1883). »[45] Le Vicariat de Tahiti est le seul à faire un tel effort pour garder les Frères de Ploërmel chassés des colonies par les lois laïques. Jusqu'à l'application de la loi Debré en 1975, ce sera une très lourde charge. Malgré cet effort, les frères vivent dans une très grande pauvreté[46]. Ils seront de plus en plus aidés par les Anciens.
Comme les élèves continuent d'aller à l'école des frères dès l'ouverture de leur école libre à Papeete et que Mgr Verdier vient y faire le catéchisme, les frères sont menacés à cause de cela. Le laïcisme du moment ne tolère pas l'enseignement religieux dans une école religieuse[47]. La situation est délicate pour les frères : ils sont plébiscités par la population et la majorité des élèves n'est pas catholique ; ils sont désormais une école libre de la Mission catholique qui désire que les frères soient explicitement missionnaires. Pour tous c'est une mutation délicate à réaliser au milieu de tensions considérables. Les Vicaires Apostoliques successifs expriment à la fois leur réserve, parfois irritée, devant des frères qu'ils trouvent plus « instituteurs et universitaires » que religieux missionnaires, et leur admiration profonde pour le travail de formation de la jeunesse[48]. La grande figure de cette difficile période de luttes incessantes et de succès grandissants est celle du populaire Fr. Alain Guitton (1890-1913). Le 13 janvier 1944, la Colonie reconnaît officiellement les services rendus par l'enseignement catholique à Tahiti.
Le 16 décembre 1945, Mgr Paul Mazé pose la première pierre du nouveau bâtiment du collège La Mennais, financé par les anciens élèves et les parents ; il est inauguré en 1948. Avec le développement de Tahiti et le soutien actif de l'évêque, les écoles des Frères se déploient dans la zone urbaine : 6 octobre 1958, ouverture de l'école Saint-Paul ; septembre 1965, fondation de l'école Fariimata ; septembre 1968, lancement de l'école Saint-Hilaire à Faaa.
De nombreux mouvements de jeunes, des activités très diverses sont lancées et animées par les frères. La musique y est à l'honneur par la célèbre fanfare qui anime les fêtes officielles, comme le défilé de la Victoire de 1918 ; ce qui ne plaît pas à tout le monde, si on en croit le « Journal de Papeete ». En plus de la musique, chère aux Tahitiens, le sport sous toutes ses formes est mis à l'honneur. Lorsqu'en 1964, les écoles chinoises de Tahiti ferment leurs portes, la plupart de ses 200 élèves s'inscrivent chez les frères. Avec l'arrivée du C.E.P. en 1963 et le doublement de la population en vingt ans, avec l'introduction de la loi Debré en 1974 et 1975, une époque nouvelle est commencée, préparée du reste par la politique bienveillante et constante des différentes Assemblées Territoriales qui subventionneront les écoles privées pour le traitement des maîtres, les besoins pédagogiques et parfois même certaines constructions.
Aux Marquises, les Frères de Ploërmel se sont implantés en trois périodes différentes, liées aux difficultés du moment. Un premier essai a lieu de 1863 à 1866. En avril 1863, à la demande de Mgr Dordillon, alors directeur des affaires indigènes, les Fr. Stanislas, Gatien et Emilas fondent une école de garçons à Taiohae (Nuku-Hiva). Le 20 août suivant, une épidémie de petite vérole apportée par un bateau, fait disparaître la moitié de la population : 958 décès pour 998 survivants. Le Fr. Arthémas qui savait vacciner, part pour Taiohae avec les sœurs de Cluny. Les classes reprennent en avril 1864. Mais le gouverneur de la Roncière, plus favorable aux formations manuelles et découragé par les médiocres résultats des élèves ainsi que par le mauvais état de santé des frères, supprime la prise en charge des frères et des sœurs qui se retirent en 1866[49].
Le second essai se déroule de 1898 à 1904 à Atuona et Puamau sur l'île de Hiva-Oa. Mgr Martin, avec l'accord de Mgr Verdier, obtient du Fr. Alain Guitton les trois frères destinés à Mangareva (une première demande pour cette île en 1887 avait été refusée à cause de la laïcisation de Mataiea cette année-là). En décembre 1898, les Fr. Prudent, Mesmin et Emilius arrivent, avec Mgr Martin, à Atuona, la résidence du Vicaire Apostolique à cette époque. Les Fr. Mesmin et Emilius fondent une école à Puamau de l'autre côté de l'île de Hiva-Oa. Ces deux écoles sont des internats dont les familles assurent la subsistance. Les écoles prospèrent rapidement et les enfants « parlent hardiment le français ». Les conditions sont fort pénibles et là aussi la fanfare fait merveille. Malheureusement Paul Gauguin fit tout son possible pour « démontrer aux parents qu'ils n'avaient aucune obligation d'envoyer leurs enfants aux écoles d'Atuona, surtout les filles ». Le 9 décembre 1904 les Frères regagnent Papeete, leur école ayant été déclarée « sans autorisation réglementaire » le 7 septembre précédent. La laïcisation fermait ainsi les écoles des frères et des sœurs aux Marquises.
Le troisième essai est commencé depuis le 5 août 1971 à Taiohae. Les Frères de Ploërmel y prennent l'école-internat Saint-Joseph qui avait été ouverte en 1960 par Mgr Tirilly. Depuis 1922, Mgr Le Cadre soupirait après cette reprise d'une école de garçons aux Marquises.
Le lecteur excusera l'aspect un peu décousu et plus suggestif que longuement explicatif de cette étude sur l'éducation dans la Mission catholique en Polynésie française. Depuis 1950, d'autres congrégations religieuses sont venues apporter leur concours à l'œuvre de l'éducation chrétienne. Le 19 février 1951 les sœurs missionnaires de Notre-Dame des Anges ouvrent une école à Faaa, racine du grand complexe scolaire actuel. En 1965, elles remplacent les sœurs de Cluny à l'école Sainte-Thérèse. Enfin elles prennent en charge l'école primaire de Taravao.
Les religieuses du Bon Pasteur d'Angers ouvrent le 24 octobre 1967 un centre éducatif et un foyer, l'un et l'autre internats, pour les jeunes filles. Enfin en 1972, un petit groupe de religieuses, Filles de la Charité du Sacré-Cœur, s'établissent à Pirae et prennent en charge l'école Saint-Michel.
Désormais, l'Enseignement Catholique est surtout assuré par plus de 90% de professeurs laïcs. Ses diverses composantes qui se retrouvaient depuis longtemps dans un Conseil diocésain, se réunissent en Comité diocésain de l'enseignement catholique (C.O.D.I.E.C.) depuis le 29 mars 1979. Ce C.O.D.I.E.C. est commun pour les deux diocèses de Tahiti et des Marquises. S'il faut constater, avec l'Assemblée Territoriale en sa séance du 30 décembre 1971, que l'enseignement catholique est principalement présent actuellement dans la zone urbaine de Papeete, ce n'est pas parce qu'il a manqué dans les divers archipels. Il a intéressé tout le monde et d'abord les polynésiens. Les écoles de la mission catholique ont utilisé les diverses langues du « reo maohi », en particulier le tahitien, le mangarévien, le paumotu et le marquisien. Dans les années 1970, des programmes et des documents en langue tahitienne ont été composés par le P. Hubert Coppenrath et approfondis par Joanna Nouveau. On ne peut que regretter que les luttes antireligieuses depuis plus d'un siècle en France aient été exportées, voire anticipées, en Polynésie détruisant l'enseignement de la mission catholique qui a alphabétisé et formé l'ensemble des polynésiens pendant plus de cent ans. Même les gouverneurs les plus opposés à la Mission ont dû constater que ces querelles ont entraîné une régression scolaire importante. Les inspecteurs généraux Coste et Moretti déplorent cette situation en 1903 et 1911, ainsi que le faible budget (7%) affecté aux écoles. En 1860, l'obligation scolaire est inscrite dans la loi tahitienne et assurée par les missionnaires protestants et catholiques. En 1879, la scolarisation est d'un niveau supérieur à celui de la Métropole, alors qu'en 1887, après la laïcisation, elle est en baisse. Les fermetures de 1904-1905, chassant les religieux des écoles, ont nui aux populations des îles éloignées et des vallées peu accessibles. Les gouverneurs, à partir de 1922, en particulier pour les Marquises et les Tuamotu, s'efforcent de rattraper le retard accumulé par leurs prédécesseurs en s'assurant la collaboration de la Mission catholique.
Tout cela est sans doute une vieille histoire. Il est triste de constater que ce sont les polynésiens qui ont fait les frais des querelles métropolitaines anticléricales. Il n'est peut-être pas inutile, sur un sujet aussi compliqué que délicat et sensible, de purifier la mémoire pour en éviter le retour et, tous ensemble, construire l'avenir d'un Territoire nouveau. Les propositions de l'État publiées en décembre 1982 par le Ministre de l'Éducation, Monsieur Savary, sur « l'insertion du secteur privé d'enseignement au sein du service public sous la nouvelle forme de l'Établissement d'intérêt public » est source d'inquiétude par son esprit d'étatisation à tous les niveaux. De plus, la « Mission Catholique » en Polynésie française, avec toutes ses composantes religieuses, éducatives, scolaires, sociales... a un statut juridique officiel par le décret Mandel du 16 janvier 1939. La Séparation de l'Église et de l'État ne s'y applique pas en droit, même si, par un abus historique regrettable, laïcisation et séparation furent appliqués rigoureusement à la seule Église catholique. Ne peut-on construire l'avenir sur les bases nouvelles du pluralisme respecté ?
[24] Gouverneur PAGE au Ministre (5-12-1853), F.O.M. Océanie C 43, H 9.
[25] Instruction du Ministre au Gouverneur du BOUZET (15-5-1854), F.O.M. Océanie C 13, A 70.
[26] Gouverneur SAISSET au Ministre (25-10-1858) ; à de la RICHERIE (1859), F.O.M. Océanie C 14, A 75.
[27] Journal de la Société des Océanistes : Les premiers temps de l'Instruction Publique à Tahiti.
[28] Notes du Ministre sur la lettre du P. MONTITON (1863) et Fr. Alpert (28-11-1860), F.O.M. Océanie C 106 et 26.
[29] Frère ALPERT, lettres diverses, Ar. F.l.C., Tahiti.
[30] T.C.F. CYPRIEN à Mgr T. JAUSSEN, Ar. SS.CC. Tahiti (20-9-1865).
[31] Frère ALPERT au Gouverneur (1-12-1860), F.O.M. Océanie C 26, H 16.
[32] Frère ROPERT au Gouverneur (11-12-1862), F.O.M. Océanie C 44, H 19.
[33] Gouverneur au Ministre (20-10 et 30-10-1862), F.O.M. Océanie C 44, H 19.
[34] Frère ROPERT au Gouverneur (1-4-1863), F.O.M. Océanie C 26, H 5 - « Indien » désigne maohi à cette époque. - Ch. VIÈNOT à S.M.E.P. (13-10-1879), D.E.F.A.P. Océanie - Gouverneur de la RONCIERE au Pasteur ARBOUSSET (18-5-1865), D.E.F.A.P. Océanie.
[35] Ch. VIÈNOT à S.M.E.P. (10-6-1878), D.E.F.A.P. Océanie.
[36] Pasteur AROOUSSET au Gouvemeur (2-12-1863), F.O.M. Océanie C 26, H 5 - Pasteur ATGER à S.M.E.P. (8-6-1864 ; 21-4-1871 ; 11-4-1866) - Ch. VIÉNOT (13-6-1866 ; 3-10-1874) - Conseil des pasteurs français (20-10-1871 ; 25-4-1872 ; 4-6-1872), D.E.F.A.P. Océanie.
[37] F.O.M. Océanie C 27, H 20 consacré aux « jeunes tahitiens en France : 1863-1866 » - Archives des FJ.C. à Rome et du D.E.F.A.P. : lettres nombreuses.
[38] T.C.F. CYPRIEN au Ministre (20-4-1864 ; 19-7-1864), F.O.M. Océanie C 44, H 19.
[39] P . O'REILLY : 100 ans au service de la jeunesse tahitienne, p.5.
[40] Ch. VIÈNOT : lettres de 1866 à 1881, D.E.F.A.P. Océanie.
[41] Gouverneur PLANCHE au Ministre (12-2-1879 ; 12-8-1879 ; 31-10-1879), F .O.M . Océanie C 98, H 31.
[42] JAUREGUIBERRY au Gouverneur (14-5-1879) ; B.O., E.F.O. n°7, 1879, acte n°283.
[43] Gouverneur au Ministre (12-1-1880), F.O.M. Océanie C 98, H 31.
[44] Pasteurs VERNIER (12-9-1883), BRUN (14-3-1887), BRUN et de POMARET (15-9-1890), D.E.FAP. Océanie.
[45] Mgr JAUSSEN au T.R.P. (10-3-1882, 4-3-1883), Ar. SS.CC. 58,1 - Cette année-là les recettes de la Mission sont de 72 000 F, dont 50 000 F de la Propagation de la Foi.
[46] Frère ROMAIN-PIERRE au Supérieur Général (22-2-1935), Ar. SS.CC. Tahiti.
[47] P.R. MARTIN au T.R.P. (10-11-1885), Ar. SS.CC. 47,2.
[48] Mgr VERDIER au T.R.P. (18-4-1884) - P. DELPUECH à Mgr VERDIER (10-12-1892) - Mgr HERMEL (16-7-1905) - Mgr MAZE (1-8-1939, 29-9-1960), Ar. SS.CC. - Frère THEOHILE au T.C.F. Général (23-10-1922), Ar. F.l.C. Océanie.
[49] Mgr DORDILLON au T.R.P. (2-10-1864 ; 2-10-1864 ; 29-8-1868), Ar. SS.CC. 47, 1.