Tahiti 1834-1984 - Chap. XII

 

DEUXIÈME PARTIE

L'APPEL DES ÎLES LOINTAINES

 

 [pp.109-228]

 


 

Chapitre 5

Vocations et ministères

[pp.263-282]

 

Ce qui précède nous a sensibilisé au style de vie chrétienne de la communauté catholique en Polynésie. Autour de l'Eucharistie, célébrée dans l'Église unie au Pape et avec Marie, la communauté des croyants exprime, par l'allégresse des chants et l'ampleur de la liturgie, la joie de sa foi en Jésus, le Messie Sauveur. Les chapitres qui viennent explicitent les divers aspects de cette vie chrétienne en Église dans les îles.

Pour construire le Peuple de Dieu qui rassemble dans son Corps mystique les hommes dispersés, Jésus-Christ ne lui a laissé qu'une structure légère, une sorte de colonne vertébrale : le groupe des douze apôtres dont « Simon, fils de Jean, est la Pierre », le chef. Par la puissance de l'Esprit de Jésus ressuscité, ce noyau initial, tel un germe de vie, va grandir, se déployer à travers les âges jusqu'aux extrémités de la terre. La foule des croyants devient Peuple de Dieu grâce aux divers ministères et charismes qui en assurent la cohésion et la communion. Les Apôtres Paul et Pierre expliquent clairement cette réalité de l'Eglise par les images du Corps ou du Temple. « En vous approchant du Seigneur, pierre vivante, rejetée par les hommes mais choisie et précieuse devant Dieu, vous aussi, comme des pierres vivantes, vous êtes édifiés en maison spirituelle pour constituer une sainte communauté sacerdotale, pour offrir des sacrifices spirituels agreables à Dieu par Jésus-Christ... Vous êtes la race élue, la communauté sacerdotale du roi, la nation sainte, le peuple que Dieu s'est acquis pour que vous proclamiez les hauts faits de celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière, vous qui jadis n'étiez pas son peuple, mais qui maintenant êtes le peuple de Dieu, vous qui n'aviez pas obtenu miséricorde, mais qui maintenant avez obtenu miséricorde. »[1]

Tous les ministères et charismes nécessaires à la vie du Peuple de Dieu, s'enracinent dans la vocation fondamentale du chrétien inaugurée à son baptême qui le fait fils de Dieu et membre de l'Église ; la confirmation en approfondit le caractère missionnaire dans la puissance de l'Esprit Saint. Dans cette ligne, regardons comment les pères des Sacrés-Cœurs ont préparé aux principales vocations dans l'Église.



[1] 1P 2, 4-10 - 1 Co 3,16 ; 12, 13 et 14 - Ro 12,4.5 - Ep 2,18-22.

Les baptêmes

Une fois « l'approvisionnement » assuré et après avoir maîtrisé les premiers éléments de la langue, les premiers missionnaires préparent aux baptêmes selon une méthode simple. Ils commencent toujours l'initiation catéchuménale par le signe de la croix, comme pour « revêtir de Jésus-Christ » les futurs baptisés. La tradition des principales prières du chrétien suit ; « Notre Père » en tout premier lieu, puis le « Je vous salue Marie » et le « Je crois en Dieu ». Cette initiation aux prières s'accompagne d'une catéchèse biblique qui fait découvrir la vie de Jésus. Un jeu de questions et réponses, mis au point dès 1839 par le P. Laval aux Gambier, en permet l'assimilation et la parfaite mémorisation très aisée dans une civilisation orale. Rappelons que ces « dialogues catéchétiques », perfectionnés par le P. Albert Montiton à Anaa, trouvent leur forme définitive dans les « matuturaa » inaugurés vers 1860 aux Tuamotu. Mgr Tepano Jaussen rédige le premier catéchisme en tahitien dès 1851. Les réponses sont toujours justifiées par des renvois à la Bible.

Au cours de cette phase catéchétique, le moment crucial est la « transmission des dix commandements de Dieu, particulièrement les 6è et 9è ». C'est le passage capital d'une foi abstraite et verbale, à une foi de conversion qui change le cœur et le comportement ; il ne suffit plus « de dire : Seigneur, Seigneur, il faut faire la volonté de Dieu ». L'insistance de Jésus dans l'Évangile, les rappels incessants des Apôtres – Paul : « la chair et l'Esprit » ; Jean : « aimer en vérité et non de bouche » ; Jacques : « la foi et les œuvres de la foi » ; Pierre : « la belle conduite parmi les païens » - nous montrent que nous sommes là au cœur de l'initiation chrétienne. « Se purifier des vieux levains de malice et de perversité » n'est pas chose facile. Les missionnaires en sont bien conscients ; ils prennent leur temps. Ils auraient pu signer ce qu'écrivait en 1961 le pasteur Raapoto, Président de l'Église Évangélique de Polynésie Française : « Tout a été compris dans “l'esprit de groupe” et presque jamais dans un esprit de réflexion personnelle. La Bible a été considérée plus comme un livre sacré que comme une parole vivante de Dieu... Il ne faut pas s'étonner si des questions aussi difficiles que celles du comportement chrétien, de la famille et du mariage, de l'éducation, de la culture et de la “manière des Blancs” aient donné lieu plus à une imitation qu'à une assimilation réelle et bien comprise... C'est là tout le drame; la puissance de l'Evangile pour le salut n'a pas encore pénétré assez loin dans les cœurs, et les consciences pour que se lèvent du sein du peuple, des hérauts de la Vérité, des prophètes ou des saints. »[2]

Lorsque les signes concrets de conversion - au début, destruction des idoles et des autres signes païens - et la connaissance de la foi donnent satisfaction et garanties, les pères admettent au baptême. Nous avons vu Mgr Rouchouze procéder à cet examen à son arrivée aux Gambier en mai 1835 et autoriser les premiers baptêmes. Un mois après avoir été laissé pour mort à Anaa et en réponse aux accusations du gouverneur Page sur des baptêmes « rapides et forcés », le P. Clair Fouqué écrit à Mgr Tepano Jaussen : « Nous avons toujours pensé qu'un indien forcé à être catholique, n'aurait été qu'un hypocrite et un sacrilège qui, plus tard, aurait fait un apostat. Aussi craignons-nous que l'action du Gouvernement ne nous amenât de ces hypocrites qui pourraient être cause d'une réaction. Pour cette raison, nous avons refusé de baptiser quelques hommes... J'ai toujours prêché aux indiens qu'on ne les forcerait jamais à se faire baptiser, que c'était une affaire de conscience, qu'ils étaient libres »[3]. Aux Marquises selon le P. Siméon Delmas, aux Cook d'après Mgr Castanié, les pères « craignaient de baptiser les enfants trop vite à cause des parents qui les empêcheraient de pratiquer... d'avoir une bonne conduite... la certitude qu'ils ne pècheront plus après »[4].

Dans un contexte de comportement païen ancestral déjà décrit, au milieu des tensions religieuses avec les mormons qui baptisaient plusieurs fois et les protestants anglais puis français, cette question des baptêmes était très délicate. Tous les missionnaires ne semblent pas avoir eu la prudence et les exigences des premiers fondateurs. Certains gouverneurs se plaignent du « zèle excessif et des baptêmes rapides faits par des Pères », Mgr Verdier gémit sur la légèreté du P. Collette à conférer le baptême. « Un des grands obstacles à la conversion est le grand nombre de baptêmes donnés à la hâte, sans instruction ni changement des mœurs licencieuses ; les apostats sont ensuite acharnés contre nous. » Certains de ces baptêmes un peu rapides ont entraîné naturellement des réactions vigoureuses des pasteurs protestants[5].

Ainsi, dès le début et tout au long de ces 150 années, l'entrée dans la vocation chrétienne par le baptême ne fut jamais chose simple en Polynésie. En raison du contexte sensuel et païen, de l'environnement protestant et mormon, la préparation au baptême demande une attention particulière. Les négligences regrettables apportées parfois, outre des conflits pénibles, ont été source d'apostasies qui ont fait beaucoup de mal à l'Église. Sans doute il ne convient pas de se fixer sur ces cas un peu exceptionnels ; mais ils sont toujours un appel à la vigilance et au sérieux de la préparation personnelle, familiale et communautaire du baptême. Les principales étapes, inaugurées par les premiers pères des Sacrés-Cœurs, peuvent toujours nous inspirer : la signation de la Croix, l'initiation aux prières, l'assimilation de la Parole de Dieu, la conversion pour un comportement chrétien selon les commandements et la proclamation de la foi au Père par Jésus-Christ dans l'Esprit.



 

[2] S. RAAPOTO : La famille chrétienne, avril 1961 in Ve'a-Notre Lien, juin 1976, pp.33-36.
[3] C. FOUQUÉ à Mgr JAUSSEN (15-12-1852). Tuuhora. Ar. SS.CC. 73,6.
[4] S. DELMAS au T.R.P. (10-3-1889), Ar. SS.CC. 49, 1 - B. CASfANIÉ au T.R.P. (1-4-1895), Ar. SS.CC. 78,1.
[5] Mgr VERDIER au T.R.P. (9-10-1890), Ar. SS.CC. 58,2 - DU BOUZET à Mgr JAUSSEN (23-1-1855), Ar. SS.CC. 57,2 - Gouverneur à Ministre (14-2-1857), F.O.M. Océanie C 13, A 71.

Mariage et famille chrétienne

Le domaine de la sexualité et la constitution de familles chrétiennes ont été et sont toujours le secteur de base pour vivre « l'homme nouveau recréé par Jésus-Christ ». Le Seigneur, pas plus que l'Église qu'II a fondée, n'ont inventé la famille. Elle est une institution naturelle venant de la création même de l'homme et de la femme ; c'est un droit naturel tirant son origine du commencement même de l'humanité. Jésus est venu la « restaurer » dans sa dignité première, à l'image même du Dieu-Amour, selon l'exemple personnel de « son amour qui donne sa vie pour ceux qu'on aime »[6]. Ainsi, dans l'Évangile, mariage en Jésus-Christ et célibat consacré pour le Royaume se complètent l'un l'autre ; ils sont deux manières de vivre en Église un seul et même amour qui vient de Dieu et retourne fi Dieu. Comme le Concile Vatican II l'a souligné, « la famille chrétienne est une église à la maison »[7].

Plusieurs difficultés se présentent en Polynésie pour la constitution de familles chrétiennes, la célébration des mariages selon l'Évangile. Inutile de revenir sur les habitudes ancestrales de « débauche généralisée, d'immoralité profonde, de la corruption précoce, de la déchéance morale des convicts et baleiniers », signalées dans la première partie. Les missionnaires catholiques et protestants gémissent à l'envi sur ces mœurs « corinthiennes » décrites par Cook, par Mœrenhout et d'autres, même si « une telle impureté n'est pas sans innocence ».

Un second aspect, plus culturel, entraîne l'état de concubinage généralisé et la difficulté à se marier. « Les indigènes sont de grands enfants légers et à sincérité successive ; jouir et la recherche du plaisir est le but de la population. n ne faut pas les marier trop vite », écrit Mgr Le Cadre[8]. Le pasteur Raapoto, à la suite d'autres pasteurs, souligne dans l'étude déjà citée : « la période de 14 à 21 ans est un temps trouble pour nos jeunes. Il existe une grande liberté sexuelle ; ce domaine échappe aux données habituelles... Pour le jeune homme et la jeune fille, c'est l'âge de l'amusement, “taurearea”. On prend la vie du bon côté, sans obligation ni responsabilité ; on succombe à toutes les tentations, on goûte à tous les plaisirs ; on boit, on joue, on va d'amusement en amusement »[9]. Il y a ainsi très tôt, surtout pour les garçons bien plus laissés à eux-mêmes que les filles, comme une sorte de long vide éducatif, une vie sur une autre planète à la fois enviée pour sa liberté sauvage et méprisée pour son impureté constitutive ; cela représente environ une dizaine d'années de grande adolescence marginale et en bandes.

La conséquence de cette situation est le concubinage précoce et généralisé. « Le concubinage est naturel, les mariages sont rares. La mentalité des parents est à changer », constate le pasteur de Pomaret[10]. C'est seulement « en prenant de l'âge que l'on finira par penser à régulariser sa situation ; les enfants y aideront », souligne le pasteur Raapoto. Un élément inattendu de l'administration française, surtout de 1860 à 1920, va appuyer cet état de concubinage et empêcher le mariage religieux dans les archipels éloignés comme les Marquises et les Tuamotu : « l'absence d'officier d'État-Civil ». La loi française interdit de célébrer un mariage religieux avant le mariage civil. Mais, comme cela a déjà été signalé, le gouverneur ne disposait pas de personnel administratif dans toutes les îles et archipels. Surtout lors des querelles anti-religieuses de 1880 à 1920, il était pratiquement impossible de célébrer des mariages à l'église. NN.SS. Dordillon et Martin pour les Marquises, le P. G. Fierens pour les Tuamotu se plaignent amèrement d'une telle atteinte au droit des personnes et à la conscience religieuse[11].

Un autre élément, valable surtout aux Cook et aux Iles-sous-le-Vent sous législation protestante anglaise, est « la généralisation du divorce, admis par les lois ». Mgr Verdier, les PP. Eich et Castanié s'interrogent sur la valeur évangélique de certains mariages contractés, en fait, avec l'intention de divorcer selon ce que la loi et les coutumes autorisaient dans ces archipels. La législation française étendra le divorce à toute la Polynésie. La diversité des législations et des structures politiques ainsi que leurs changements de 1834 à 1900, ont posé à la mission catholique des cas de conscience fort difficiles. Le P. R. Martin parle de « difficultés insolubles sur la validité des mariages »[12]. Aux Tuamotu, les premiers mormons prônaient la polygamie et B. Grouard vivait de cette manière. On saisit mieux, dans un tel contexte aussi varié qu'incertain, que les polynésiens se demandent « où est la vraie religion ? » selon l'Évangile de Jésus-Christ.

En arrivant à Mangareva le 7 août 1834, les premiers missionnaires se trouvent devant une situation où « le mariage semble ignoré comme stable ». Après les premiers baptêmes, en mai 1835, Mgr Rouchouze soumet ses doutes et ses propositions au cardinal Pedicini, Préfet de « Propaganda Fide ». « La plus grande difficulté que nous ayons rencontrée jusqu'ici ce sont les divorces ou polygamie successive. À certaines époques de l'année, après des tètes de réjouissances, les lois de la nation ou plutôt l'usage permet aux hommes de changer de femmes et à celles-ci de chercher d'autres maris. Il n'existe pas d'autre contrat de mariage sinon qu'un homme dit à celle qu'il veut prendre : veux-tu venir dans ma terre. Si elle y consent, elle habite avec lui jusqu'à ce qu'il la renvoie pour en prendre une autre.

« Après avoir mûrement examiné l'affaire, voyant que les plus graves difficultés s'opposaient à ce que nous forçassions les maris à retourner à leur première femme, lors même qu'elle a déjà reçu le baptême ou qu'elle est dans l'intention de le recevoir et doutant d'ailleurs qu'il y ait de vrais mariages parmi ces peuples, nous avons cru pouvoir user du Décret de Saint Pie V donné en faveur des Indiens sous la date du 2 août 1571, commençant par ces mots “Romani Pontificis” et nous avons permis à chacun de prendre celle qu'il avait au moment de son baptême ; avec la promesse formelle d'habiter ensemble, nous avons béni ces manages.

Je soumets cette difficulté afin que si j'avais une autre conduite à tenir, elle me fut indiquée... S'il fallait obliger les maris à retourner à leurs premières femmes, ce ne serait qu'au grand détriment de la religion... ».[13]

Le 21 décembre 1837, lors de son voyage à Rome pour le compte de la Mission, le P. Caret soumet personnellement cette situation des mariages en Océanie. Mais le 15 avril précédent, « Propaganda Fide » avait déjà répondu à Mgr Rouchouze en approuvant sa ligne de conduite et en confirmant la validité de la directive concernant les Indiens du Québec sur laquelle il s'était appuyé.

Ces quelques notations montrent les extrêmes difficultés rencontrées par les missionnaires pour fonder le mariage chrétien. Malgré une circulaire commune des Pasteurs européens le 24 août 1870, ceux-ci aussi déplorent la rareté des mariages chez les protestants. Un siècle plus tard, le Président Raapoto constate que « bien rares sont les Tahitiens qui ont saisi le fondement et la validité du mariage. C'est pour eux une contrainte imposée du dehors... Le mariage n'est guère une action réfléchie dans laquelle on s'engage avec conviction et avec l'intention de faire le bonheur de son conjoint dans un amour fidèle et désintéressé ».

On comprend aisément que bâtir des familles vraiment chrétiennes soit, depuis 1835, un point fondamental de l'évangélisation catholique. C'est une action de longue haleine et un travail éducatif en profondeur. Nous verrons, dans la dernière partie, que c'est toujours et plus que jamais - avec les « vocations » - la priorité apostolique du diocèse de Papeete, dégagée par les deux Synodes de 1970 et de 1973 ; il en est de même pour le diocèse de Taioha'e à son Synode de 1978.



 

[6] Mt 19,1-12 ; Jn 13,12-17 et 34-35.
[7] Vatican II : Lumen Gentium, n°11.
[8] Mgr LE CADRE au T.R.P. (7-7-1903 ; 16-7-1905 ; 20-3-1911), Ar. SS.CC. 47,3.
[9] S. RAAPOTO, op. cit., p. 35 - P. ATGER à S.M.E.P. (8-6-1864) ; P. BRUN (7-8-1871). D.E.F.A.P. Océanie.
[10] L. DE POMARET à S.M.E.P. (2-4-1891), D.E.F.A.P. Océanie - F. ALAZARD au T.R.P. (29-12-1931), Ar. SS.CC. 61, 1.
[11] G. FIERENS à Mgr JAUSSEN (21-10-1866), Tuuhora, Ar. SS.CC. 73,1 - Mgr DORDILLON au T.R.P. (6-10-1882) - Mgr MARTIN au T.R.P. (18-5-1891). Ar. SS.CC. 47, 1 et 2.
[12] Mgr VERDIER au T.R.P. (15-7-1884), Ar. SS.CC. 58,2 ; G. EICH au T.R.P. (11-1-1892 ; 13-9-1893), Ar. SS.CC. 60,2 - B. CASTANIÉ au T.R.P. (1-3-1907), Ar. SS.CC. 78,1 ; R. MARTIN au T.R.P. (5-7-1885), Tahiti, Ar. SS.CC. 47,2.
[13] Mgr Roucnouze au Cardinal PEDICINI (28-5-1835), îles Gambier, Ar. SS.CC. L.A.M.O. II, n°13.

Prêtres, diacres et religieux

Le 25 mars 1983, Gérald Mahai de Faaa est ordonné prêtre. C'est le septième prêtre autochtone depuis la fondation de la Mission catholique le 7 août 1834. Le premier fut Tryphon (Tiripone) Mama Taira Putairi, mangarévien ordonné le 24 décembre 1873 ; il est décédé à Valparaiso le 27 décembre 1881. Le second est Michel Coppenrath, « demi » de Papeete ordonné le 29 juin 1954 ; son frère Hubert l'est à son tour le 26 juin 1957. Le cinquième, Lucien Law, chinois de Raiatea, est ordonné le 19 décembre 1964, suivi par Norbert Holozet, maohi de Tahiti, le 21 décembre 1968. Peter Choy Chi-King, né à Swatow en Chine, est ordonné au titre du diocèse de Papeete le 18 janvier 1975. Les quatre premiers diacres permanents mariés sont ordonnés le 24 février 1979 à Maria no te Hau de Papeete par Mgr Michel Coppenrath ; une seconde ordination de trois diacres permanents a lieu le 23 octobre 1981. L'aspect actuel des vocations, priorité de la pastorale diocésaine, sera étudié au chapitre XX.

Le simple rappel ci-dessus, malheureusement exhaustif en ce qui concerne les ministères ordonnés depuis 150 ans de mission, montre que nous sommes là au cœur de la plus grande difficulté de l'Église catholique en Polynésie. Des archipels, comme les Tuamotu, les lIes-sous-le-Vent, les Australes, les Marquises n'ont encore fourni aucun prêtre à leur Eglise locale. Avant d'éclairer par divers témoignages cette grave question, qui est pour tous une épreuve et une interrogation, retraçons les étapes des essais successifs de séminaires en Polynésie.

Dès 1839, Monsieur Urbain ouvre le petit collège destiné « à préparer les élèves du sanctuaire » à Anaotiki (île d'Aukena) aux Gambier. En 1851, Monsieur Henry apporte son concours à cette école apostolique. En 1869, le petit séminaire, suite aux épreuves de Mangareva, est transféré à Tahiti ; il s'implante d'abord dans la vallée de la Mission avant d'ouvrir, en 1871, à Pamatai. Mgr Tepano Jaussen, découragé par les épreuves, déçu par le comportement de l'abbé Tryphon et l'absence de persévérance, ferme le séminaire de Pamatai le 30 mai 1874. Mgr Verdier demande au P. Nicolas Blanc qui avait déjà en charge le séminaire de Mangareva, d'ouvrir une « école apostolique » en 1890 à Varari (île de Moorea). Surtout faute d'envoi de pères formés par le Supérieur Général de la Congrégation des Sacrés-Cœurs - il ne reste que sept missionnaires valides dans tout le Vicariat de Tahiti à cette époque - Mgr Verdier, la mort dans l'âme, se voit contraint d'arrêter ce second essai de séminaire en janvier 1897.

Il faut attendre le 27 mars 1940 pour voir Mgr Mazé lancer le troisième séminaire avec le P. Chesneau à l'évêché. En novembre 1951, le P. Jean-Louis Ledoux ouvre le petit séminaire à Miti-Rapa ; le séminaire Sainte-Thérèse sera transféré à Taravao, dans l'ancien foyer des Filles de Jésus-Sauveur, en 1981. Le 12 janvier 1976, le P. Hubert Coppenrath ouvre l'école des diacres permanents. Pour les séminaristes qui suivent des formations professionnelles ou des études de second cycle, le séminaire Jean XXIII, confié aux pères Oblats de Marie Immaculée, ouvre en septembre 1979. En janvier 1983, l'École Théologique commence ses actions de formation au service des divers ministères.

Ces divers essais montrent l'enracinement des séminaires dans les origines de la mission à Mangareva par la volonté de Mgr Rouchouze et l'aide active de deux universitaires, laïcs missionnaires : Messieurs Urbain et Henry. La persévérance a été évidente pour développer un « clergé indigène », selon l'expression de cette époque des missions. A-t-elle été suffisante ? A-t-elle été adaptée ? Divers témoignages nous permettent d'y réfléchir. Il faut constater une grave interruption de 43 ans (1897-1940) ; elle correspond à l'époque des retombées de l'affaire Collette et à la crise majeure des luttes anti-religieuses où Mgr Verdier s'efforça de sauver l'essentiel de la mission catholique. C'est aussi le moment des épiscopats de « maintenance » et sans grands projets de NN.SS. Hermel et Nouailles. Les Établissements français de l'Océanie ne se relèvent pas encore d'une chute démographique vertigineuse, à peine stoppée.

Ecoutons d'abord Mgr Paul Mazé qui a relancé les séminaires en 1940. L'interruption de son voyage « ad limina » en septembre 1939 à Hawaii, lui permet de visiter d'autres missions d'Océanie, maristes en particulier ; il s'interroge et il interroge la congrégation des Pères des Sacrés-Cœurs[14]. « L'occasion était bonne pour examiner soigneusement ce que font les autres. Les Maristes sont arrivés un peu après nous... Le Vicariat de Fidji a environ 17 000 catholiques sur 200 000 habitants. C'est peu pour vous. Ce n'est pas mal du tout quand on considère les difficultés. Mais ce qui doit gonfler le cœur des maristes d'espérance, c'est leur admirable organisation, rendue possible par leur nombreux personnel :

  1. une soixantaine de prêtres,
  2. une centaine de religieuses européennes,
  3. une centaine de sœurs indigènes,
  4. une quarantaine de frères indigènes,
  5. sept grands séminaristes et 48 petits séminaristes.

Presque tous les missionnaires ont de petits côtres ; ils sont presque tous deux par deux... Les îles sont relativement rapprochées... Le Gouvernement Impérial anglais se montre à l'égard de leurs écoles - tenues souvent par des français - d'une générosité qui suffoquerait nos purs laïques de France... (Suva, 18 octobre 1939).

« Dans votre dernière lettre, vous me faites remarquer que nous ne sommes pas maristes ; et dès lors nous n'avons pas à leur emprunter tout ce qu'ils font. Ceci est certainement juste. Mais, néanmoins, il faut reconnaître qu'ils peuvent nous servir de modèles en bien des points... En ce qui concerne le clergé indigène, ils sont certainement nos devanciers. Ainsi, ce qu'ils obtiennent avec des éléments maoris, somme toute identiques à ceux que nous avons, est pour nous un stimulant. Et on va commencer. Après tout, on ne fait qu'obéir au Saint-Siège et j'aime à croire que le Sacré-Cœur de Jésus bénira nos efforts... (29 novembre 1939) ».

En 1931, le P. Vincent-Ferrier Janeau, en poste à Mangareva et un des meilleurs connaisseurs de l'histoire de la mission catholique, écrit au Supérieur Général sur les vocations[15]. « Quand je lis “Missions Catholiques”, j'ai vraiment honte de voir que nous n'avons pas d'établissement pour élèves ecclésiastiques, alors que ce serait possible. J'ai connu trois élèves du P. Nicolas (Blanc), condisciples de l'abbé Tryphon qui seul fut prêtre. Ils ont été de braves gens, chefs et interprètes ; ils ont rendu bien des services à la Mission et à l'administration. Si nous les avions aujourd'hui, ils nous seraient bien utiles, ne serait-ce que comme instituteurs. Le Gouvernement lui-même a récompensé le P. Nicolas en lui donnant 2 000 F pour les bons interprètes qu'il avait formés.

Mangareva a eu ses sœurs et son prêtre. Tahiti fournit quelques sœurs. Serait-il imposible d'avoir aussi des prêtres avec les précautions qu'on pourrait prendre ?... Si nous abordons l'article des mœurs, nous avons à rougir nous-mêmes des défections de Papeete[16] ; des prêtres indigènes n'eûssent pas fait pire, car la bonhommie indigène n'eût pas eu l'opiniâtreté que nous connaissons... Ils s'oublient parfois et le Bon Dieu, comme nous-mêmes, eûssions passé l'éponge là-dessus et c'est tout. La base qui manque c'est l'instruction. Que n'avons-nous une maison pour instruire les jeunes gens qui viennent dans ce cas ? »

Dans sa lettre du 13 mars 1940, Mgr Mazé écrit au P. Ildefonse AIazard : « vous voulez bien me faire part de votre sentiment intime : “on n'a peut-être pas fait tout ce qu'on aurait pu chez nous”. Cette phrase traduit parfaitement bien ma pensée personnelle et m'a consolé en me montrant que je ne suis pas le seul de mon avis. D'ailleurs autour de moi plusieurs pensent de même. Dès lors vous ne serez pas étonné que j'essaye de réaliser ce que je juge raisonnable. Au fond, partant pour Rome, j'espérais y recevoir un ordre formel de faire un essai loyal. Je n'ai pas pu atteindre Rome. Mais en lisant les encycliques de Benoît XV et de Pie XI sur la question, l'ordre de Rome à tous les Vicaires Apostoliques du monde entier m'a paru assez formel, volonté authentique de Dieu... Parmi les missionnaires, il y a, comme toujours, divergence de vue ; les uns approuvent simplement, d'autres trouvent que c'est prématuré.

Parmi la population, les vieilles familles approuvent hautement... Mes deux quêteuses... sont ravies du bon accueil… étonnées de voir la docilité avec laquelle certains, qu'elles auraient jugé presque mécréants, promettent une bonne prière pour le séminaire tahitien. Grâce à elles, le tiers de nos dépenses a été couvert... J'ai fait venir le P. Joseph Chesneau de Raiatea... Je n'ai que des vieillards. Jamais Tahiti ne fut aussi réduit en personnel. »

Ces trois lettres nous font bien sentir les difficultés propres à la Mission et aux pères des Sacré-Cœurs, spécialement le manque de personnel qualifié que le Supérieur Général n'a pas envoyé à temps ; elles soulignent les incidences de la lutte anti-religieuse. Les difficultés de la mentalité maohi par rapport à l’engagement chrétien, déjà vues pour le mariage, sont suggérées. Nous reviendrons sur ces facteurs. En 1958, après l'ordination de Michel et d'Hubert Coppenrath et avant leur retour, le P. Coquin écrivait : « Il y a beaucoup d'avenir à Tahiti pour les vocations : 4 grands séminaristes à Nouméa, 16 à 17 petits à Miiti-Rapa, quelques filles entrées chez les sœurs et quelques garçons chez les frères. »[17] Toutes ces promesses de printemps ne donneront pas si aisément des fruits et les « ouvriers sont toujours peu nombreux pour la moisson », même si l'espérance est en marche.

Après avoir vu le réveil de l'espérance sur les vocations locales depuis 45 ans à partir d'une sorte de « revision apostolique » courageuse prise à bras-le-corps par Mgr Paul Mazé, efforçons-nous de comprendre pourquoi les essais initiaux n'ont pas abouti, à la seule exception, un peu décevante, de l'abbé Tryphon.

Dix ans après la fondation de l'école apostolique d'Aukena, le P. Nicolas Blanc écrit, en 1849 et 1850, à Mgr Tepano Jaussen :[18]

« Il convient de mieux organiser Mangareva... Avec l'école, en 10 à 15 ans avec un homme capable, on peut vous présenter des sujets propres aux Ordres... L'endroit le plus propre à cela et pour qu'ils puissent se suffire c'est Rouru... On formerait en même temps des novices pour Picpus et des prêtres pour le diocèse (30 octobre 1849). »

« Le P. Cyprien regarde comme une chimère de vouloir former des prêtres à Mangareva ; je ne suis pas de cet avis. Il voudrait qu'on les forme à Tahiti au milieu de la corruption et du grand monde pour éprouver leur persévérance. Mais, s'il y a du bon à cela, le Concile de Trente demande aussi des maisons de retraite pour préparer au sacerdoce... Une école ici n'empêche pas d'en faire une à Tahiti... Il vaut mieux commencer avec les enfants...

Les jeunes gens que vous avez appelés à l'école ont abandonné ; les uns pensaient qu'on peut devenir savant sans rien faire, d'autres ne voulaient plus du travail des mains, d'autres manquaient de fermeté. La famille et le contact avec les gens du dehors n'a rien arrangé... (8 février 1850). »

« M. Henry dit que les enfants ici promettent beaucoup... Ils commencent le latin. Les difficultés viendront du côté des mœurs et du caractère... (27 mai 1851). »

En 1860, le P. Nicolas devant tout faire seul, « demandait deux aides, au Supérieur Général. Si je devais être longtemps seul, notre œuvre pourrait se ressentir de ce manque d'aides et tomber faute de monde suffisant ».

M. Henry Mayne qui a consacré sa vie, avec M. Urbain, au service de l'éducation des Mangaréviens, écrit à Mgr Tepano Jaussen en 1851 et en 1864 sur cette espérance de vocations[19].

« Si le tableau (scolaire) n'est pas séduisant, cependant tous les jours je conçois les plus fortes espérances pour l'avenir de ces enfants, tous les jours je me confirme davantage dans l'opinion qu'ils sont aptes à acquérir les connaissances nécessaires à l'état ecclésiastique (14 mai 1851) ».

« Le but que votre Grandeur s'est proposée en fondant cette école, ne me paraît pas impossible à atteindre. De tous les élèves qui étudieront le latin, peu probablement parviendront au sacerdoce ; mais ceux qui resteront en deçà de ce but que nous devons viser, pourront faire des instituteurs ou d'excellents catéchistes... (30 mai 1851) ».

« Je suis extrêmement satisfait de la conduite de mes petits écoliers... Maintenant y a-t-il chez eux l'étoffe pour faire des prêtres ? Je n'oserais l'affirmer et même je n'ose guère l'espérer ; l'avenir en décidera... (1864). » Nous savons la réponse.

Voici ce qu'écrit au Supérieur Général de la Congrégation des Sacrés-Cœurs Mgr Tepano Jaussen sur la fermeture du séminaire[20].

« Les élèves du Séminaire (de Pamatai) nous ont abandonnés. Ils m'ont déclaré franchement ne pas se sentir la vertu nécessaire pour faire des prêtres. Ce fait a été pour moi une grande déception. C'est aussi un indice que Gambier n'a pas gagné et ne gagnera pas avec nos compatriotes. Je renonce complètement à un nouvel essai. »

Rappelons-nous, pour saisir ce découragement, les oppositions terribles de ces années 1871 ; Mgr Jaussen avait supplié que les missionnaires des Sacrés-Cœurs abandonnent une mission si difficile et si persécutée. Revenant sur « les difficultés invincibles de la Mission de Tahiti », Mgr Tepano écrit au Supérieur Général dans une lettre particulièrement grave : « Ce qui manque le plus en ce Vicariat et qui tend le plus à y disparaître, c'est ce que le prêtre vient y chercher : l'homme. Cette superficie n'a pas plus de 30 000 âmes... Nous avons renoncé, après expérience, à former un clergé indigène. »[21]

Mgr Verdier relancera le séminaire comme « école apostolique » à Varari de 1890 à 1897 « dans le but de former le clergé indigène et de bons catéchistes ». Lui et le P. Eich ne cesseront de réclamer, au Supérieur Général, mais en vain, du personnel missionnaire formé. L'un et l'autre seront sévères sur la politique de la congrégation, infidèle aux dernières volontés de son fondateur : le T.R.P. Coudrin ; elle n'envoyait à Tahiti que du « personnel au rebut » après avoir pourvu les collèges et le Chili.[22]

Le contexte du temps avec la laïcisation des écoles tenues par les frères de Ploërmel à Papeete et à Mataiea (1882 et 1887), les difficultés pour lancer l'école libre sur le terrain de la Mission à Papeete, ne permirent pas à cette école catholique de jouer pleinement le rôle actif espéré dans ce domaine primordial des vocations. NN. SS. Jaussen et Verdier s'en plaignent parfois amèrement ; ce qui crée un certain malaise entre les frères et la Mission[23]. De leur coté et à leur point de vue, les frères de Ploërmel sont bien conscients du fait que « jusqu'à une période récente, Tahiti n'a donné ni prêtre ni religieux à l'Eglise... Que de difficultés : absence de consentement des parents, la séparation de la famille, le séjour dans un pays lointain, les situations irrégulières, les religions différentes »[24]. Le premier frère de Ploërmel d'origine locale est le frère Maxime Chiu en 1958.

En retraçant l'histoire des Gambier nous avons vu le lancement de la « communauté des Sacrés-Cœurs » au couvent de Rouru. L'épanouissement des vocations de religieuses, difficile aussi, a été plus fructueux. Dès 1851, Mgr Jaussen y autorise des vœux temporaires pour une durée de trois mois ; ils deviendront annuels en 1860. L'absence des religieuses expérimentées et désirées dès le début empêche le développement et la structuration de cette première congrégation religieuse locale ; c'était un essai original et prometteur. La reprise tentée par les sœurs de Cluny en octobre 1892, arrive trop tard. Après toutes les épreuves des Gambier, il ne reste que quelques survivantes âgées du couvent de Rouru. Après la fermeture de leur école par le gouverneur en 1905, les sœurs de Saint-Joseph de Cluny quittent Mangareva en 1909. Il faudra attendre 1962 pour que Mgr Mazé relance la vie religieuse féminine locale par la fondation des Filles de Jésus-Sauveur avec l'aide des sœurs Missionnaires de Notre-Dame des Anges.

Depuis leur arrivée jusqu'à la période actuelle (1982) qui sera étudiée au chapitre XX, les sœurs de Saint-Joseph de Cluny ont eu vingt vocations religieuses locales.

C'est donc un bilan fort modeste que la Mission catholique présente pour ses 150 premières années en ce qui concerne les vocations locales. Depuis 1970 un heureux réveil se manifeste. Les événements rapportés et les témoignages cités laissent entrevoir des causes multiples ; à titre de suggestions pour une recherche plus approfondie, nous pouvons les regrouper en trois principales sources convergentes qui ont abouti à stériliser les germes de vocations, principalement chez les garçons durant cette période de 1834 à 1950.

D'abord divers facteurs extérieurs à l'Église catholique ont eu un effet négatif Les tracasseries administratives, les variations d'attitude des autorités, la lutte anti-religieuse, les préjugés profonds contre les « papistes », ont découragé un certain nombre de maohi qui ne comprenaient pas la violence de ces conflits entre européens et français venus les « civiliser ». L'attrait des « bonnes places » dans l'administration et les « convoitises » de la société de consommation ne sont pas négligeables non plus. N'oublions pas la dispersion géographique et la petitesse d'une population inférieure à 30 000 personnes jusqu'en 1925. Les catholiques n'étaient que quelques milliers, principalement aux Gambier, aux Tuamotu et aux Marquises.

Ensuite la mentalité polynésienne présente des aspects qui lui rendent plus difficiles l'engagement définitif dans les vocations religieuses et les ministères ordonnés exigeant le célibat consacré. L'amoralisme sexuel, la difficulté de prononcer un « oui » qui engage et qui dure, la priorité accordée à ce qui est affectif et émotionnel dont les entrailles sont le centre et le symbole, l'immersion dans l'instant présent à cueillir, autant de points qui demandent réflexion pour faire mûrir les vocations. L'inexistence de solides familles chrétiennes jusqu'à un passé récent, le peu d'éducation sérieuse des garçons, assez rapidement petits sauvageons spontanés vivant en bande, une certaine fierté ambitieuse, attirée par la réussite sociale et financière, autant d'éléments qui ne favorisent pas de suivre le Christ en abandonnant tout le reste.

Enfin il faut souligner les difficultés venant de l'Église elle-même, de ses prêtres et religieux. Elles ne sont pas négligeables. Un certain « jansénisme moral », dénoncé par Mgr Verdier, un style de vie austère, un travail incessant et minuté ont souvent fait dire aux Polynésiens : « Cela n'est pas pour nous. » Le dénigrement des « jésuites à robe noire », le caractère malcommode et l'aspect souvent malpropre de la soutane des missionnaires dans ce climat éprouvant et vis-à-vis d'une population soignée, ont éloigné des jeunes et rebuté des familles. L'étrangeté liturgique, malgré les efforts d'adaptation dès l'origine, certaines querelles et raideurs entre missionnaires, le caractère exclusivement « popaa » (blanc) des missionnaires, le manque de réflexion approfondie sur les divers ministères et l'ignorance de l'expérience missionnaire d'autres régions à cause du terrible isolement océanien, autant de facteurs propres à l'Église qui n'ont pas facilité l'éclosion des vocations consacrées. Avec Mgr Mazé, il convient de rappeler surtout le manque de confiance trop général des prêtres et des religieux dans les vocations polynésiennes ainsi que l'absence de sensibilisation du peuple chrétien à cette réalité première pour l'implantation de l'Église locale. Missionnaires et familles s'imaginaient que la Providence y pourvoierait indéfiniment par les congrégations religieuses venues d'ailleurs. Cette conception d'une Église assistée et assistante, le manque de persévérance dans les projets, l'absence de personnel compétent en ce domaine malgré les appels de la Mission sont, malheureusement, de la responsabilité propre de l'Église en Polynésie.

Bien évidemment, il ne s'agit pas d'accusation et encore moins de « cracher dans la soupe » de ceux et celles qui nous ont précédé. Ils ont planté l'Église dont nous vivons au prix de leur vie ; mépriser ses vieux parents n'est un signe ni d'intelligence ni de cœur. Ces pistes de réflexion sur les vocations nous montrent la complexité et les difficultés de l'évangélisation en Église à Tahiti, carrefour de multiples contradictions, à l'image de la Corinthe du temps de saint Paul. Cet ouvrage se propose d'abord une « révision de vie, une révision apostolique ». La délicate question des vocations sacerdotales et religieuses, par son caractère essentiel pour construire une Église locale avec son visage particulier, nous a amené à le faire grâce au témoignage des principaux acteurs de la pastorale missionnaire à Tahiti.



 

[14] Mgr MAZÉ à I. ALAZARD (18-10-1939, Suva ; 29-12-1939 et 13-3-1940, Papeete), Ar. SS.CC. 59,1.
[15] V.F. JANEAU au T.R.P. (21-11-1931), Ar. SS.CC. 70,2.
[16] V.F. JANEAU fait allusion aux deux défections encore récentes du P. Alain JOUETTE et du Fr. Michel IZAL, qui avaient fondé famille sur place. Les missionnaires en étaient d'autant plus marqués que ce sont les deux seuls cas en 150 ans. Les 13 autres qui ont quitté la congrégation des Sacrés-Cœurs ont aussi quitté l'Océanie.
[17] A. COQUIN au T.R.P. (11-6·1958), Ar. SS.Cc. 61,3.
[18] N. BLANC à Mgr JAUSSEN (30-10-1849 ; 8-2-1850 ; 27-5-1851) ; 27-3-1860 au T.R.P., Ar. SS.CC. 60,2.
[19] H. MAYNE à Mgr JAUSSEN (14-5-1851 ; 30-5-1851 ; 1864 [?]), Ar. SS.CC. 64,1.
[20] Mgr T. JAUSSEN au T.R.P. (3-6-1873). Ar. SS.CC. 58, 1 (lettre 4 jours après la fermeture).
[21] Mgr JAUSSEN au T.R.P. (7-10-1885). Ar. SS.CC. 58, 1 - Voir aussi Annexes VlII et IX.
[22] Mgr VERDIER au T.R.P. (27-2-1894 ; 8-9-1894), Ar. SS.CC. 58,2 - G. EICH au T.R.P. (10-4-1899). Ar. SS.CC. 60,2.
[23] Mgr JAUSSEN au T.R.P. (10-3-1882 ; 4-3-1883), Ar. SS.CC. 58,1 - Mgr VERDIER au T.R.P. (18-4-1884), Ar. SS.CC. 58,2.
[24] C.E. RULON : Centenaire des Ecoles des F.I.C. à Tahiti, manuscrit pp.142-143.

Catéchistes et laïcs missionnaires

Nous avons déjà signalé en parcourant les étapes de l'évangélisation dans les îles et archipels, le rôle majeur joué par les catéchistes et les laïcs missionnaires. Un certain nombre, aux Tuamotu, aux Marquises, à l'île de Pâques, aux îles Cook ont été « appelés par leurs noms ». C'est justice pour eux et c'est reconnaissance pour les missionnaires. Ces ministres institués, mais non ordonnés, sont une réussite de la mission catholique en Polynésie. Qu'ils portent le nom de chefs de prière : «Tumu pure » aux Marquises, de catéchistes : « katekita et tauturu-katekita » à Tahiti, très tôt leur apostolat initial puis leur rôle de responsables permanents des communautés dispersées dans les îles et les vallées, loin des missionnaires, a été primordial. Leur ministère est officiellement reconnu désormais dans l'Église. Au terme de leur formation, ils sont investis par l'évêque au cours d'une cérémonie solennelle qui réunit la grande foule.

Parmi les nombreuses figures de katekita, citons Nicolas Pakarati ; son ministère à l'île de Pâques, si isolée à 4 000 km des principales terres habitées, est un remarquable exemple mis en valeur par le « Semeur Tahitien » et le « Lien » de Nouméa en 1968. Le katekita Nicolas, formé à Tahiti, a assuré la charge pastorale de Rapanui de 1888 à son décès le 12 octobre 1927. Le P. Eich vient le visiter quelques jours en 1897. Il fallut attendre avril 1911 pour qu'un prêtre puisse revenir. Puis les passages des prêtres missionnaires furent plus rapprochés : 1917, 1918, 1920, 1923, 1927. Cela ne représente que sept visites d'un prêtre en 39 ans. D'où, seul et presque sans prêtre, Nicolas Pakarati assure la vie chrétienne des quelques centaines de Pascuans. « Chaque matin et soir il réunit dans la case-chapelle enfants et adultes pour la prière et l'enseignement du catéchisme. Les dimanches et tètes, il fait réciter les prières de la Messe et, dans son instruction, il apprend aux gens à vivre en vrais chrétiens.

Il administre le baptême aux nouveau-nés. Il préside les mariages. Il assiste les malades et les mourants. Une fois par semaine, il rassemble la population pour apprendre tous les chants religieux tahitiens qui sont chantés encore aujourd'hui. Ainsi c'était une vraie vie paroissiale que le katekita Nicolas Pakarati anime à Hangaroa.

Le jour de sa mort - il avait 90 ans - il réunit sa famille autour de son lit. Il donna ses derniers conseils et fit ses adieux. Avant de remettre son âme à Dieu, il demande à son épouse de lui apporter de l'eau bénite ; il s'administre luimême une extrême-onction de désir, faisant le signe de la croix sur ses yeux, sa bouche et ses mains. Peu après, il expira tandis que sa famille et ses amis priaient et chantaient.

Ainsi mourut ce catéchiste exemplaire qui exerçait une sorte de diaconat dans cette île si isolée du Pacifique. »

Le P. Henri Tournaire, mariste, directeur de l'École des catéchistes d'Azareu en Nouvelle-Calédonie, ne se doute pas qu'en portant cette appréciation de « diaconat » sur le ministère du katekita Nicolas, il rejoint l'expression et la conception des « apôtres des Tuamotu », les pères belges Bruno Schouten, Vincent de Paul Terlijn et Germain Fierens. Ainsi s'exprime ce dernier à Mgr Tepano Jaussen en 1866[25].

« Nous pourrions aussi former des diacres. Un bon diacre dans un village fait souvent beaucoup plus de bien qu'un missionnaire. Il est encore temps ; occupons-nous-en sérieusement. Le temps et l'argent employés à cela ne seront pas perdus. Admettons même que, sur le nombre, quelques-uns tournent mal ; l'instruction ne leur fera pas de mal. De plus, il en restera plus qu'on ne croie.

Depuis longtemps nous aurions dû avoir une école pour former des diacres. La Mission serait bien plus avancée que ce qu'elle est aujourd'hui. Sur dix que nous baptisons, six au moins nous sont amenés par le ministère des Kanaques (sic). Un bon Kanaque un peu instruit fait souvent beaucoup là où le missionnaire n'obtient rien...

Nous ne faisons pour ainsi dire rien à Temarie (île de Anaa). Pourquoi ? Je n'ai personne pour me remplacer là. En plus les Kanaks (sic) ne parlent pas beaucoup de religion devant nous. Une fois partis, ils attaquent le catholicisme et, comme il n'y a personne pour nous défendre, ils restent maîtres de la place ; ils détruisent ainsi le peu de bon germe que nous avions semé avec tant de peine.

Voilà mon idée, Monseigneur, et ma conviction. »

Les premiers diacres permanents mariés seront ordonnés à Tahiti le 24 février 1979, suite à la restauration du diaconat stable par le Concile Vatican II. Il est impressionnant de voir que cette intuition avait rempli le cœur d'un missionnaire des Sacrés-Cœurs un siècle auparavant dans les atolls perdus des Tuamotu.

Le P. Germain revient en 1877 sur son « grand désir de voir ouvrir une école normale pour former les catéchistes... Cette œuvre vaut dix fois plus que 4 ou 5 églises en pierre. Jamais nous aurons dans les endroits où le prêtre ne réside pas habituellement une chrétienté stable et un peu passable... sans bons catéchistes pour nous remplacer... Je prie votre Grandeur de bien méditer ceci devant le Bon Dieu ; vous verrez que c'est une œuvre de première nécessité, surtout pour nous qui avons tant d'îles et si peu de prêtres... Mieux vaut pour la Mission une vingtaine de bons catéchistes que 7 ou 8 prêtres de plus... Ouvrez à Pamatai une école le plus tôt possible ; là tout est à peu près installé. Cette école rendra dix fois mieux que le petit séminaire ».[26]

Mgr Jaussen et les missionnaires réunis en « Conseil ecclésiastique » le 1er février 1882, décident la création de cette école en deux endroits : à Haapiti (Moorea) avec le P. Georges Eich et à Mangareva avec le P. Nicolas Blanc. Il y a « unanimité des pères pour cette œuvre capitale pour la Mission ».[27]

Mgr Verdier « insiste à temps et à contre-temps » auprès du Supérieur Générai, le T.R.P. Marcellin Bousquet pour avoir les « renforts » nécessaires. Un moment, il avait espéré que les frères de Ploërmel prêteraient leur concours à cette « école si importante pour l'avenir de la mission ». Les frères n'étaient pas du tout préparés pour une telle entreprise et ils étaient, en 1884, tout absorbés par le relance ment de leur école comme école libre sur le terrain de la mission[28]. Le 16 octobre 1891, Mgr Verdier écrit un long rapport à l'Œuvre de la Propagation de la Foi sur « l'importance pastorale de l'école où se forment les catéchistes », importance très grande en particulier pour les Tuamotu, dispersées et isolées.

Les appels du Vicaire Apostolique sont amplifiés par les lettres des missionnaires plus directement concernés : les RR.PP. Eich, Blanc, Willemsen. Aussi est-ce avec une profonde tristesse que « l'école des enfants de Varari, faute de recrues et de personnel enseignant » est fermée en janvier 1897[29].

Pour soutenir les katekita, des retraites sont régulièrement données. Elles durent quatre ou cinq jours et sont bien suivies.

Nous avons signalé que cette œuvre des katekita avait commencé empiriquement aux Gambier par l'évangélisation de quelques Paumotu qui venaient y pêcher la nacre. C'est ainsi que Mgr Jaussen avait décidé de fonder la mission à Faaite en 1849 à la demande de Petero Maki. L'aventure puis le témoignage du jeune Atanatio à Pukarua avait été un nouvel appel. Jusqu'à l'interdiction par le gouverneur en 1863 des relations entre les Gambier et les Tuamotu, les P. des Gambier formaient ainsi des katekita pour le service des Tuamotu. Vers 1860, surtout autour du P. Albert Montiton, les katekita sont formés à Anaa qui sert de poste fixe pour l'évangélisation des Tuamotu. Le P. Albert commence les tournées apostoliques à travers les Tuamotu en 1867. II est toujours accompagné de katekita qu'il laisse ensuite à demeure dans les îles évangélisées. Depuis cette époque, la structure pastorale des Tuamotu est fondée sur de tels katekita, responsables permanents et animateurs spirituels des communautés chrétiennes. Les prêtres s'efforcent de visiter une fois par an ces communautés dispersées.

Nous avons vu qu'aux Marquises, Mgr Dordillon commence l'évangélisation de Ua-Uka en 1859 avec le foyer de catéchistes : Siméon et Bibiane. En 1895, Mgr Martin fait appel à quatre catéchistes de son ancienne paroisse d'Arue pour relancer l'évangélisation des Marquises. De même, le P. Bernardin Castanié se loue de l'aide précieuse du catéchiste Tehema de Tahiti dans les dix premières années de son apostolat aux îles Cook.

Ces catéchistes avaient eu deux prédécesseurs célèbres : M. Urbain de Latour de Clamouze, « frère donné des Sacrés-Cœurs » arrivé pour l'éducation des enfants avec Mgr Rouchouze le 9 mai 1835 aux Gambier où il meurt le 2 août 1868. M. Henry Mayne, « aide-missionnaire », le rejoint à Aukena le 9 novembre 1850 ; il meurt le 23 septembre 1877. La qualité de ces deux missionnaires laïcs, universitaires, n'a pas peu contribué à faire prendre conscience du rôle important que les catéchistes seraient appelés à jouer dans l'histoire de la mission catholique. Depuis, comme nous le verrons dans la dernière partie, bien d'autres laïcs missionnaires et catéchistes prendront une part active dans l'évangélisation.

Si les katekita, d'une manière ou d'une autre depuis Monsieur Urbain en 1835 jusqu'à nos jours, jouent un rôle de première importance dans l'évangélisation et la vie des communautés catholiques, leur formation subit des variations considérables : formation sur le tas et pratique autour des missionnaires de 1835 à 1882, de 1897 à 1970 ; formation en école adaptée à Moorea de 1882 à 1897. Depuis juillet 1970, l'école diocésaine des katekita est rouverte à Papeete par le P. Hubert Coppenrath.

Chapitre important et difficile que cette étude consacrée aux « vocations et ministères ». Il nous a fait partager beaucoup d'espoirs et de grands projets. Il nous a montré, selon l'expression de Mgr Tepano Jaussen en 1885, que « nulle localité dans le monde ne présente au missionnaire plus d'obstacles et de difficultés naturelles et invincibles que le Vicariat apostolique de Tahiti (étendue, communications, manque d'hommes, isolement...) », Ce caractère si particulier de la mission d'Océanie n'a pas été bien saisi par les Supérieurs religieux à Paris ; pour la formation aux diverses vocations et ministères locaux, les évêques n'ont pas disposé durant de longues années du personnel préparé à cette tâche pourtant ressentie comme primordiale sur place, même si, localement, « on n'a pas fait tout ce qu'on aurait dû ». Une telle histoire permet de mieux comprendre pourquoi, depuis 1970, les vocations constituent, avec les familles chrétiennes, la priorité pastorale du diocèse de Tahiti.



 

[25] G. FIERENS à Mgr T. JAUSSEN (21-10-1866), Ar. SS.CC. 73, 1.
[26] G. FlERENS à Mgr JAUSSEN (17-12-1877), Ar. SS.CC. 73, 1.
[27] Mgr JAUSSEN au T.R.P. (10-2-1882), Ar. SS.CC. 58,1 - G. EICH au T.R.P. (11-6-1882), Ar. SS.CC. 60,2.
[28] Mgr VERDIER au T.R.P. (1-9-1884 ; 24-12-1884 ; 14-8-1885 ; 12-6-1889 ; 9-6-1890 ; 25-3-1892 ; 26-12-1893 ; 6-10-1894), Ar. SS.CC. 58,3.
[29] P.N. BLANC, passim. Ar. SS.CC. 60,2 - P. Ch. WILLEMSEN, passim. Ar. SS.CC. 62,4.

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