Nous abordons maintenant un aspect du comportement chrétien, essentiel pour les polynésiens et souvent irritant pour les européens, surtout les métropolitains. La vie de groupe (« pupu »), la communauté (« amuiraa ») constituent un élément ancestral toujours actuel et vivant des diverses paroisses. Seul, le maohi se sent perdu. Il vit naturellement la « famille élargie », comme le pasteur Raapoto l'a bien mis en valeur en 1961. Le dévouement total, le zèle héroïque, la pauvreté personnelle des premiers missionnaires, hommes jeunes et célibataires dont la vraie famille était leur peuple, ont profondément marqué les polynésiens. Toute paternité vient de Dieu ; elle a une source intérieure, elle est profondément de nature spirituelle. Dans un peuple qui pratiquait naturellement l'infanticide et l'anthropophagie, pour qui la sexualité n'était qu'un besoin de nature et la femme un être inférieur, méprisé et objet de nombreux interdits, découvrir dans ces missionnaires. Un tel visage paternel et un si profond souci d'éducation globale, était une grande nouveauté. Il n'est pas exagéré de dire que les missionnaires catholiques, « célibataires pour le Royaume de Dieu » à la suite de Jésus-Christ et à l'exemple des Apôtres Paul et Jean, modèles des Pères des Sacrés-Cœurs, ont fait découvrir la réalité profonde de la vraie paternité aux polynésiens. Le nom de « Metua » prononcé par eux a une résonnance affective, une dimension relationnelle, une consistance sociale autrement plus plénière que son équivalent « Père » en français.
Cette dimension cordiale d'une « communauté ne faisant qu'un cœur et qu'une âme » autour de ses apôtres-missionnaires considérés comme des pères, a beaucoup frappé Mgr Etienne Rouchouze à son arrivée à Mangareva en 1835, un an après les débuts de la mission. « Le Seigneur semble vouloir répandre ses bénédictions sur la mission qui est confiée à la Congrégation. Ce qu'Il a opéré par nos deux frères François d'Assise et Honoré tient du prodige. Ces peuples que les historiens disaient si féroces, si inhospitaliers, si intraitables sont devenus doux et humains à la voix de l'Évangile de Jésus-Christ... Le petit Caret est un véritable apôtre et le frère Honoré le seconde parfaitement. J'ai trouvé leurs catéchisés bien plus instruits que dans certains diocèses de France... Ils sont les vrais pères de ces peuples. » À ses parents, deux ans après, l'évêque écrit : « Ces bons peuples nous aiment, ils nous affectionnent, ils nous regardent comme leurs pères. »[8]
Le P. Honoré Laval est revenu souvent sur cette dimension communautaire à l'image d'une grande famille. « Nos insulaires comprennent fort bien qu'aucun motif intéressé ne nous a conduit au milieu d'eux, que le but unique de tous nos efforts est le salut de leurs âmes et puis le soulagement de leur extrême pauvreté. Aussi ils n'ont pas tardé à s'attacher à nous...
Je voudrais que tous ceux qui accusent la religion de tyrannie, fussent témoins de tout ce qui se passe ici ; ils comprendraient peut-être que le christianisme ne fait pas des esclaves et que cette déférence de nos néophytes est l'effet naturel de l'amour filial par lequel ils répondent à l'amour vraiment paternel que nous ressentons pour eux. »[9]. Nous avons signalé dans l'histoire des Gambier sa lettre du 2 juin 1857 où il écrivait que les missionnaires « sont de véritables Pères bien obéis, ce qui les fait voir par les étrangers comme des tyrans ». Il revient très souvent sur ce thème dans ses « Mémoires ». C'est pour cette raison profonde qu'il était opposé à Mgr Tepano Jaussen qui faisait, à son avis, de trop fréquents changements de missionnaires[10].
Il serait sans doute fastidieux de citer les nombreux témoignages des missionnaires exprimant, chacun à sa manière, cette vive conscience qu'ils avaient d'être des « pères spirituels » à l'égard de la population des îles. Dans la vie rude et austère de leur existence missionnaire - en particulier lorsqu'ils sont isolés durant des années aux Tuamotu, aux Gambier, aux Marquises - la conscience explicite de leur identité paternelle dans le Christ et de leur responsabilité d'éducateurs chrétiens de leurs communautés est un puissant levier psychologique et spirituel. Ils vivent en vérité ce que l'Apôtre Paul écrivait aux Corinthiens : « Quand vous auriez dix mille pédagogues en Christ, vous n'avez pas plusieurs pères. C'est moi qui, par l'Évangile, vous ai engendrés en Jésus-Christ. »[11]
Les polynésiens reconnaissent les missionnaires sous ce visage paternel décrit par saint Paul. Le départ ou la mort d'un missionnaire est vécu comme « le départ du père qui a laissé sa famille ». Quand ils sont injustement attaqués, comme ce fut le cas à Mangareva, ils n'hésitent pas à les défendre avec cet argument suprême : « c'était un père pour nous »[12]. Dans le même sens la Reine Pomaré IV écrit au T.C.F. Cyprien, Supérieur Général des frères de Ploërmel, en lui confiant son fils Joinville : « Je t'établis le père de mon enfant pendant son séjour en France. »[13]
... Le mot « metua », bien entendu s'applique en Polynésie aux relations qui lient des personnes par des sentiments d'affection, familiale, affective, voire même sentimentale, ou de vénération, de reconnaissance.
... Le domaine politique n'y échappe pas. L'important pour le missionnaire était donc que le mot « metua » donné à l'évêque, au prêtre, maintenant au diacre, ne soit pas qu'un titre, mais traduise une foi, vécue dans une spiritualité authentique. Il ne s'agit pas de distinguer un homme au milieu de ses semblables dans la société, mais que le mot « metua » traduise une mission particulière dans I'« amuiraa » (communauté).
Les autorités françaises soulignent ce style de relation caractéristique des pères des Sacrés-Cœurs. Le commandant Aube dans l'étude déjà citée de la « Revue Maritime » de 1872 décrit par le menu la vie patriarcale de la communauté catholique aux Gambier en 1869. Dans l'introduction nous avons vu que les autorités de Tahiti ont fait des obsèques officielles à Mgr Tepano Jaussen, reconnu comme le « Père du peuple ». Mais, en même temps, une telle attitude paternelle respectée était souvent ressentie comme paternaliste. Les missionnaires en étaient conscients. « Les exagérations funestes du P. Laval, trop méfiant surtout », gênaient le P. Nicolas Blanc et irritaient les marins. Les autorités civiles et militaires dénonçaient la « théocratie et la tyrannie cléricale ». Aux Gambier le Gouverneur et les Résidents luttent avec détermination pour « restaurer l'autorité de l'État face à la Mission ; il fallait assurer la liberté individuelle, lutter contre l'esclavage, l'abrutissement, faire des adultes et non des enfants. »[14]
Ce caractère particulier des communautés catholiques en Polynésie, les « amuiraa », si proches par certains aspects des premières communautés chrétiennes et du style apostolique de saint Paul à Corinthe, constitue, sans doute, le point de divergence le plus sérieux entre maohi et français. Deux modèles culturels opposés, deux conceptions des relations entre l'individu et le groupe s'affrontent. La vie communautaire, primordiale pour le maohi, est regardée avec méfiance par le français qui privilégie la responsabilité personnelle et la liberté individuelle. À notre époque, en même temps que « I'écologie » retrouve l'importance des « racines » et de l'environnement, la psychologie et la sociologie dénonçent les enracinement collectifs, les conditionnements culturels. Familles et groupes sont éclatés ; et notre société fait beaucoup d'orphelins abandonnés. Le paternalisme est devenu le grand péché moderne ; c'est une injure méprisante.
Comment parler du père et de la paternité à notre époque de « mort de Dieu, de mort du père » ? N'y a-t-il pas aussi la démission sociale de trop d'hommes, géniteurs irresponsables, veules et jouisseurs, laissant la femme se débrouiller seule avec l'enfant, plus fruit du « hasard et de la nécessité » que d'un véritable amour humain ? Dans notre société de consommation accélérée, n'a-t-on pas, surtout pour les hommes, privilégié l'efficacité, les choses à faire, l'argent à gagner, la « technique » sur les valeurs de relation, l'artistique, le « cœur », la gratuité ? Il semble bien que le peu de reconnaissance - même légale parfois comme dans le cas de l'avortement - de la paternité, que le peu d'éducation des garçons à cette dimension paternelle soit une des causes les plus profondes de la crise de civilisation présente. Les pères morts ont été remplacés par les « maîtres du soupçon », les innombrables idéologues politiques ou religieux, autrement intolérants, dépersonnalisants et dangereux.
Jésus nous fait appeler Dieu : « Père, notre Père ». C'est le cœur de son message de Salut ; il est le Fils et en Lui nous devenons enfants de Dieu par le don de l'Esprit. Ce Dieu-Père est tendresse, miséricorde, pardon. Il n'est pas « père » au sens sexué et encore moins sexuel des diverses cosmogonies. Selon les images d'Isaïe et la conception chinoise et japonaise, Dieu est plus « mère » que « père » selon un langage humain. « Dieu est Amour » ; Dieu a du « cœur » ; Il est don et accueil, vie et pardon ; Il est résurrection puisqu'il est toujours le « Père du fils prodigue »[15]. Un tel amour paternel n'est pas captatif ou castrateur ; il est libérateur. Selon la Bible, Dieu est si peu jaloux de la réussite de l'homme qu'il en « fait presqu'un dieu pour dominer et soumettre l'Univers ». La gloire de Dieu c'est la vie d'hommes libres qui puissent le voir. Dieu, par les prophètes et surtout en son Fils Jésus le Christ, a une très haute idée de l'homme qu'Il croit capable « d'aimer jusqu'à donner sa vie pour ses amis ».
Thérèse de l'Enfant-Jésus a réappris aux chrétiens ce que signifie profondément d'appeler Dieu « Abba-Père », Sa vocation d'Amour Universel au cœur de l'Église en fait un modèle missionnaire. Tel est le sens évangélique de la dévotion au « Cœur de Jésus » qui nous manifeste l'amour du Père dans l'Esprit. Cette spiritualité prémunit contre le jansénisme pharisien des « purs et des durs » idéologues ; elle évite le matérialisme qui fait des jouisseurs dans le libéralisme ou des orphelins dans le marxisme; elle garantit contre le rationalisme qui fabrique des logiciens desséchés.
Ce thème de la paternité d'un Dieu qui « appelle chacun par son nom », de l'apostolat missionnaire conçu à la suite de Paul comme une « paternité spirituelle » est sans doute aussi difficile qu'urgent à approfondir dans le monde d'aujourd'hui. Les missionnaires des Sacrés-Cœurs en Océanie ont explicitement essayé de le vivre selon leur charisme propre. Les polynésiens y ont correspondu de grand cœur selon leurs talents. Les uns et les autres ne sont pas des modèles sans reproches. Un tel style de communauté chrétienne n'est sans doute pas transposable ailleurs. Mais il est certain qu'il exprime, à sa manière, un aspect de la joie de la Foi.
[8] Mgr ROUCHOUZE au P. COUDRIN (27-5-1835) ; 1er rapport sur la mission, Ar. SS.CC. L.A.M.O. I., n°11
- Mgr ROUCHOUZE à ses parents (27-11-1837). L.A.M.O., I., n°28.
[9] H. LAVAL à M. FERDINAND (16-1-1836), Aukena L.A.M.O., I. - Mgr HENRY à Mgr DOUMER (15-5-1851). Ar. SS.CC. 64, 1.
[10] H. LAVAL au T.R.P. (28-1-1875), Ar. SS.CC. 68 b - Mémoires. chap. IX, X, XL, XLIV...
[11] 1 Co 4,15 (2 Co 6,13 - 1 Th 2,7-12 - Phm 10).
[12] Faire-part de décès de L. LÈVÈQUE (6-10-1879). Ar. SS.CC. - H. LAVAL à Mgr DOUMER: (23-7-1855), Ar. SS.CC. 68 b. - Mangaréviens au Procureur et à Mgr JAUSSEN (24-4-1870 ; 5-6-1888), Ar. SS.CC. 66,4.
[13] Pomaré IV au T.C.F. CYPRIEN (31-8-1863), Ar. F.I.C., Tahiti - F.O.M., Océanie C 27, H 20.
[14] N. BLANC au T.R.P. (30-7-1870 ; 10-5-1873). Ar. SS.CC. 60,2.
- Gouverneur CHESSÈ au Résident GAMBIER (17-12-1880) ; Amiral du Pacifique au Ministre (28-4-1881) - F.O.M., Océanie C 89, A 92 et A 105.
- Résident HYPPOLITE au P. LAVAL (31-5-1866 ; 8-6-1866), Ar. SS.CC. 64,2.
[15] JEAN-PAUL Il : Encyclique Dieu riche en miséricorde (30-11-1980).