Tahiti 1834-1984 - Chap. X

 

TROISIÈME PARTIE

PUISSANCE D EL'EUCHARISTIE AU CŒUR DE L'OCÉANIE

 

 [pp.229-406]

 


 

Chapitre 10

Visage de Dieu et vision du monde

[pp.231-246]

 

Le religieux est le cœur de toute civilisation. « L'homme est un animal religieux » parce qu'il ne peut vivre sans signification. Toute crise de civilisation, comme celle qui submerge le monde actuel, est d'abord une interrogation angoissée sur le sens des choses, des hommes, de la vie. Personne ne peut vivre sans une espérance. « D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allonsnous ? »... Questions d'un célèbre tableau de Gauguin, questions de tous les hommes. Claude Lévi-Strauss en 1979 remarquait que les aspects « affectifs, émotionnels, l'irrationnel » prenaient le pas sur le rationalisme désséchant, la froide logique cartésienne[1], Faire de la foi une pure question privée, l'évacuer de toute vie sociale et publique, l'opposer à l'intelligence et à la science, la réduire au seul sanctuaire de la conscience individuelle, c'est racornir l'homme, en faire un météore errant et mort dans les espaces infinis. L'homme n'est pas un individu isolé, sans parents ni terre ; il est d'abord une personne, située dans une généalogie et enracinée dans une culture. Le grand désir de tout homme c'est d'être quelqu'un pour quelqu'un, d'être « appelé par son nom » ; la grande peur de chacun - des jeunes et des anciens surtout - c'est de n'être rien pour personne, d'être réduit à un numéro anonyme et absurde sur une des multiples fiches qui fleurissent dans notre monde technique. La « mort de Dieu » a surtout fait des orphelins de Père, livrés aux vents contradictoires des multiples idéologies et soumis aux pulsions violentes des instincts spontanés non maîtrisés.

Les Polynésiens, comme tous les autres groupes humains, avaient leur cosmogonie, leur représentation de Dieu et leur conception du monde. Il est intéressant d'en prendre conscience avant de préciser quelle était la spiritualité des missionnaires catholiques enracinée dans l'Évangile qui les fait vivre.



[1] C. LÉVI-STRAUSS, interview La Croix (24-1-1979), p.9.

Religion et cosmogonie des Polynésiens

J.A. Mœrenhout et le P. Montiton ont longuement étudié ce sujet[2]. Voici la traduction par Mœrenhout de la mythologie qu'il a reçue du « vieux prêtre » de Papara.

Dieu-Créateur

« Il était. Taaroa était son nom. Il se tenait dans le vide.
Point de terre, point de ciel, point d'hommes.
Taaroa appelle; mais rien ne lui répond.
Et, seul existant, il se changea en l'Univers.
Les pivots sont Taaroa ; les rochers sont Taaroa ; les sables sont Taaroa.
C'est ainsi que lui-même s'est nommé.
Taaroa est la clarté ; il est le germe ; il est la base.
Il est l'incorruptible, le fort qui créa l'univers,
l'Univers grand et sacré, qui n'est que la coquille de Taaroa.
C'est lui qui le met en mouvement et en fait l'harmonie.

La Création

Vous, pivots ! Vous rochers ! Vous sables ! Nous sommes…
Venez, vous qui devez former la Terre.
Il les presse, il les presse encore ;
mais ces matières ne veulent pas s'unir.
Alors, de sa main droite, il lance les sept cieux
pour en former la première base ;
et la lumière est créée ; l'obscurité n'existe plus.
Tout se voit: l'intérieur de l'Univers brille.
Le dieu reste ravi en extase, à la vue de l'immensité.
L'immobilité a cessé ; le mouvement existe.
Fini l'office des messagers, fini l'emploi de l'orateur.
Les pivots sont fixés ; les rochers sont en place ; les sables sont posés.
Les cieux tournent ; les cieux se sont élevés ;
la mer remplit ses profondeurs. L'Univers est créé.

Naissance des dieux et des hommes

Taaroa dormait avec la femme, nommée déesse du dehors (la mer) ;
d'eux sont nés les nuages noirs, les nuages blancs, la pluie.
Taaroa dormait avec la femme, nommée déesse du dedans (la terre) ;
d'eux est né le premier germe (sous la terre).
Est né ensuite tout ce qui croît à la surface de la terre.
Est né ensuite le brouillard des montagnes.
Est né ensuite celui qui se nomme le fort.
Est née celle qui se nomme la belle ornée.

Taaroa dormait avec la femme, nommée déesse de l'air.
Est né d'eux ce qu'on nomme l'arc-en-ciel.
Est né ensuite ce qu'on nomme la clarté de lune.
Sont nés ensuite les nuages rouges, la pluie rouge.

Taaroa dormait avec la femme, nommée déesse du dedans.
Est né d'eux ce qu'on nomme le bruit souterrain.

Taaroa dormait avec la femme, nommée au-delà de toute terre.
D'eux sont nés les dieux suivants :
elle enfanta Teiri, il était dieu ;
elle enfanta Tefatou, il était dieu ;
elle enfanta Rouamoua, il était dieu.
Alors le dieu Roo, saisissant ce que renfermait le sein
de sa mère, en sortit par le côté.
La femme accoucha ensuite de ce qu'elle avait encore,
il en sortit ce qui s'y trouvait encore enfermé :
irritation (tempêtes), colère (orage) fureur (vent furieux),
colère apaisée (tempête calmée).
La source de ces esprits est dans le lieu d'où partent les messagers.

Eternité de la matière

Hina disait à Fatou : fais revivre l'homme après sa mort.
Fatou répond : non, je ne le ferai point revivre.
La terre mourra; la végétation mourra, elle mourra
ainsi que les hommes qui s'en nourrissent.
Le sol qui les produit mourra.
Mourra la terre, finira la terre pour ne plus renaître.
Hina répond: fais comme tu veux ; mais je ferai revivre la lune.
Et ce que possédait Hina continua d'être ;
ce que possédait Fatou périt, et l'homme dut mourir ».

Sur l'immortalité de l'âme et la vie future, Mœrenhout écrit : « il paraît certain que les promesses de la religion n'allaient pas pour eux au-delà de la vie présente ; ils n'avaient qu'une idée vague d'une autre vie. N'admettant ni peines ni récompenses à recevoir après la mort, la plupart d'entre eux mouraient sans crainte et sans espoir. Ils croyaient pourtant qu'il leur survivait quelque chose qu'ils nommaient “varua” (esprit, âme) ; mais il serait assez difficile de dire au juste quelle idée précise ils s'en faisaient... L'homme figurait au sommet de l'échelle des êtres ici-bas, occupant le premier rang, sur la terre, seul approchant de la perfection et mêlé, quelquefois, avec les esprits supérieurs et divins... À la mort, les âmes retournaient à leur source ; l'âme de l'homme, comme celle des plantes, se rendait dans des lieux incertains, “Po” (ténèbres), où étaient nés et qu'habitaient les dieux et autres esprits ».

Les âmes étaient passibles de punition dans une sorte de purgatoire où elles étaient purifiées avant d'être « reçues au foyer commun » d'où elles revenaient visiter parents et amis. Les seules fautes soumises à châtiment étaient la non-observation des rites sacrés, la négligence ou le mépris des dieux. « Ils avaient un ciel, séjour de la lumière et des jouissances », surpassant l'Elysée des Grecs et le ciel de Mahomet. « Le “Rohutu noanoa” était situé dans l'air au-dessus d'une haute montagne de Raiatea, mais invisible aux mortels... L'immortalité de l'âme avait pour les Océaniens quelque chose de consolant... Bien loin que la mort les séparât à jamais de leurs parents, de leurs enfants, de leurs amis, elles les réunissait au contraire à tous ceux qu'ils regrettaient. »

Quant à la théogonie, Mœrenhout constate que « les dieux sont en très grand nombre tous nés de Taaroa ou créés par lui. Taaroa est le dieu suprême ou plutôt le dieu unique ; tous les autres ne semblent guère n'être que des figures ou des images sensibles des attributs infinis réunis dans sa personne divine... Pour énumérer leurs dieux, il faut commencer par mettre hors de ligne Taaroa, le dieu suprême, existant par lui-même, créateur de l'univers et des autres dieux, principe de tout, trop grand, trop fort, au-dessus des choses de ce monde, pour se mêler de son gouvernement ».

Mœrenhout regroupe le très riche panthéon polynésien en trois grands ordres : les « Atua », les « Orometua », les « Tiki ».

Les « Atua », dieux absolus et souvent méchants, se désintéressent de la vie privée des hommes dont ils favorisent plutôt les vices. Les « Atua » supérieurs résident dans des cieux particuliers à des niveaux différents et selon une hiérarchie savante. Les « Atua » inférieurs résident dans les eaux, les bois, les montagnes et tous les lieux de la terre ; chaque lieu, chaque objet, chaque occupation humaine est ainsi « animé » par une puissance tutélaire.

Les « Orometua » sont des sortes de « dieux domestiques, de dieux lares ». Ils sont plutôt bienveillants et assurent la paix des familles. Certains « Orometua » inférieurs étaient un peu des « Génies » individuels choisis par chacun selon ses besoins ou sa fantaisie.

Les « Tiki », fils de Taaroa et de Hina (la Lune) sont fort nombreux. Ce sont des esprits inférieurs aux dieux, sortes de « messagers » (analogues aux anges ou démons). Leurs images sculptées gardent les enceintes sacrées ; elles maintiennent l'harmonie entre les éléments de l'espace en précisant les lignes de démarcation et en évitant toute usurpation de pouvoir. Ils président aux événements. Ce sont eux que les sorciers utilisent pour leurs maléfices. Les plus célèbres sont les statues colossales de l'île de Pâques.

Le culte n'était pas rendu à Taaroa « trop au-dessus des choses de ce monde pour qu'il s'intéresse au sort des hommes... tout en célébrant sa gloire, sa puissance et ses œuvres ». Les « Atua » étaient seuls honorés du culte public dans les « marae » ; les « orornetua » n'avaient pour temple que les demeures familiales. Dans ce culte l'esprit mystique n'existe pas. « Chez eux jouir c'était plaire au dieux... Si leur religion les affranchissait de l'abus des martyrs, des vierges et des saints, elle ne tomba que trop souvent dans l'excès opposé... Leurs plaisirs dégénéraient souvent en débauches les plus grossières.

Les devoirs de l'homme envers les dieux étaient plutôt fastidieux que sévères... Sacrifices aux temples, observance rigoureuse des rites et des ordonnances sacrées, attention continuelle et soumission dans toutes les actions, c'était là ce qu'ils exigeaient impérieusement. Pour le reste, la conduite et les actions des hommes leur était absolument indifférentes... Les mots mœurs ou moralité des actions n'avaient pas de sens. »

Le culte public se déroule dans les « marae », vastes temples en plein air, formés d'une esplanade rectangulaire, limitée par un mur peu élevé et terminée par une pyramide plus large que longue constituée de degrés sur les quatre côtés. Ces lieux sacrés sont isolés, ombragés de tamanou, de miro ou surtout de aito ; ils sont situés sur le rivage ou au fond de vallées encaissées. Ils sont bâtis en pierres sèches superposées ou en blocs de corail taillés. L'enclos comporte des maisonnettes pour les images sculptées - les Too (images des Atua) et les Tiki - et celles des desservants. On y trouve les « fata », autels de bois en plate-forme reposant sur quatre piliers. Les « fata » particuliers pour les morts sont couverts d'une petite toiture. Plus que les images sculptées, l'objet le plus précieux et le vrai symbole du dieu est le « maro ura », suspensoir artistique fait de plumes rouges d'oiseaux rares ; il est réservé au « arii rahi » (roi) et à quelques notables dans des occasions solennelles. Sa possession fut l'occasion de diverses guerres.

Le culte est assuré par des prêtres héréditaires, redoutés et puissants. Leur personne est sacrée ; ils jouissent de privilèges supérieurs au roi. Ils décident des sacrifices humains, souvent nombreux et des « tabous ». Les « tapu » n'admettaient aucune restriction et s'appliquaient à toutes choses... Les femmes en éprouvaient surtout les rigueurs. Tout leur était interdit. Il y avait aussi des « inspirés » et des sorciers. Il y avait surtout « la société des “Arioi” dont la prostitution était le principe et l'infanticide l'obligation, où le nom de mère, partout si révéré, était en mépris ».

Les cérémonies étaient nombreuses, soit à dates fixes soit occasionnelles. La liturgie, toujours très longue, comportait des invocations (« taro taro »), des louanges (« haamori »), et les récits fidèles et mot à mot des traditions assurés par les « harepo ». Presque toutes les cérémonies exigeaient des sacrifices pour plaire aux dieux. Les victimes humaines arrivaient mortes au « marae », mais très sanglantes. Le prêtre offrait un des yeux du sacrifié au chef qui faisait semblant de l'avaler.

Mœrenhout, s'il est frappé comme les navigateurs de ce temps de la découverte par « la profonde abjection, les mœurs grossières et la dégradation où ils sont aujourd'hui », admire l'élévation de la vision du monde et de Dieu des Polynésiens[3]. « Ce n'est pas l'homme primitif, plongé dans la plus grossière barbarie, qui réfléchit ainsi sur la nature des dieux, sur la création du monde, sur la formation de tous les êtres. Ces spéculations ne sont pas de l'état sauvage et accusent évidemment les opinions traditionnelles d'un peuple plus civilisé... Le fond, la forme et l'extrême élévation de ces traditions, prises dans leur ensemble, ne sont pas seulement de beaucoup au-dessus de ce que peuvent être capables de produire des peuples réduits à l'état où l'on trouva ces insulaires ; ils sont encore, ce me semble, avantageusement comparables à tout ce que d'autres nations ont écrit de plus sublime sur la création... Ce n'est pas le langage d'un barbare... c'est celui d'un philosophe qui, après avoir longtemps médité sur les merveilles de la nature, y reconnaît l'œuvre d'un Dieu créateur ; c'est celui d'un théiste qui, découvrant Dieu dans ses œuvres, s'est élevé à la plus sublime des religions, à la connaissance et à l'adoration d'un être Tout-Puissant... Tel est Dieu... Taaroa était seul. l'être suprême qui créa et qui est lui-même tout ce qui existe... Tel est bien Taaroa, dont la vie et les actions consistent à créer l'univers dans son ensemble, à s'unir avec les éléments et la matière, pour produire les êtres secondaires et tout ce qui existe dans la nature. Aussi rien d'extravagant dans les traits descriptifs des attributs et des travaux de ce dieu qui, en les exposant d'une manière à la fois simple, solennelle et souvent sublime, sont assez peu figurés pour qu'on les comprenne, pour la plupart, sans difficultés. »

Le P. Albert Montiton, depuis plus de vingt ans missionnaire aux Tuamotu, envoie en 1872 à son frère, supérieur du Grand Séminaire de Versailles, le résultat de ses recherches sur la « cosmogonie, la mythologie et les traditions de nos sauvages Paumotu... Ce n'est qu'au milieu des derniers sauvages de Fangatau et de Takoto que j'ai pu... ramasser quelque chose de suivi et de positif »[4].

« Au commencement le Ciel et la Terre se tenaient étroitement embrassés et unis l'un à l'autre. Au milieu d'eux et comme dans leur sein, vivait tout un peuple de géants. “Tahito-fenua” (l'ancien de la terre) et “Ronamakaitua”, son frère, après s'être exercés à se servir de leurs lances, attaquèrent Maraukura, le tuèrent, le mangèrent et offrirent sa tête en sacrifice à Dieu...

Oatea, frère de Maraukura, échappa à la mort grâce à l'adresse de sa mère qui le cacha sous son aisselle. Devenu grand, il vengea la mort de son frère ; il tua son meurtrier, il dévora les chairs et offrit à Dieu la tête en sacrifice.

Il essaya vainement de tuer le jeune Tané qui échappa par le trou mal gardé du soleil et alla se cacher au-dessus du firmament. Là, après avoir soigneusement compté les lunes, impatiemment attendu sa maturité et la décrépitude de son adversaire, Tané résolut de se frayer un passage à travers la capote du ciel et d'aller combattre Oatea, meurtrier de sa race. Pour cette entreprise il requit le concours actif de tous ses gens[5].

Temaru commença à entamer, à coups de pierres, la croûte du ciel. Tagaroa l'amollit ensuite sous l'action d'un feu ardent. Enfin, Tané lui-même, s'armant de grosses pierres, y fit une large trouée par laquelle, avec la rapidité de l'éclair et le fracas du tonnerre, il se précipita sur la terre à la recherche de son adversaire. Afin de se créer une arène plus vaste, il déroula et souleva le firmament à une certaine hauteur et se mit, avec rage, à la poursuite d'Oatea. Celui-ci, après avoir couru longtemps, d'une extrémité du Ciel à l'autre, fut atteint et tué par Tané qui le précipita hors du ciel et le jeta dans un grand feu...

Pendant la gigantesque lutte de Tané et de Oatea, les Atiru, esprits célestes et puissants, s'étaient, par peur, dispersés et cachés. Après sa victoire éclatante, Tané, seul maître désormais au ciel et sur la terre, les rassembla et leur commanda de porter le firmament dans les airs. Les Atiru se réunirent tous pour ce grand œuvre ; chaque phalange fut chargée de s'acquitter fidèlement d'une part de travail en rapport avec son nom symbolique.

Ainsi les Petits, les Grands, les Courts, les Crochus, les Bossus... s'entraidèrent pour soulever le firmament. Montant les uns sur les autres, ils s'élevèrent progressivement et le portèrent enfin à la place qu'il occupe aujourd'hui dans les airs. Alors les Pigau le creusèrent, les Topé l'inondèrent, les Titi le clouèrent, les Pepé le varlopèrent, les Moho le balayèrent en laissant toutefois, sur l'ordre de Tané, une partie des copeaux que l'on voit encore sous forme de nuages. Les Pako l'inspectèrent en le parcourant en tous sens, les Tupa l'étendirent et l'agrandirent. Enfin, Tané, leur maître à tous, montant au plus haut des cieux, les piétina avec un bruit effrayant qui réveilla et réjouit tous ses ancêtres. Puis, ayant commandé à ses différents vassaux d'étayer solidement les demeures célestes dont il venait de prendre possession, il y établit son trône sur des bases éternelles et régna seul en souverain maître de toutes choses.

La terre, qui venait d'être si laborieusement séparée du ciel, se trouvait encore submergée. Tefaafanau (le couvreur) la retira des eaux. Un point seul apparaît d'abord à la surface ; il s'agrandit progressivement et devient bientôt la terre actuelle qui se couvre insensiblement d'herbes, de broussailles et de grands arbres...

La terre, source et mère de toutes choses, s'était également dégagée du ciel et de la mer. Elle donna naissance au jour, à la nuit, à la lune, à l'aurore, au soleil, en un mot, à tous les êtres animés ou inanimés, sans en excepter l'homme, appelé Magamaga par quelques-uns. Cependant, le premier homme connu dans toutes ces îles paraît avoir été Tiki, le véritable Adam polynésien... C'est lui qui forma, d'un amas de sable, Vahuone, la première femme... De leur union naquit Hina dont Tiki, son père, s'éprit plus tard. Vahuone ayant découvert leurs rapports, Hina, de honte, se sauva dans la lune où l'on voit encore sa figure ; Tiki, de dépit, se donna la mort qui est passée, avec son péché, à toute sa postérité. De Tiki et de Hina naquit Maikuku, qui engendra Tiniafu, qui engendra Tehurikiatu, etc. »

Géants, génies, luttes se succèdent parmi les hommes. Chacun est objet de légendes, comme Tekurotoga, fille de Keha, et vénérée à Fangatau comme vierge et mère. Tama dit Atua Fakaora (dieu sauveur) est le refuge de la race de Tiki.

L'âme survivant après la mort peut se trouver en trois lieux : le « paparagi », demeure supérieure réservée aux braves, le « kororupu », lieu de délices et de plaisirs, le « te rui », lieu ténébreux venant des cimetières. Tous ces esprits pouvaient se manifester sous forme de revenants plus ou moins malfaisants.

Le panthéon paumotu comporte aussi un grand nombre de divinités locales, liées aux événements. Les ancêtres sont associés au culte qu'on leur rend dans des « marae » plus simples qu'à Tahiti. Si on y offrait les ennemis tués au combat, il ne semble pas que les Paumotu pratiquaient les sacrifices humains comme aux Marquises ou à Tahiti. Mais comme ailleurs, les femmes et les enfants étaient exclus des cérémonies par les nombreux « tapu ». On offrait des tortues, des bonites, des dorades, etc., en sacrifice. Pour les présenter, chacun devait rester pur et à jeun.

Comme J.A. Mœrenhout, le P. Laval et d'autres anciens missionnaires, le Albert Montiton est frappé par la similitude des divers récits « en tout conformes à ce qui nous est révélé par les Livres Saints ». Diverses pratiques et le génie de langue leur semblaient présenter des analogies avec ce qu'avaient vécu les Hébreux de l'Ancien Testament. « Nous trouvons dans les traditions païennes de nos îles d'autres histoires dont le thème et les types manifestes se retrouvent dans la Bible: Caïn et Abel, le déluge, Josué, les géants... ». Les missionnaires y voyaient des pierres d'attente pour l'annonce de l'Évangile, des signes de la miséricorde de Dieu.



[2] J. A. MŒRENHOUT : Voyages aux Iles du Grand Océan, T. l, pp.416-574. Paris 1837.
- A. MONTITON à Artème MONTITON (9-9-1872) : Anaa-Ar. SS.CC. 73, 3.
[3] MŒRENHOUT, op. cit. T. Il, pp.197 à 214.
[4] A. MONTITON, lettre citée du 9-9-1872, reproduite dans Missions catholique n°266 du 10-7-1874 et suivants, avec un dessein synthétique à la page 339.
[5] Voir le dessin imagé par les Paumotu d'après un croquis du P. MONTITON (page suivante).

Spiritualité de la Congrégation des Sacrés-Cœurs

Saint Bernard écrit : « Quelle idée l'homme pouvait-il se faire de Dieu, sinon peut-être celle d'une idole qu'avait fabriquée son cœur ? C'est que Dieu était incompréhensible et inaccessible, invisible et parfaitement irreprésentable. Maintenant, Il a voulu qu'on puisse le comprendre, qu'on puisse le voir : “Le Verbe s'est fait chair” et il habite dès lors en nous. » [6]

Selon l'apôtre Paul - et la cosmogonie des Polynésiens le confirme - Dieu peut être connu par ce qu'Il manifeste de Lui dans ses œuvres[7]. Mais la dépravation des instincts obscurcit les cœurs. Aussi seul Jésus est le « chemin, la vérité, la vie » ; en lui seul chaque homme peut « voir le Père », mais chacun « selon les dons reçus de l'unique Esprit ». Aussi le Concile Vatican II rappellet-il ces principes généraux pour le renouveau de la vie religieuse sous l'impulsion de l'Esprit Saint dans l'Église :

« La norme ultime de la vie religieuse étant de suivre le Christ selon l'enseignement de l'Évangile, cela doit être tenu par tous les Instituts comme leur règle suprême.

Le bien même de l'Église demande que les Instituts aient leur caractère et leur fonction propres. C'est pourquoi on mettra en pleine lumière et on maintiendra fidèlement l'esprit des Fondateurs...

Tout Institut doit communier à la vie de l'Église et, tenant compte de son caractère propre, faire siennes et favoriser de tout son pouvoir ses initiatives et ses intentions. »[8]

Spiritualité du Cœur de Jésus[9]

Dans la seconde moitié du XVIIe siècle en France, dans le contexte austère et quelque peu pharisien du jansénisme, dans les débuts du rationalisme et de l'individualisme qui s'épanouiront au siècle suivant, la « dévotion au Sacré-Cœur de Jésus » a pris naissance. Elle a deux racines principales : saint Jean Eudes (1601-1680) à Caen et sainte Marguerite-Marie Alacoque (1649-1690) à Paray-le-Monial. Le premier la formule entre 1643 et 1672 ; par lui, au cœur de la rénovation spirituelle remarquable de ces « temps classiques », s'épanouit dans la conscience chrétienne une longue maturation enracinée dans l'Évangile. En Marguerite-Marie nous voyons, entre 1673 et 1675, le fruit étonnant d'une illumination charismatique, répercutée par les RR. PP. La Colombière, Croiset et les Jésuites. Ces deux sources se complètent pour redécouvrir, dans l'Écriture et la vie spirituelle, la personne vivante de Jésus incarné, Dieu à visage humain. Selon la tradition biblique et le langage courant, le « cœur » c'est la personne vivante considérée dans son intériorité la plus profonde. « L'objet particulier de la dévotion au cœur de Jésus est l'amour immense du Fils de Dieu, qui l'a porté à se livrer pour nous à la mort, à se donner tout à nous dans le Très Saint Sacrement de l'autel », écrit le P. Croiset. La Bonne Nouvelle c'est d'abord quelqu'un qui nous aime ; la folie du Dieu-Amour est plus sage que les raisonnements humains. La personne passe avant les idées, l'homme avant les choses. Comme anticipation providentielle au culte de la Raison et aux matérialismes de la consommation, la dévotion au Sacré-Cœur fait expérimenter la présence active et transformante de l'Esprit de Jésus ressuscité. Elle nous centre sur Lui et non sur nous ; elle nous fait construire notre vie selon une relation nouvelle à Dieu, aux autres, aux événements, aux choses ; « pour moi vivre c'est le Christ »[10].

Saint Louis-Marie Grignion de Montfort (1673-1716), par sa prédication évangélique et ses missions parmi les pauvres, diffuse dans tout l'Ouest de la France la piété aux Cœurs de Jésus et de Marie. Comme à Cana, Marie conduit à Jésus; imiter Marie c'est le chemin le plus sûr pour «aller à Jésus».

La Congrégation des Sacrés-Cœurs

Le jeune abbé Pierre Coudrin est fortement marqué par l'action du P. de Montfort. Dans le contexte de la clandestinité de la Révolution, il accentue l'aspect eucharistique de la présence d'amour sauveur et universel de Jésus vivant ; l'adoration du Saint-Sacrement sera une marque particulière de la Congrégation qu'il fonde à Noël 1800 sous le vocable un peu long : « Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie et de l'adoration perpétuelle du Très Saint-Sacrement de l'autel. » Le caractère propre des Frères et Sœurs des Sacrés-Cœurs, leur charisme, est exprimé dans le chapitre préliminaire des Constitutions, reproduit tel quel à travers les rédactions successives. Il est important à connaître pour saisir l'esprit qui anime les missionnaires en Polynésie depuis 1834. En voici les six premiers articles selon des Constitutions de 1838.

« Art. 1. Le but de l'Institut est de retracer les quatre âges de Notre Seigneur Jésus-Christ : son enfance, sa vie cachée, sa vie évangélique et sa vie crucifiée, et de propager la dévotion envers les Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie.

Art. 2. Pour retracer l'enfance de Jésus-Christ, les frères ouvrent des écoles gratuites pour les enfants pauvres. Ils tiennent de plus des collèges, dans lesquels ils se font un devoir d'admettre gratuitement un certain nombre d'enfants, autant que les ressources de chaque maison peuvent le permettre. Les sœurs ouvrent aussi...

Les frères en particulier préparent par leurs soins aux fonctions du ministère sacré les jeunes élèves du sanctuaire.

Art. 3. Tous les membres de la Congrégation s'efforcent de retracer la vie cachée de Jésus-Christ, en réparant, par l'adoration perpétuelle du Très SaintSacrement de l'autel, les injures faites aux Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie par les crimes énormes des pécheurs.

Art. 4. Les frères retracent la vie évangélique du Sauveur par la prédication de l'Évangile et par les Missions.

Art. 5. Enfin, tous les membres de la Congrégation doivent rappeler, autant qu'il est en eux, la vie crucifiée de notre divin Sauveur, en pratiquant avec zèle et prudence les œuvres de mortification chrétienne, surtout en réprimant les sens.

Art. 6. De plus, ils ont pour but de faire tous les efforts qui dépendent d'eux, pour propager la vraie dévotion envers le Sacré-Cœur de Jésus et le très doux cœur de Marie, suivant que cette dévotion est approuvée par le Saint-Siège apostolique. »

Tout est là, sans doute rédigé dans une langue qui a vieilli, comme toute chose humaine. Après la Révolution et ses excès anti-religieux, l'Église en France est à reconstruire. Jésus vivant et présent dans l'Eucharistie est mis au centre de toute la vie et de l'apostolat. La prière permanente sous la forme privilégiée de l'Adoration du Saint-Sacrement, liée à l'esprit de pénitence et de réparation, est au cœur de la vie spirituelle. L'évangélisation se fera surtout par l'éducation des enfants et les missions, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur.

La dévotion confiante à Marie, comme Mère de Jésus, modèle des chrétiens, cœur priant de l'Église dans la docilité à l'Esprit-Saint et guide sûr vers son Fils, est bien marquée et développée. Le P. Coudrin unit dans une même affection la Mère et le Fils. C'est sous le vocable de Notre-Dame de Paix (« Maria no te Hau ») que les religieux des Sacrés-Cœurs exprimeront leur dévotion mariale. La mission d'Océanie lui sera consacrée dès le 7 août 1834 par les premiers missionnaires et sept églises lui sont dédiées dans le diocèse de Tahiti.

Enfin, le souci de « l'approbation du Saint-Siège » est souligné. Dans une France gallicane et persécutrice, le P. Coudrin, quitte à se faire traiter « d'ultramontain », se voulait « dévoué de cœur et d'action au Saint-Siège, centre de l'unité catholique », Il avait trop souffert des nationalismes et des étroitesses. « Laissons de côté les qualifications de gallicanisme et d'ultramontanisme ; mais soyons catholiques et bien persuadés qu'il ne peut jamais y avoir d'hérésie pour ceux qui croient tout ce que croit le Souverain Pontife, qui récitent le bréviaire de l'Église et de son chef »[11]. Cet aspect « romain » sera la source des principales difficultés de la Congrégation des Sacrés-Cœurs en France et en Polynésie. Cet attachement au Pape fera que les missionnaires retourneront l'expression injurieuse de « papistes » (« pope ») qui les avait précédé en Océanie en titre de fierté. Le sens de l'Église, la fidélité apostolique sont vitales chez le P. Coudrin.

Le souci missionnaire, uni à la volonté de former les prêtres, font que les pères des Sacrés-Cœurs ont pris rapidement en charge plusieurs grands Séminaires. Celui de Picpus à Paris était renommé, en particulier pour la qualité de son enseignement de l'Écriture Sainte. Cette formation biblique de la première génération des missionnaires envoyés en Océanie Orientale leur sera très précieuse ; elle leur permettra de se situer facilement dans des îles marquées par l'évangélisation protestante de la L.M.S. et d'utiliser aisément la traduction tahitienne du Révérend Henry Nott. Cette qualité de formateurs, jointe à leur esprit missionnaire universel, fait que le cardinal Cappelari, Préfet de « Propaganda Fide » et futur Pape Grégoire XVI, envisage de « confier aux membres de la Congrégation des Sacrés-Cœurs le Collège de la Propagande » à Rome, le célèbre « collège Urbain ». Le P. Coudrin est disposé à accepter. La Révolution de 1830 pendant laquelle les maisons de Paris et de Rouen sont pillées arrête le projet[12].

Comme dans toutes les familles religieuses consacrées au Cœur de Jésus, « ne faire qu'un cœur et qu'une âme » selon le modèle idéal des premiers chrétiens, le sens communautaire, la qualité des relations fraternelles étaient fondamentaux pour le P. Coudrin. Les Constitutions interdisaient aux missionnaires d'être seuls mais d'aller deux par deux au minimum. La dispersion géographique des îles mettra à rude épreuve cet idéal. «Aimez-vous les uns les autres; n'ayez qu'un cœur et qu'une âme. Vous êtes les premiers de notre Congrégation à succéder aux ministères de Paul et de Barnabé », écrit le fondateur au P. Bachelot et à ses compagnons qui s'embarquaient à Bordeaux[13].

Si la vision du monde des religieux des Sacrés-Cœurs était plutôt pessimiste en raison des excès des révolutions successives en France et dont ils seront souvent les victimes, le visage qu'ils présentent de Dieu, est celui du « Père des miséricordes » manifesté par l'humanité aimante de Jésus, « Christ et Seigneur » vivant et présent dans l'Eucharistie. Aussi leurs points d'insistance sont simples : l'Eucharistie, la Parole de Dieu, la Vierge Marie, l'union au successeur de Pierre et le sens communautaire.

Selon des styles différents en fonction de leur apostolat spécifique, les sœurs de Saint-Joseph de Cluny fondées par Anne-Marie Javouhey et les frères de Ploërmel fondés par Jean-Marie de Lamennais, vivaient sensiblement ces mêmes valeurs évangéliques et ecclésiales. Les sœurs de Cluny, centrées sur « la sainte volonté de Dieu », traduisaient leur spiritualité dans une disponibilité souple et universelle aux divers besoins missionnaires révélés jour après jour par les populations où elles servaient (familles, éducation, soins, esclaves, vocations, services sociaux, catéchèse...). Les frères de Ploërmel avaient été spécialisés par leur fondateur dans l'éducation de base, la scolarisation initiale, la « classe » dans l'optique d'une « instruction chrétienne » solide et exigeante. Pour les frères comme pour les sœurs, la vie communautaire et sa qualité sont des réalités essentielles.



 

[6] S. Bernard, homélie sur l'Aqueduc, Fête de N.-D. du Rosaire, 7 octobre.
[7] Romains 1, 18-32.
[8] Vatican II : Perfectae caritatis n°2, a, b, c (28-10-1965).
[9] J. V. GONZALEZ CARRERA : Père Coudrin et Mère Aymer, 4è partie, chap, III : « La dévotion aux SacrésCœurs », pp.61-95, Rome 1978. Traduction française.
[10] 2 Co 5,14 ; ln 1,38 ; Ga 2,20 ; Ro 14,7.
[11] Lettres du P. COUDRIN : 20-2-1830, au curé de St-Rémy de Dieppe. T. IV, n°115.
[12] Lettres du P. COUDRIN : 6-12-1829. T. IV, n°99.
[13] Lettres du P. COUDRIN : octobre 1826. T. III, n°241 ; 17-7-1833. T. IV, n°238.

Directives missionnaires de la Propaganda Fide

[14] Au nom du P. Marie-Joseph Coudrin, le Secrétaire Général de la Congrégation des Sacrés-Cœurs, le P. Hilarion Lucas, le 4 mai 1834, demande « un recueil des décrets de la S.C. de Propaganda Fide comme guide sûr pour les missionnaires des Missions nouvelles (de l'Océanie Orientale) et comme règles sur lesquelles ils puissent s'appuyer »[15]. Démarche tout à fait naturelle quand on se souvient de l'attachement profond du P. Coudrin au « Successeur de Pierre, centre de l'unité catholique », lien qui lui paraît vital pour « commencer l'œuvre importante des Missions étrangères, l'une des fins principales de notre Institut »[16]. Une telle attitude de foi apostolique, indépendamment de ses liens personnels avec Grégoire XVI, rejoint le comportement que l'apôtre Paul décrit pour lui-même dans son épître aux Galates (2,1-10) : « je suis monté à Jérusalem avec Barnabé et Tite... exposer l'Évangile que je prêche parmi les païens ; je l'exposai aussi dans un entretien particulier aux personnalités les plus considérées, de peur de courir et d'avoir couru en vain... Reconnaissant la grâce qui m'a été donnée, Jacques, Céphas et Jean, considérés comme des colonnes, nous donnèrent la main, à moi et à Barnabé, en signe de communion ». Réalité permanente de l'évangélisation, double souci constant des missionnaires de tous les temps s'ils ne veulent pas faire leur œuvre personnelle, mais « rassembler dans l'unité les enfants de Dieu dispersés » : vivre l'unité de l'Église par la communion apostolique et promouvoir la liberté chrétienne par la foi en Jésus-Christ.

Depuis sa fondation le 14 janvier 1622 pour se libérer du poids politique des « Patronats » espagnol et portugais sur les terres nouvelles, Propaganda Fide avait mis au point, à partir des circonstances et de l'expérience, une véritable théologie pastorale des Missions. Le répertoire du Synode de Pondichéry en 1845 en montre l'ampleur et la variété : « clergé indigène » à former en priorité absolue (11 septembre 1626, 28 novembre 1630), nécessité pour les missionnaires d'apprendre les langues locales et de respecter le génie des peuples étrangers (1623, 1630), promotion de l'épiscopat indigène sans lequel il n'y a pas d'avenir pour la foi (26 avril 1678, 1787, 1814), importance du travail pour l'évangélisation, exigences sérieuses pour préparer au baptême... Les nombreux documents rédigés selon la diversité des situations locales, trouvent leur expression la plus parfaite dans les Instructions du 10 novembre 1659 adressées à François Pallu et Pierre Lambert de la Motte, nouveaux Vicaires Apostoliques du Tonkin et de Cochinchine ; « un document qui commande l'avenir », écrit Daniel-Rops. C'est un document collectif, fruit de l'expérience missionnaire des Vicaires apostoliques comme Alexandre de Rhodes, autant que de la réflexion théologique et biblique. Sa « modernité », voire sa brûlante actualité n'échappera à personne.

« Ne mettez aucun zèle, n'avancez aucun argument pour convaincre ces peuples (de l'Asie) de changer leurs rites, leurs coutumes et leurs mœurs, à moins qu'elles ne soient évidemment contraires à la religion et à la morale. Quoi de plus absurde que de transporter chez les Chinois la France, l'Espagne, l'Italie ou quelque autre pays d'Europe. N'introduisez pas chez eux nos pays, mais la foi, cette foi qui ne repousse ni ne blesse les rites ni les usages d'aucun peuple, pourvu qu'ils ne soient pas détestables, mais bien au contraire veut qu'on les garde et les protège. Il est pour ainsi dire inscrit dans la nature de tous les hommes d'estimer, d'aimer, de mettre au-dessus de tout au monde les traditions de leur pays et ce pays lui-même. Aussi n'y a-t-il pas de plus puissante cause d'éloignement et de haine que d'apporter des changements aux coutumes propres à une nation, principalement à celles qui y ont été pratiquées aussi loin que remontent les souvenirs des anciens.

Que sera-ce si, les ayant abrogées, vous cherchez à mettre en place les mœurs de votre pays, introduites du dehors ? Ne mettez donc jamais en parallèle les usages de ces peuples avec ceux de l'Europe ; bien au contraire, empressez-vous de vous y habituer. Admirez et louez ce qui mérite louange. Pour ce qui ne le mérite pas, s'il convient de ne pas le vanter à son de trompe comme font les flatteurs, vous aurez la prudence de ne pas porter de jugement, ou en tout cas de ne rien condamner étourdiment ou avec excès. Quant aux usages qui sont franchement mauvais, il faut les ébranler plutôt par des hochements de tête et des silences que par des paroles, non sans saisir les occasions grâce auxquelles, les âmes une fois disposées à embrasser la vérité, ces usages se laisseront déraciner insensiblement. »

Un tel idéal d'acculturation et d'inculturation selon le modèle de l'apôtre Paul « se faisant tout à tous » est toujours une « utopie directrice », une espérance dynamique ; la tension est toujours vive entre la vie nouvelle en Jésus-Christ qui « n'est pas du monde » et la vie chrétienne d'un peuple en marche « dans le monde ». La très grave querelle des « Rites chinois » (1688-1742) et ses conséquences toujours actuelles, est là pour le démontrer. Les encycliques missionnaires de Grégoire XVI, Léon XIII, Benoît XV, Pie XI, Pie XII et Jean XXIII jalonnent les avancées progressives des Missions catholiques.

Le Symposium international du Congrès Eucharistique de Lourdes, tenu à Toulouse du 13 au 15 juillet 1981, a longuement débattu de cette question fondamentale de « l'Église dans le monde de ce temps » qu'est la rencontre de la foi et des cultures. L'exhortation apostolique de Paul VI Evangelii nuntiandi du 8 décembre 1975 faisant la synthèse du Synode des évêques de 1974 sur l'Evangélisation, constitue en quelque sorte la charte actualisée de la longue tradition missionnaire de l'Église. Il est frappant de voir que Jean-Paul II consacre toujours à ce sujet de foi et de culture, une longue étude adaptée aux pays qu'il visite lors de ses « pèlerinages au Peuple de Dieu »[17].

De 1622 à nos jours, la S.c. de Propaganda Fide chargée de suivre «l'évangélisation des Peuples» au niveau de l'Eglise Universelle, a été présidée par 30 Préfets. Leur personnalité, souvent remarquable, et la qualité de leur Secrétariat ont beaucoup fait pour donner toute leur dimension au zèle apostolique des missionnaires pleinement responsables dans leurs territoires respectifs. Ce soutien confiant et respectueux a été essentiel pour l'épanouissement de la difficile et complexe évangélisation de l'Océanie Orientale.



 

[14] P. METZLER : S.C. de Propaganda Fide : Memoria Rerum. Volume III/2, Rome. Appendice : documents missionnaires ; liste des Préfets et Secrétaires.
- Acta di Propaganda Fide : 1845. Vol. 208. Synode de Pondichery, pp.203 à 213.
- N. DEL RE : « Le Saint-Siège et les Missions », in Guida delle Missioni Cattholiche, pp.51-68, Rome 1975.
- LŒW-MESLlN : Histoire de l'Église par elle-même, pp.364 ss, Fayard, Paris 1978.
- DANIEL-ROPS : L'Ère des Grands Craquements, pp.114 ss, Fayard, Paris 1958.
[15] H. LUCAS à S.C. Propaganda Fide :4-5-1834. Ar. SS.CC. 1-1-4.
[16] P. COUDRIN : circulaire aux Frères et Sœurs SS.CC., février 1826. Lettres T. III, n°204.
[17] Voir la Documentation Catholique qui diffuse tous ces textes peu après les événements.

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