La multiplicité des groupes religieux en Polynésie, le fait que diverses sectes venaient d'une Amérique dont l'expansionnisme était redouté, la conception globalisante de ces confessions anglo-saxonnes ont toujours posés à l'État français de difficiles questions. Dans la conception de plus en plus laïque et sécularisée qui aboutira, en 1905, à la Séparation des Églises et de l'État et qui se traduira par une attitude très restrictive, voire persécutrice parfois, à l'égard de ses propres groupes religieux nationaux[14], on comprend la méfiance susceptible de l'Administration française à Tahiti en même temps que sa prudente réserve à l'égard d'étrangers, sources possibles de complications internationales. L'« affaire Pritchard » de 1844, avec le conflit anglo-français évité de justesse, pèsera lourd.
Au sortir des difficultés avec les anglais de la L.M.S. et les Mormons américains en 1852, c'est le Gouverneur Page qui exprime le plus crûment la position de l'Administration d'État[15].
« À Taïti l'action du Gouvernement s'exerce avec une puissance presque irrésistible (26 mars... Nos crises sont passées. L'Autorité est partout respectée et partout obéie (22 juin)... Le sentiment religieux est secondaire dans ce pays... L'influence des missionnaires anglais est non pas détruite, car d'un bond elle se relèverait ; mais, sous moi, elle est annulée. Il s'agit de leur porter les derniers coups. Je prie qu'on m'envoie de France des instituteurs qui auront dans leur programme l'enseignement de la langue française... Il faut des instituteurs qui reçoivent et respectent le mot d'ordre du Gouvernement… Quant au culte, il n'est pas douteux un instant que, pour moi, en peu d'années, le catholicisme, en tant que religion du Gouvernement, ne puisse devenir la forme religieuse de la grande majorité du pays. Mais, pour cela, il faut des prêtres qui soient soumis au Gouvernement, car hors de lui rien ne se peut. Un curé et deux vicaires, de simple bon sens pratique, qui ne seraient pas dominés et enchaînés par l'esprit de corporation, qui sauraient pactiser avec la nécessité des circonstances, suffiraient au début. Que le Ministre croie bien que je ne me laisse pas entraîner par un zèle convertisseur ; s'il convenait au Gouvernement d'envoyer des ministres protestants, Taïti protestante serait aussi essentiellement française que Taïti catholique. Je penche pour le catholicisme afin de rompre avec la tradition de l'Angleterre, mais à la condition qu'il soit gouvernemental et non point un pouvoir religieux faisant échec au pouvoir de l'État (5 décembre)... »
On ne saurait être plus cyniquement clair : la foi religieuse se réduit à un culte contrôlé par l'Administration et au service du Pouvoir d'État. C'est de l'absolutisme politique. Dans des styles variés selon les circonstances, ou de manière plus subtile et enveloppée, ce sera la position constante des Gouverneurs successifs, face à « la grande part que prend ici, dans toutes les questions, l'influence religieuse. Il importe donc que cette influence ne domine pas l'action de l'Administration mais que celle-ci arrive à s'en servir en inspirant confiance aux cultes »[16]. La rigueur du centralisme napoléonien - le Code Napoléon sera étendu à Tahiti le 14 décembre 1865 - l'héritage de la Rome Impériale, libérale à l'égard de tous les cultes à condition de reconnaître la primauté absolue de l'Empereur-dieu, sont très frappants dans le type de la présence administrative française en Polynésie, au moins jusqu'en 1920[17].
Puisque telle était l'attitude à l'égard du Protestantisme, religion officiellement reconnue (voir chapitre VI) et du Catholicisme, « religion de la majorité des Français » mais non reconnu officiellement à Tahiti, on comprend le regard soupçonneux du Gouvernement sur les autres groupes religieux d'obédience non française, américaine surtout. Le Gouvernement avait été mal impressionné par la campagne d'opinion en Angleterre et animée par la L.M.S., « réclamant l'émancipation de Taïti sous le prétexte que la Reine Pomaré n'était engagée qu'envers la Royauté et qu'elle devenait indépendante à l'égard du nouveau Gouvernement républicain issu de la Révolution de 1848 ». Les explications embrouillées de W. Howe avaient incité le Gouverneur Lavaud, appuyé par Bruat, à demander des Ministres protestants français en 1849 et en 1850[18]. Les décrets de 1850 réglementant la perception de la « dîme » et contrôlant les moyens de subsistance des missionnaires, ceux de 1851 et de 1852 limitant les déplacements des missionnaires étrangers, constituaient les premières manifestations administratives de la méfiance officielle.
L'activité missionnaire des premiers Mormons avec M. Grouard fut discrète à Tahiti ; le Gouverneur Bonard leur avait imposé un règlement strict en cinq points[19].
- 1. « Les missionnaires Mormons se borneront à prêcher leur religion sans se mêler en aucune manière des affaires politiques ou civiles.
- 2. Ils s'abstiendront d'attaquer les religions établies et les Autorités.
- 3. Ils n'exigeront aucun droit en argent ou en nature.
- 4. Ils n'infligeront aucune pénalité pour les manques à leur religion.
- 5. Ils ne pourront acquérir aucune propriété foncière sans l'approbation du Gouvernement. »
Il en fut tout autrement aux Tuamotu où il y eut rapidement plus de 800 baptêmes mormons dans l'île d'Anaa (La Chaîne), après leur arrivée le premier mai 1845. Les missionnaires catholiques arrivèrent à Faaite le 19 mai 1849. La compétition fut vive, d'autant que les préjugés antipapistes et antifrançais étaient puissants. Est-ce le fruit des restrictions administratives imposées par le Gouvernement, toujours est-il que l'excitation contre la présence française prit corps en octobre 1851 et ira s'amplifiant jusqu'au drame du 9 novembre 1852. Le passage de la flotte anglaise de l'Amiral Moresby en août 1852 donna corps aux rumeurs les plus folles. L'agitation prenant des proportions dangereuses, le capitaine de Bovis arriva à Anaa le 24 septembre à bord du « Phoque » pour une opération de pacification qu'il réussit parfaitement sans aucun drame. Selon les ordres du Gouverneur Page et le règlement de 1850, le culte mormon fut dissous à Anaa. Il faut se souvenir que les ministres américains avaient déjà presque tous quitté Tahiti en juillet 1852 ; le dernier, James Brown, rentrera aux Etats-Unis en novembre, « découragé devant l'opposition des hommes et l'oubli de son Église et de ses amis en Amérique ».
Chacun crut l'affaire réglée et l'agitation politique terminée ; la population d'Anaa s'était soumise et les chefs avaient été remplacés. En fait, il n'en était rien. Après le départ du « Phoque », les guerriers continuaient à s'exercer. Une querelle éclate au début de novembre à Putuahara entre l'ancien chef Mapeura et le nouveau Taneopu. Mapeura proclamait : « J'étais mormon ; je soutiendrai toujours les Américains et les Anglais contre les Français. » Le brigadier de gendarmerie Viry, averti le 6 novembre, attend quelques jours pour que les esprits se calment. Il se rend le 9 à Tekotika, accompagné de Derrien son interprète. Si Mapeura reconnaît s'être mis en tort, son oncle Tefaitiuga se rebelle et menace Viry. Le brigadier se décide à l'arrêter ; Viry est alors cerné et tué à coups de lances et de massues. C'était le signal de la révolte contre les Français. Le drapeau américain est hissé. La mission catholique est pillée ; le P. Clair Fouqué est laissé pour mort au bord du lagon et le P. Ferréol Loubat est blessé. Un noyau de 12 fidèles se regroupe autour d'eux. Deux baleinières sont envoyées au Gouverneur Page à Tahiti les 9 et 20 novembre avec l'annonce de l'assassinat du brigadier et de la mort du P. Fouqué. Le Gouverneur l'annonce à Paris mais n'envoie de secours à Anaa que le 4 décembre, car il s'efforçait de se défausser en rendant le P. Clair Fouqué responsable des incidents[20].
La répression, sous les ordres du lieutenant Parchappe, fut sévère ; il y eut cinq pendaisons dont celle de Temutu, un catholique innocent accusé sur faux témoignages. Au grand scandale du gendarme Eon, Parchappe permit aux Tahitiens de saccager toute la mission catholique. Il déclara la mission catholique illégale et transforma les Mormons en Protestants, reconnus comme seuls légaux. De tels excès suscitèrent de vives protestations des gendarmes et des européens[21]. Pour finir, le Gouverneur Page, malgré ses rapports sur « l'autorité du Gouvernement établie contre les religions », fut blâmé et remplacé par le Ministre de la Marine[22].
Cette douloureuse affaire, entièrement politique et non religieuse aux dires du P. Fouqué et de Parchappe eux-mêmes, eut de graves conséquences sur les relations entre l'État français et les Églises. Nous étudierons au chapitre XVII, celles qui concernent l'Église Catholique. Pour les Mormons, et d'une manière générale les confessions religieuses d'origine américaine, la méfiance plus ou moins marquée fut la règle.
« Le Gouvernement américain semble vouloir exercer un véritable protectorat sur tous les adhérents des deux sectes, Mormons et Sanitos, fussent-ils français, écrivait le Gouverneur Jullien. Une pareille théorie est inadmissible, ayant pour conséquence l'intervention d'une puissance étrangère dans nos affaires sous apparence de protéger telle ou telle secte religieuse ; j'estime que la discussion même du principe est dangereuse pour notre autorité sur les indigènes »[23].
Cette question avait pris une grande importance aux yeux du Gouvernement français à cette époque incertaine précédant l'ouverture du canal de Panama ; des bruits étaient répandus un peu partout de l'abandon de Tahiti et des E.F.O. par la France. Le Ministre des Affaires Étrangères transmet en 1905 à son collègue des Colonies « une lettre du Commandant de la division navale du Pacifique au sujet de l'action exercée par les missionnaires mormons à Tahiti ». Le Capitaine de Vaisseau Adigard s'étonne du « drainage d'argent fait par les missionnaires mormons et qui ne laisse pas d'appauvrir le pays... du monopole de la pêche de la nacre aux Tuamotu... des insinuations sur les États-Unis d'Amérique qui forment la plus puissante nation du monde et de son Gouvernement qui est le meilleur... À ce propos n'est-il pas remarquable que le Gouvernement américain s'impose une dépense pour subventionner la malle de San Francisco à Tahiti ? Il ne peut venir à l'idée de personne qu'il soit commercialement utile au commerce américain d'avoir des relations d'affaires avec un petit archipel perdu à plus de 7 000 kilomètres... Quels sont les motifs avoués et inavoués ?... Les missionnaires mormons, dans les îles Tuamotu, deviennent tous les jours plus audacieux.
Cette propagande américaine resserre les mailles du filet qui entoure nos possessions océaniennes. Dans le but d'y mettre obstacle... j'ai donné l'ordre... de ne donner de charbon de la Marine Nationale aux bâtiments de guerre américains qu'autant que l'humanité le commanderait... Quatre Gouverneurs se sont succédés dans ces six dernières années... ; ils se sont trouvés d'accord sur les mesures à appliquer aux missionnaires mormons, savoir l'expulsion »[24].
On se doute bien que, malgré une amélioration sensible des relations entre les Mormons et Sanitos avec les Autorités françaises en Polynésie après les deux guerres mondiales, une certaine réserve et incompréhension subsiste. Les relations avec les États-Unis, bien que très rapidement développées depuis 1961, ne sont pas sans souffrir d'un tel climat. Est-ce pour cela que le Consulat des États-Unis à Papeete a été fermé le 30 avril 1965, juste avant les premiers essais atomiques ? Bien qu'il en soit toujours question, sa réouverture n'était pas réalisée en 1982. On ne peut que constater l'importance de « l'inavoué », du « non-dit » dans ce jeu relationnel, historiquement très complexe en Polynésie, entre les États-Unis et la France ; l'interférence des confessions religieuses d'origine américaine ne joue pas, sur ce plan psychosocial, un rôle négligeable. Les relations sont tout à la fois d'admiration et de crainte, d'attrait et de susceptibilité, de besoin des dollars et de méfiance des Américains. Français et Américains ont le même enracinement collectif et historique dans la « Liberté » ; mais ils ne l'expriment pas socialement et politiquement de la même manière. Il n'y a pire querelle que les disputes de famille, surtout lorsque la religion et la politique y sont mêlées.
Ce bref chapitre ne pouvait que suggérer l'importance historique et la complexité évolutive de la présence des groupes religieux et des sectes en Polynésie française dès 1844, seulement dix ans après l'arrivée des premiers missionnaires catholiques à Mangareva. Ces chapitres VI et VII ne sont qu'un aperçu sommaire de l'environnement religieux non catholique où la Mission des Pères des Sacrés-Cœurs va désormais évoluer. Comme tout ce qui regarde la Polynésie, la littérature sur les diverses missions religieuses, leurs relations réciproques et les interventions de l'État comme des diverses autorités est absolument inépuisable. Aussi exactement que faire se pouvait, une chronologie détaillée a été établie ; elle est reproduite en annexe. Les principaux événements ont été situés dans leur contexte et les références essentielles citées pour que chacun puisse s'y reporter en toute clarté et honnêteté.
Désormais, le cadre étant fixé et l'environnement dessiné, essayons de revivre « les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses » de la Mission catholique en Océanie Orientale, née à l'automne 1792 dans le cœur de Pierre Coudrin.
[14] Voir ci-dessous les chapitres XVI et XVII.
[15] Gouverneur PAGE au Ministre de la Marine, F.O.M. Océanie C 13, H 69 : rapports du 16-3-1853, 22-6-1853, 5-12-1853.
[16] Gouverneur au Ministre ; rapport du 13-4-1884, F.O.M., Océanie C 106, H 2.
[17] Voir chapitre III, « Protectorat incertain », note 10 de P. Y. TOULLELAN.
[18] Gouverneur LAVAUD au Ministre; rapport du 4-9-1849, F.O.M., Océanie, C 107, H 8.
[19] Gouverneur BONARD au Ministre, en 1850 ; F.O.M., Océanie C 106, H 2. - Mémorial polynésien. T. Il, p.389.
[20] Gouverneur PAGE au Ministre ; rapport du 17-11-1852, F.O.M. Océanie C 13, H 69.
[21] Toute cette affaire se trouve dans de gros dossiers : Ar.SS.CC. 73,1 ; 73,2. Spécialement : A. MONTITON à Mgr DOUMER (16-12-1852), annoté par Mgr T. JAUSSEN. Gendarmes et colons au Gouverneur et à Mgr T. JAUSSEN (déc. 1852, 18-10-1853). Lettres C. FOUQUE de 1852 à 1853. Lettres F. LOUBAT de 1852 : Ar.SS.CC. 62,3.
[22] Ministre à PAGE (1-12-1853), F.O.M., Océanie C 13, H 69.
[23] Gouverneur JULLIEN au Ministre, rapport du 10-1-1906, F.O.M. Océanie C 98, H 40.
[24] Ministre des Affaires Étrangères à Ministre des Colonies : 2-4-1905, transmettant le rapport Adigard du 18-1-1905 à l'Ambassade de France à Washington. F.O.M. Océanie C 98, H 40.