L'histoire de la Mission catholique en Océanie prend naissance dans le cœur d'un jeune prêtre de 24 ans, réfugié dans un grenier du Poitou à la Motte d'Usseau entre mai et octobre 1792. Ces « semailles dans les larmes » de la Révolution sont importantes à découvrir pour comprendre le type de missionnaires qui viendront en Océanie, le « charisme » dont ils étaient animés, le style de vie chrétienne en Église qu'ils vont imprimer à l'évangélisation dont la Polynésie vit encore dans ses traits caractéristiques. Il y a une génétique spirituelle et ecclésiale comme il existe une génétique biologique et sociale.
Pierre Coudrin (1er mars 1768 - 27 mars 1837) est né dans un village proche de Châtellerault dans une famille chrétienne[20]. Son oncle prêtre prit en main son éducation et à 17 ans il s'inscrit à l'Université de Poitiers, avant d'entrer en 1789 au Grand Séminaire tenu par les Lazaristes. Ceux-ci, après avoir refusé de prêter le serment constitutionnel, se retirèrent en 1791. Pierre Coudrin, refusant de terminer sa préparation sacerdotale avec des prêtres schismatiques, interrompit ses études officielles.
En effet, la Révolution qui avait commencé dans un climat d'union réelle entre le Tiers-État et le Clergé, celui des campagnes surtout, pour résoudre les graves injustices sociales et inégalités économiques dans une optique de « Liberté, Egalité, Fraternité »[21], se transforma rapidement en lutte antireligieuse et en intolérance antichrétienne. Le clergé devait n'être qu'un rouage de la bureaucratie d'État sans référence avec le Pape. Au nom de la liberté individuelle, toute forme de vie religieuse et même d'association devait être supprimée. Voici les principales étapes de la crise, puis de la persécution religieuse jusqu'à l'Empire.
13-02-1790 : Suppression des vœux monastiques en France.
12-07-1790 : Constitution civile du clergé.
27-11-1790 : Obligation du serment d'obéissance à la constitution civile du clergé, condamnée par Pie VI le 10 mars 1791 : schisme.
14-06-1791 : Loi Le Chapelier interdisant toutes les associations en France.
29-11-1791 : Décret contre les prêtres non jureurs ; début de la persécution.
02-09-1792 : Décret sur la déportation des prêtres réfractaires dénoncés par vingt citoyens.
02-09-1792 : Massacre des prêtres à Paris.
17-09-1793 : Tous les prêtres sont « suspects ». Déchristianisation. La Terreur.
21-02-1795 : Séparation de l'Église et de l'État. Liberté des cultes.
Sept. 1797 : Coup d'État jacobin et reprise de la persécution.
15-02-1798 : Prise de Rome : Pie VI fait prisonnier et exilé à Valence.
1800 : Paix religieuse.
17-07-1801 : Concordat entre la France et le Pape Pie VII.
22-06-1804 : Dissolution des Congrégations et associations religieuses non autorisées.
Une telle situation posa aux prêtres un dramatique problème de conscience : abandonner leurs fidèles à des indésirables qui ne jouissaient d'aucune confiance, s'ils juraient la Constitution civile, ou tromper les chrétiens en prêtant le serment de fidélité à une loi inique. S'engager dans le sacerdoce catholique dans ces conditions quand on est un jeune homme, comme le fit Pierre Coudrin, dénotait une foi solide et un courage peu commun. Sous-diacre le 3 avril 1790, il fut ordonné diacre le 18 décembre à Angers et prêtre, en secret, le 4 mars 1792 « par un évêque en communion avec le pape ». Il fit retraite avec des prêtres de la « Société du Cœur de Jésus », fondée le 2 février 1791 par Pierre de Clorivière ;[22] la retraite se termina par une adresse de fidélité au Pape comme successeur de Pierre. Devant les menaces de déportation, il se cacha, cinq mois durant, dans un grenier de ferme.
Dominant la peur ambiante, gardant le sens des réalités et bien conscient que rien ne serait plus comme avant la Révolution, il approfondit sa foi par la prière, l'étude et surtout l'Eucharistie, présence du Christ offert et aimant. C'est dans ce contexte que le Seigneur le saisit pour la mission à laquelle il le destinait. « Monté dans mon grenier, après avoir dit la messe, je me mis à genoux auprès du corporal où je croyais avoir toujours le Saint-Sacrement. Je vis alors ce que nous sommes à présent. Il me sembla que nous étions plusieurs réunis ensemble, que nous formions une troupe de missionnaires qui devaient répandre l'Évangile partout. Comme je pensais donc à cette société de missionnaires, il me vient aussi l'idée d'une société de femmes, mais non pas d'une communauté telle qu'elle existe, puisque je n'avais jamais vu de religieuses. Je me disais : nous n'aurons ni argent, ni revenus ; nous serons mangés par des poux... Ce désir de former une société qui portât partout la foi, ne m'a jamais quitté »[23]. C'était à l'automne 1792, il était un nouveau prêtre de 24 ans. À la même époque, de l'autre côté de la Manche, Thomas Haweis s'enflammait pour le même projet qui allait se concrétiser par la fondation de la Société des Missions de Londres. Celui de l'abbé Pierre Coudrin trouverait sa forme par la fondation, de la nuit de Noël 1800, de la « Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie », constituée de prêtres, de frères et de sœurs autour de Mademoiselle Aymer.
Dès le 20 octobre 1792, méditant sur la vie de saint Caprais, évêque d'Agen mort martyr, Pierre Coudrin sort de son grenier de la Motte d'Usseau pour commencer sa vie missionnaire. C'était la Terreur, la guerre de Vendée. Il fit avec courage - il fut condamné à mort en novembre 1793 pour avoir béni un mariage clandestin - son apostolat de « maquisard de Dieu » sous le surnom de Marche-à-Terre. Fin 1794, il est un des six fondateurs de l'Association du Sacré-Cœur qui se réunissait en de longues heures de méditation autour du Saint-Sacrement. Le 15 février 1795, l'Association ose transférer le Saint-Sacrement en une procession nocturne en plein Poitiers. Ce groupe spirituel fut à la source de la nouvelle Congrégation qui reçut l'approbation du diocèse de Poitiers à la fin de 1799 et qui se concrétisa à Noël 1800. Alors Pierre Coudrin prit le nom de Marie-Joseph.
La rencontre à Poitiers en octobre 1801 avec Mgr Jean-Baptiste de Chabot, ancien évêque de Saint-Claude démissionnaire, fut décisive pour l'avenir du nouvel Institut religieux. Il se lia d'amitié avec le P. Coudrin et prit sous sa protection sa Congrégation qui resta de droit diocésain jusqu'à son approbation par Rome en 1817. Le 3 mai 1802, le P. Coudrin quitta Poitiers pour suivre Mgr de Chabot, nommé évêque de Mende. Jusqu'en 1833, le P. Coudrin mena une double activité : aider, comme Vicaire Général, les évêques qui faisaient appel à lui pour réorganiser l'Église en France selon le découpage des nouveaux diocèses issu du Concordat de 1801[24] ; développer et structurer la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie selon son projet missionnaire. Lui-même était un prédicateur apprécié, comme il eut l'occasion de le montrer à Saint-Roch de Paris devant le Pape Pie VII en personne, venu pour le sacre de Napoléon.
À cette époque, les séquelles antireligieuses de la Révolution étaient vivaces. Le Premier Consul puis l'Empereur ne tolérait aucune organisation échappant à son pouvoir absolu, représenté dans chaque département par les Préfets, créés le 17 février 1800. Le décret du 22 juin 1804 « dissolvait toutes les associations formées sous prétexte de religion et non autorisées ». Le P. de Clorivière et les Pères de la Foi avaient été jetés en prison. Autant Napoléon ne faisait pas de difficulté pour reconnaître les congrégations féminines à vocation sociale, autant il voulait soumettre au Pouvoir les Instituts masculins.
En 1804 des difficultés de cet ordre amenèrent Marie-Joseph Coudrin à quitter Mende pour Paris avec Mgr de Chabot. En mars 1805, il installe sa communauté clandestine rue de Picpus qui donna son nom populaire à la Congrégation. L'année suivante, le Fondateur arriva avec la statue de « Notre-Dame de Paix », vénérée à Paris depuis le XVIe siècle et retrouvée intacte. Ce fut ressenti comme un signe d'espérance : la paix de Dieu au milieu des tribulations[25]. En effet les tensions entre l'Église et l'État s'accentuaient en raison de la centralisation despotique de Napoléon : monopole de l'enseignement en 1808, nomination des évêques sans l'accord du Pape. En 1809, Napoléon occupa Rome ; Pie VII l'excommunia et fut fait prisonnier. Le Concile National, convoqué par l'Empereur en 1811, fut un échec pour lui, les évêques ayant dit que « sans la chaire auguste de Rome, l'épiscopat ne ferait plus que languir comme une branche desséchée, séparée du tronc ». Aussi jusqu'en 1814, aucun développement de vie religieuse et missionnaire ne fut-il possible.
Avec la Restauration, le P. Coudrin avait espoir de se faire reconnaître par le Roi. Mais l'essentiel était d'obtenir l'approbation du Pape Pie VII pour échapper aux aléas des simples reconnaissances diocésaines. Pour cela il fallait rédiger des Constitutions ; ce qui fut chose faite le 16 avril 1816 et avoir un Procureur auprès du Saint-Siège pour suivre les affaires. Le Décret d'approbation définitive fut confirmé par le Pape le 10 janvier 1817[26]. Le 14 avril, la demande d'approbation civile fut déposée auprès du Grand Aumônier de la Cour qui laissa entendre que ce serait chose facile. Il en fut tout autrement, les Chambres et le Conseil d'État n'étant pas d'esprit favorable aux Congrégations religieuses ; les Gouvernements changent, mais l'Administration demeure. De plus l'évolution sociale opérée par la Révolution et l'Empire était irréversible. Des maladresses et des excès d'union du Trône et de l'Autel, surtout sous Charles X, provoquèrent de violentes réactions qui culminèrent dans la Révolution de juillet 1830. À cette sécularisation anticléricale des mentalités, il faut ajouter le retour à un certain « gallicalisme » dans l'Église de France, malgré la grande autorité morale de Pie VII qui avait suscité l'admiration par son attitude évangélique dans ses épreuves.
Le P. Coudrin, Vicaire Général de Troyes de 1820 à 1824, y « commença l'œuvre importante des Missions qui nous a été particulièrement recommandée par le Souverain Pontife ». Après le Chapitre Général de 1824, il va lui-même à Rome présenter les nouvelles Constitutions et dix Mémoires, dont un offrait les services de sa Congrégation naissante pour les Missions lointaines et demandait à « Propaganda Fide » de déterminer un territoire. C'était le 15 juillet 1825 qu'il avait présenté sa demande. Le 29 septembre, Rome proposait la mission des îles Sandwich (Hawaii) qui était acceptée le 6 octobre. La grande aventure des Missions lointaines commençait[27].
Cette ouverture missionnaire va entraîner un grand développement de la Congrégation, malgré son conflit avec l'archevêché de Paris et la gêne sérieuse de son absence de reconnaissance civile par l'État au niveau des biens et des œuvres. Le P. Coudrin a toujours préféré l'indépendance évangélique aux compromissions gallicanes, ce qui l'a fait classer comme « ultramontain ». La Maison Principale sera pillée à la Révolution de 1830 et en 1831 ; les écoles et séminaires seront fermés. Ces ennuis dégageront du personnel qui sera envoyé dans les Missions ; en 1832, Mgr Bonamie est envoyé à Babylone et, en 1833, une mission s'ouvre aux États-Unis dans le diocèse de Boston. Le 27 mars 1837, jour de sa mort, les derniers mots de Marie-Joseph Coudrin sont : « Valparaiso-Gambier ».
Le P. Coudrin avait un caractère trempé par les persécutions, tenace dans les épreuves, serein dans les difficultés, réaliste devant les événements, cordial dans les relations. Sa foi était centrée sur la personne de Jésus présent dans l'Eucharistie, source de l'amour. Ses communautés étaient plus un esprit d'amour fraternel qu'une organisation structurée. Il était un homme d'Église, « dévoué de cœur et d'action au Saint-Siège », garant de la liberté de l'évangélisation face aux Pouvoirs politiques et « centre de l'unité catholique, source toujours pure de la doctrine ». C'était un cœur vraiment catholique, ouvert à l'universel, face au gallicanisme et aux étroitesses particulières. C'était un réaliste aux convictions solides ; ce n'était pas un diplomate, quoique homme de relations publiques.
Anne-Marie Javouhey (1779-1851), fondatrice des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny en 1807, Jean-Marie de La Mennais (1780-1860), fondateur des Frères de l'Institution Chrétienne de Ploërmel en 1819 ont vécu dans ce même contexte. L'un et l'autre ont été formés à la rude école de la Révolution qui a trempé leur foi. Tous les deux avaient l'âme missionnaire. Dès 1800, Jean-Marie de La Mennais, jeune homme de Saint-Malo, patrie de grands navigateurs, s'intéressait à la psychologie et aux coutumes des Tahitiens à travers les « Voyages » de Bougainville et des autres marins[28]. En Bretagne, son ministère sacerdotal sera très semblable à celui du P. Coudrin : rebâtir les diocèses, revitaliser les communautés chrétiennes. Son charisme sera celui de l'éducation chrétienne par l'instruction élémentaire de l'enfance et de la jeunesse à l'abandon après la Révolution et l'Empire. Lui aussi connaît bien des épreuves venant des Pouvoirs Publics, des traditions « gallicanes », des habitudes des « recteurs bretons ». Les démêlés de plus en plus vifs de son frère très aimé, Félicité (1782-1854), avec l'Église, surtout après 1830, lui seront très douloureux. Jean-Marie de La Mennais se consacrera de plus en plus totalement à sa fondation de l'Institut des Frères de Ploërmel qu'il enverra lui-même en 1860, deux mois avant sa mort, à Tahiti.
Anne-Marie Javouhey[29], que Louis-Philippe appelait « le grand homme du Royaume », portait en son cœur l'appel des Missions lointaines depuis 1800. « Cette fille n'a pas froid aux yeux », selon le mot de son père. Elle n'a qu'un désir : « vouloir et faire la sainte volonté de Dieu ». Elle est « prête à aller partout où la Providence l'appellera, partout où il y a du danger et de la peine ». Dès 1816, l'appel vient par le Gouvernement qui demande des Sœurs pour l'île Bourbon (La Réunion) ; puis ce sera la Sénégal, la Guyanne avec sa célèbre lutte pour la libération des esclaves à Mana autour de 1830. Une telle action tenace, menée avec d'autres, aboutira à l'abolition de l'esclavage en France le 4 mars 1848 avec Victor Schœlcher. C'est en 1843 qu'elle répond à l'appel d'envoyer des Sœurs aux Marquises. Devant la situation troublée et dangereuse, le Gouverneur les fait débarquer à Tahiti où elles arrivent en 1844 au plein milieu de la « guerre de Tahiti ». L'urgence sera le soin des blessés avant l'éducation.
Depuis cette époque déjà lointaine, des pionniers de la Mission Catholique en Polynésie, de nombreux nouveaux ouvriers ont rejoint ceux de la première heure pour la moisson ; nouvelles Congrégations : Sœurs Missionnaires de Notre-Dame des Anges, Filles de la Charité du Sacré-Cœur, Sœurs du Bon Pasteur d'Angers, Sœurs Clarisses, Pères Oblats de Marie Immaculée, Frères du Sacré-Cœur. Les apôtres locaux ont surgi très tôt aussi : catéchistes, religieuses de Rouru, Filles de Jésus Sauveur, diacres permanents, responsables et animateurs laïcs des divers mouvements. C'est tout un peuple qui est en marche au nom de l'Évangile de Jésus-Christ.
[20] P.J.V. GONZALEZ CARRERA, ss.cc. : Le Père Coudrin, la Mère Aymer et leur communauté. Rome 1978. 603 pages imprimées en offset. Traduction française.
[21] Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 20-8-1789. « On sait la place que l'idée de “liberté, d'égalité, de fraternité” tient dans votre culture, dans votre histoire. Au fond, ce sont là des idées chrétiennes. Je le dis tout en ayant bien conscience que ceux qui ont formulé ainsi, les premiers, cet idéal ne se référaient pas à l'alliance de l'homme avec la sagesse éternelle. Mais ils voulaient agir pour l'homme. » JEAN-PAUL Il à Paris. Doc. Cath. n.1788 du 15-6-80, p. 585.
[22] P. DE CLORIVIÈRE, jésuite « dissous » en 1773, curé de Paramé, proposait la « perfection » évangélique, réservée aux religieux, aux chrétiens vivant dans le monde : laïcs et prêtres séculiers. Cette intuition, très en avance sur son temps, fut reprise le 29-10-1918 par l'abbé D. Fontaine ; la « Société du Cœur de Jésus » fut reconnue Institut Séculier en 1951, grâce à la Constitution Provida Mater de Pie XII.
[23] GONZÀLEZ-CARRERA, op. cit., pp. I, 14-15.
[24] Mende : 1802-1805 ; Sées : 1805-1809 ; Troyes : 1820-1826 ; Rouen : 1826-1833.
[25] Jn 16,33.
[26] Les Constitutions et Statuts de la « Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie » (SS.CC) furent confirmés à perpétuité par la Bulle Cum plumbo du 17-11-1817. Mais cela ne résolut pas la question de la reconnaissance civile ou ecclésiastique à Paris.
[27] Voir l'histoire détaillée au chapitre VIII. En 1817, la Congrégation des SS.CC. comportait 57 Frères et 186 Sœurs.
[28] Fr. H.C. RULON : 1860-1960 : un siècle de travail missionnaire à Tahiti ; les Frères de Ploërmel en Océanie, p.1. Manuscrit de 146 pages.
[29] A. MERLAUD : Anne-Marie Javouhey, audace et génie. S.O.S. 1976. - Cardinal GARRONE : Ce que croyait Anne-Marie Javouhey. Mame. 1976. - Sœur E. ROUGNANT : Centenaire des Sœurs de Cluny à Tahiti : 1844-1944. Papeete 1943.