Dans l'ensemble de l'Océanie orientale, dévolue aux Pères des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie depuis le 2 juin 1833 comme terrain de mission, les îles Marquises sont tout à la fois « différentes et complémentaires » des autres archipels. En même temps que Tahiti, ces deux groupes d'îles deviennent vicariat apostolique le 9 mai 1848 et diocèse le 21 juin 1966. De 1838 à 1878, avec Hawaii et Tahiti, elles font partie de la même « Province des Missions d'Océanie » pour l'affectation du personnel missionnaire ; depuis 1966, les Marquises et Tahiti forment ensemble la même Vice-Province religieuse, rattachée à la Province de France des Pères des Sacrés-Cœurs. De fait, surtout au début et maintenant, les échanges sont fréquents ; l'appartenance à la même unité administrative et politique, la Polynésie Française héritière des « Établissements Français d'Océanie », entraîne des relations obligées.
Il est évident que cet archipel de 10 îles (997 km2) dont six sont habitées par une population de six mille âmes à peine, apparaît, au sein de la Polynésie, sous un aspect singulier et original. Il le doit à sa situation à 1 500 km de Tahiti, à sa structure géographique particulière en vallées encaissées, et à sa spécificité linguistique dans le « reo maohi ». Son histoire missionnaire n'offre pas moins de particularisme. Cette étude restreinte n'en présente que les principaux jalons pour mettre le lecteur en désir de lire les ouvrages détaillés[5]. C'est souvent l'histoire complexe et difficile d'une petite église éprouvée qui a « espéré contre toute espérance » (devise épiscopale de Mgr David Le Cadre).
L'accès dangereux au rivage où la houle déferle en raison de l'absence de barrière de corail, la profondeur des ravins de ces îles volcaniques rendent périlleuses les communications. Le caractère sauvage, guerrier, sensuel des « canaques » fort cannibales a rendu long et incertain l'apprivoisement évangélique. La violence des premiers contacts avec les européens, le comportement marginal et frustre des quelques baleiniers ou convicts qui se sont installés dans les vallées n'ont pas donné une excellente image initiale du monde des Blancs.
Il se trouve aussi que les variations et contradictions de l'administration française de 1842 (annexion le 9 mai) à 1920 ont mis la mission en difficulté. Plusieurs fois la France retire ses postes militaires ; Mgr Dordillon est nommé « directeur des affaires indigènes » par un gouverneur et tracassé par d'autres. Des gouverneurs encouragent les efforts de développement agricole et d'élevage entrepris par les missionnaires et d'autres les accusent d'être « des commerçants » à cause de cette activité. De même pour l'éducation ; certaines autorités appuient les écoles de la mission et demandent de regrouper les enfants dans des internats pour les protéger de la débauche ambiante et les former aux divers métiers ; d'autres n'ont de cesse que de s'opposer à ce choix. Mgr Dordillon, pourtant apprécié des autorités, se plaint souvent de ces contradictions qui découragent les missionnaires et empêchent toute action en profondeur dans la population. Sous Mgr Rogatien Martin, les « tracasseries » précédentes deviendront persécution dans l'optique d'une laïcisation complète. « C'est une bonne note de frapper sur les curés. » Il faudra attendre 1922 pour que les relations Église-État deviennent plus paisibles aux Marquises et 1927 pour que la spoliation des biens d'Église trouve une solution[6].
Une autre originalité que les Marquises ont en commun avec Wallis-Futuna dans l'ensemble polynésien, c'est d'être à grande majorité catholique, environ 90% ; en 1952 il y avait 315 protestants recensés sur une population de 3 150 personnes. Çe n'est pas que la « London Missionnary Society » n'ait pas essayé d'y apporter l'évangile avant d'abandonner les Marquises en décembre 1841. Le « Duff » dépose à Vaitahu le 5 juin 1797 Crook qui rembarquera l'année suivante et Harris qui ne reste qu'une journée. Le 7 janvier 1825, Crook accompagne 4 catéchistes tahitiens à Vaitahu ; lui-même ne reste pas et les Tahitiens repartent au bout de deux mois. Une troisième tentative avec 4 familles de catéchistes tahitiens, débarqués à Vaitahu le 23 octobre 1827, ne donne pas plus de résultats. En 1829, Georges Pritchard, accompagné de Simpson, vient étudier les possibilités missionnaires aux Marquises ; sa conclusion est négative sur une nouvelle implantation. Pourtant en 1834, G. Stallworthy fait une nouvelle tentative à Tahuata. J. Rodgerson l'y rejoint en février 1840, après un passage de deux mois à Taiohae. Après 44 ans de persévérance infructueuse, la L.M.S. se décide à abandonner l'évangélisation des Marquises en 1841. La « Hawaiian Missionnary Society » prendra le relais 12 ans plus tard. Le 26 août 1853, J. Kekela et S. Kauwealoha, accompagnés de deux diacres et d'un catéchiste à Omoa (île de Fatu-Hiva). S. Kauwealoha s'installe avec sa famille le 2 octobre 1861 à Hakahetau (île de Ua-Pou). J. Kekela repart le 16 mars 1899. C'est le pasteur Paul Vernier qui le remplace le 5 avril de la même année. En plus de sa responsabilité à l'égard de la communauté protestante marquisienne, il est instituteur officiel à Atuona et médecin. Il aura une profonde influence et se liera d'amitié avec Paul Gauguin au grand dam de Mgr Martin et de la mission catholique dont Atuona était alors le centre.
Deux citations du P. Le Cadre font saisir la psychologie des missionnaires dans un tel contexte marquisien.
« Jouir autant que faire se peut est toujours la devise des Marquisiens, le reste est peu de chose pour eux. D'ailleurs, il n'y a guère que les missionnaires à leur prêcher une morale plus saine et à leur en donner l'exemple. Administration et colons abondent dans leur sens...
À l'occasion de la fête nationale, il y a eu un déjeuner officiel à la Résidence. Les colons français et étrangers ont été invités ; on a oublié la Mission. Elle est française pourtant au moins autant que ceux qui le sont le plus dans ces contrées. Ces messieurs disent : la Mission n'existe pas et ils agissent en conséquence... j'aurais été content de ne pas passer pour mort avant le temps »[7].
Mgr Le Cadre écrit au Chapitre Général des Pères des Sacrés-Cœurs en 1923 : « L'isolement est le grand ennemi moral éprouvé par les missionnaires du Vicariat des Marquises. À cela il faut ajouter le peu de consolation qu'ils éprouvent parmi les chrétiens qui, pour la plupart, ont une vie spirituelle bien peu élevée... La fatigue physique est considérable. Bien que les distances à franchir ne soient pas énormes - 8 à 30 km - les courses à dos de cheval, toujours le long des sentiers muletiers serpentant sur le flanc des montagnes et sous le soleil tropical, finissent par causer une grande lassitude. Deux de nos Pères qui font cela depuis 1884 et 1886 en ont des infirmités terribles... Dans nos sentiers encombrés d'herbes folles et d'ornières, l'allure est le plus souvent le pas ; rien de plus fatigant ; un bon galop remet le cavalier sur son assiette »[8].
Débuts agités (1838-1855)
Il convient de signaler, à titre documentaire, les premières Messes célébrées aux Marquises par les P. Juan Rodrigues de Espinosa et Antonio de Serpa entre le 27 juillet et le 5 août 1595 à Vaitahu (Tahuata), lors du passage de la flotte de Mendana. Mais le vrai début de la mission catholique aux Marquises date d'août 1838. Le 2 août, les P. Louis de Gonzague Borgella et Dosithée Desvault, accompagnés du frère Nil Laval, sont en vue de Tahuata sur la « Vénus » commandée par Dupetit-Thouars. Ils avaient embarqué le 28 avril 1838 de Valparaiso ; le P. Chrysostome Liausu, Préfet Apostolique - selon les directives de Mgr Rouchouze, alors aux Gambier - avait saisi la première occasion pour envoyer des missonnaires aux Marquises. Le 4 août, la « Vénus » jette l'ancre en baie de Vaitahu ; les missionnaires débarquent le 5 et célèbrent la première Messe en terre marquisienne le 15 août, le même jour que leurs frères des Gambier, quatre ans plus tôt.
Le 3 février 1839, « The Friends » du capitaine Rugg débarque à Vaitahu Mgr Rouchouze lui-même qui conduit 7 missionnaires. Les Gambier évangélisées, le Vicaire Apostolique, devant les fermetures de Tahiti et de Hawaii, fait porter tout son effort sur les Marquises. Les P. François de Paule Baudichon et Ernest Heurtel renforcent l'équipe de Vaitahu. Le 8 février, l'évêque, accompagné du provincial, le P. Caret, fonde la mission de Taioha'e où il laisse les P. Mathias Gracia, Saturnin Fournier et Potentien Guilmard avec le frère Ruault. Le 19, Mgr Rouchouze et le P. Caret sont de retour à Vaitahu ; le provincial reste sur place tandis que le Vicaire Apostolique repart pour Mangareva le 29 mars où il arrive le 6 avril. Le retour à Taioha'e du « roi » Temoana accompagné du ministre protestant anglais Thomson est l'occasion d'une guerre entre les vallées, chose malheureusement coutumière aux Marquises jusqu'à la pacification achevée par l'amiral Bergasse Dupetit-Thouars en septembre 1880. Ces guerres seront source de grandes épreuves pour la mission.
Chassés par la guerre de Nuku-Hiva, les P. Fournier et Guilmard quittent Taioha'e et vont fonder le 15 janvier 1840 la mission de la Divine Providence sous le patronage de saint Étienne à Hakahau dans l'île de Ua-Pou. En avril mai, sur la route de Hawaii où il va relancer la mission catholique, Mgr Tepano Rouchouze visite les trois premiers postes. Le 3 mai la chapelle Saint-François d'Assise de Taioha'e est inaugurée. En partant, il prend avec lui le P. Heurtel pour renforcer l'équipe missionnaire destinée à Honolulu. Le 19 mai, Nil Laval et le P. Caret vont renforcer les deux missionnaires de Ua-Pou ; le 23, François d'Assise Caret, déjà provincial, est nommé Préfet Apostolique, chargé d'aider Mgr Rouchouze pour les Marquises, les Gambier et Tahiti.
De 1840 à 1855, la mission des Marquises va connaître une période troublée et difficile. En janvier 1841, Mgr Rouchouze quitte Hawaii pour l'Europe chercher des renforts importants. Nous savons la catastrophe du naufrage du « Marie-Joseph » au large des Malouines en mars 1843. En 1841, le P. Caret envoie M. Gracia à Hawaii, A. Chausson, C. Murphy et N. Laval à Tahiti ; P. Guilmard est « dangereusement malade ». Le 22 novembre 1841, les P. Caret et Fournier, menacés de massacre à Hakahau, sont sauvés de justesse par le capitaine Loby du « Rob-Roy » qui arrive à Tahiti le 31 décembre. En cette fin de 1841, il ne reste plus que la mission de Vaitahu à Tahuata avec les P. Baudichon, Borgella et le frère Ruault. L'avenir est sombre.
En mai 1842, Dupetit-Thouars prend possession des îles Marquises au nom de la France qui a ainsi sa première colonie dans le Pacifique. Bien que centre officiel de la présence française, les gouverneurs s'établiront très vite à Tahiti, devenue protectorat en septembre suivant. Les garnisons françaises ne seront pas permanentes aux Marquises, ce qui aggravera l'insécurité causée par les guerres fréquentes. En février 1844, le P. Baudichon va à Tahiti corriger avec le P. Caret un catéchisme en marquisien et divers manuscrits. Tout sera détruit dans l'incendie de la mission de Papeete le 30 juin lors de la « guerre de Tahiti » ; ce sera une perte importante pour les Marquises.
Ce n'est que le 29 mars 1845 que François de Paule Baudichon apprend sa nomination du 13 octobre 1844 comme coadjuteur de Mgr Rouchouze disparu. En même temps le P. Duboize est nommé Vicaire Apostolique des Hawaii, devenues Vicariat le 15 juillet 1844 ; le P. Duboize refusera cette charge. Mgr Baudichon part pour Valparaiso le 31 mai 1845. Il y fait imprimer un catéchisme marquisien et y attend de nouveaux missionnaires ; ils sont 22 qui arrivent le 10 décembre, dont Ildefonse Dordillon, son cousin et vice-provincial destiné aux Marquises, et Étienne Jaussen. Sacré le 22 décembre, le soir même Mgr Baudichon quitte Valparaiso avec les P. Dordillon et Fournon, les frères Michaud, Darque et Guerric. Les missionnaires débarquent à Taioha'e le 23 janvier 1846. Mgr Baudichon se fixe à Tahuata le 7 février.
La situation ne s'améliore pas. Les guerres locales continuent ; le poste militaire de Tahuata est évacué le 15 avril 1847 ; l'école des sœurs de Cluny ouverte à Vaitahu le 4 juin 1847 doit être fermée le 15 septembre 1848. « La santé de Mgr Baudichon ne lui permet pas de rester plus longtemps aux Marquises ; il part pour Tahiti et peut-être pour la France ». Le silence du Supérieur Général Mgr Bonamie, devient insupportable ; le P. Dordillon, Provicaire, lance un appel au secours en écrivant « qu'il ne balancera pas à abandonner Vaitahu et à quitter »[9]. Mgr Baudichon avait envoyé en avril 1847 une lettre grave à Mgr Bonamie devant « l'impossibilité de visiter sa mission » et les difficultés avec Valparaiso[10].
Dans un tel contexte, on comprend que la création des Vicariats Apostoliques de Tahiti et des Marquises le 9 avril 1848, réduisant la responsabilité de Mgr Baudichon à ce seul archipel, fut mal reçue de sa part. Sa santé était chancelante et sa confiance en Mgr Bonamie était ébranlée. La Révolution de février 1848 en France, apprise en septembre, lui fit craindre le pire. Il quitte les Marquises le 15 septembre 1848 et s'embarque de Papeete pour la France le 28 janvier 1849 sur l'« Arche d'Alliance ». Seuls restent alors aux Marquises, ravagées par les conflits et le paganisme, les quatre Pères : Dordillon, provicaire et vice-provincial, Lecornu, Fréchou et Fournon.
Malgré de nombreux appels, le refus de sa démission par le Pape qui le reçoit en audience le 10 janvier 1852, Mgr Baudichon, animateur de l'opposition à Mgr Bonamie, maintient sa décision. « Propaganda Fide » accepte sa renonciation le 14 mars 1855 ; l'administration des Marquises était confiée depuis 1854 à Mgr Tepano Jaussen. Ce dernier peut effectuer une visite dans l'archipel en novembre 1854 et une autre en février 1856. Il constate l'impossibilité pour lui de visiter les deux Vicariats ; il propose qu'on nomme un successeur à Mgr Baudichon. Ce sera chose faite le 7 décembre 1855 avec la nomination du P. Ildefonse Dordillon, évêque titulaire de Cambysopolis et Vicaire Apostolique des Marquises. Il sera sacré à Valparaiso le 8 février 1857. Toutes ces querelles internes font que la Congrégation des Pères des Sacrés-Cœurs ne peut pas envoyer de missionnaires en Océanie pendant les trois années de cette « grande épreuve »[11], connue sous le nom de « schisme ».
Enracinement profond (1855-1888)
Dans une charité patiente (« caritas patiens est », sa devise épiscopale), Mgr Ildefonse Dordillon va enraciner la mission catholique aux Marquises ; s'il n'en est pas le fondateur, il en est le vrai père. Comme provicaire de Mgr Baudichon, il en avait assuré la « maintenance » depuis septembre 1848, à la satisfaction de Mgr Tepano Jaussen.
Il va d'abord achever l'évangélisation des trois îles non encore touchées. Le P. Dordillon visite Fatu-Hiva du 30 août au 4 septembre 1853 et envoie le P. Lecornu fonder la première mission le 28 octobre suivant. Les P. Lecornu et Pouet visitent Puamau à Hiva-Oa le 15 février 1855 ; ils y fondent la mission avec le frère Alexis Guerric le 9 août. Enfin le 20 janvier 1859, Mgr Dordillon va à Ua-Uka où il laisse le catéchiste Siméon et sa femme Bibiane pour commencer l'évangélisation. Si désormais les six îles habitées sont atteintes, il s'en faut de beaucoup que chaque vallée soit visitée et que l'Église y soit plantée. Ce sera tout le travail patient de Mgr Dordillon avec ses petites goélettes dont il bénit la première le 4 août 1858 sous le nom de « Te Fetu o te Tai » (Étoile de la mer).
La grande action de Mgr Dordillon sera dans les domaines de l'éducation et du développement socio-économique, ce qu'on appelait à cette époque « l'œuvre de civilisation ». Le premier obstacle à lever est celui de la langue. Dès 1857, il fait imprimer sa grammaire marquisienne, un livre de cantiques et une vie de Notre-Seigneur, ouvrages qui s'ajoutent au catéchisme marquisien de Mgr Baudichon. L'apostolat en profondeur peut démarrer. En 1880, le gouvernement édite un livre de conversation. Le 10 janvier 1858, il fonde, avec l'administrateur Rosenzweig, une école gratuite et obligatoire à Taioha'e. Le 1er mai 1863, Mgr Dordillon de retour d'un long séjour à Tahiti (12 février au 1er mai) - où le gouverneur de la Richerie le consulte sur les Gambier, le conflit avec Mgr Tepano Jaussen, et le nomme « directeur des affaires indigènes » - amène quatre frères de Ploërmel pour l'école de Taioha'e ; ce sont les frères Stanislas Cochet, Gatien Marquer, Emilias Quérou et Odon Josse. En septembre 1866, le gouverneur de la Roncière, voulant « favoriser la formation aux métiers et ne voulant pas mettre des frères partout », supprime leur traitement ; les frères rentrent à Papeete[12]. L'école sera rouverte le 21 avril 1879 sous la direction du frère Florent Forgeot. Le 6 mars 1864, quatre sœurs de Cluny : Mélanie Jarrier, Joséphine Moreau, Hilaire Leneuf et Philibert Frézal ouvrent une école de filles à Taioha'e. L'école sera fermée par la laïcisation en 1904 ; les sœurs resteront au service de la population jusqu'en 1927. Quatre nouvelles sœurs de Cluny ouvrent une école de filles à Atuona (Hiva-Oa) le 25 décembre 1884 ; ce sont sœurs Saint-Prix Maindrot, Aldegonde Jeanjean, Françoise Payot et Apolline Artus. En 1874, la Mission ouvre une école pour les garçons à Aakapa (Nuku Hiva) ; le 11 janvier 1880 l'école de Vaitahu (Tahuata) est inaugurée.
Avec les autorités françaises, les relations passeront du meilleur au pire. En plus de ce que nous avons déjà étudié sur le contexte franc-maçon et anticlérical de cette époque, il faut se souvenir que les Marquises sont colonie et non protectorat ; l'autorité de l'État y est directe. Mais, en raison du petit nombre, de la médiocrité, de l'instabilité du personnel mis à la disposition des gouverneurs et des mutations rapides de ceux-ci, l'État a besoin des missionnaires qui sont stables et s'en méfie par principe. Ne pouvant faire face aux guerres incessantes, de la Richerie nomme, le 20 mars 1863, Mgr Dordillon « directeur des affaires indigènes » ; son successeur, de la Roncière, le 1er octobre 1864, lui retire toute compétence. En 1870, le gouverneur reprend, pendant l'absence de Mgr Dordillon qui participe au Concile Vatican l, le bâtiment donné par de la Richerie par arrêté de 1863. En 1865, l'administration encourage les cultures du coton, du café, l'élevage ; en 1874, le commissaire Eyriaud s'insurge contre ces activités, animées par la mission. Les règlements sur l'alcool, l'opium changent souvent[13], empêchant toute action éducative suivie et profonde.
Mais les deux conflits les plus graves regardent les missionnaires allemands et la reconnaissance de la « personnalité civile de la mission », distincte des Pères des Sacrés-Cœurs qui sont à son service. Les débats commencent en 1878 ; la mission sera reconnue et les pères acceptés comme « clergé des Marquises ». Cela n'empêchera pas la spoliation des biens en 1904. La mission des Marquises avait trois pères allemands : Anschaire Jung, Wendelin Moellers et Emmeran Schulte. Les amiraux, dans le contexte revanchard d'après la défaite de 1870, « voyaient avec peine des allemands missionnaires dans nos îles ». L'amiral Périgot fait les premières observations en 1876. La tension monte jusqu'à la lettre du Sous-Secrétaire d'État à la Marine et Colonies en date du 3 juillet 1884 au Supérieur Général, le T.R.P. Bousquet : « Les missionnaires employés aux Marquises doivent être exclusivement français. » À contrecœur, l'évêque doit se séparer de ses trois missionnaires. Mgr Dordillon meurt le 11 janvier 1888.
Les tempêtes (1890-1912)
Après plus de deux années d'intérim, assuré successivement par les RR.PP. Fulgence Pouet et Pierre (Géraud) Chaulet, le P. Rogatien Martin, provincial de Tahiti depuis 1883 et curé d'Arue, est nommé Administrateur Apostolique le 6 avril 1890. Il rejoint les Marquises le 4 août ; avec peine il trouve le Vicariat « dans un bien triste état ». Le 3 juin 1892, il est nommé Vicaire Apostolique et évêque titulaire d'Uranopolis ; il est sacré à San Francisco le 1er janvier 1893.
Si les Marquises sont à l'abri des cyclones du début du siècle - seul un raz de marée fait de gros dégâts à Hiva-Oa, Tahuata et Nuku-Hiva le 13 janvier 1903 - il n'en est pas de même des tempêtes politiques de la laïcisation et de la séparation de l'Église et de l'État. Toutes les écoles des frères de Ploërmel (Atuona, Taioha'e, Puamau), des sœurs de Cluny (Taioha'e, Atuona) et celles des missionnaires sont fermées en 1904 puisqu'ils « n'ont ni brevet ni autorisation ». Tous les biens de la mission, même ce qui est acheté sous le nom personnel de Mgr Martin, sont déclarés appartenir à l'État en 1904 et 1905. Le Vicaire Apostolique fait un recours devant le Tribunal supérieur de Papeete qui rend les biens par jugement du 23 novembre 1905. Le 13 décembre 1906, sur les conseils de Mgr Verdier, la mission des Marquises vend tous ses biens à la « Corporation Catholique d'Océanie », Le gouverneur Charlier se pourvoit en Cassation du jugement de 1905, le 23 octobre 1907. Cette pénible affaire se traînera jusqu'en 1927. Paul Gauguin luttera contre la mission à Atuona en empêchant les enfants d'aller à l'école et en prenant Mgr Martin comme cible.
Malgré tous ces efforts, à la mort de Mgr Martin le 27 mai 1912, la situation est bien difficile pour la mission catholique : toutes les écoles fermées, procès interminable sur les biens, dépopulation aggravée par l'immoralité et l'alcoolisme, personnel missionnaire réduit. Avec ses faibles moyens et dans des épreuves analogues, Mgr Verdier avait pourtant bien tenté de l'aider : envoi de catéchistes d'Arue, projet de rattacher les Tuamotu aux Marquises pour les sauver - ce projet suscitera une opposition générale des Pères - soutien dans les procès, création de la « Corporation Catholique d'Océanie »... Les Marquises sont bien au creux de la vague quant le P. David Le Cadre devient Administrateur Apostolique le 4 novembre 1912.
Dans un tel environnement, l'action de Mgr Martin sera surtout spirituelle : prières, sacrements, rassemblements, lettres pastorales, consécration des familles... Il réanime sans cesse la foi des missionnaires et achève la conversion, de Nuku-Hiva et de Tahuata. Le 4 juin 1911, il lance les premières communions d'enfants à Atuona en application du décret de Pie X du 8 août 1910. L'Eucharistie était essentielle pour lui.
L'apaisement (1912-1952)
Les quarante années de service pastoral de Mgr Le Cadre voient un apaisement progressif des conflits, une clarification des questions en suspens.
Pendant la guerre, il est en lien étroit avec Mgr Hermel ; il va à Papeete en 1915 ; Mgr Hermel va aux Marquises en 1916. Il est mobilisé le 3 février 1917 et versé dans l'auxiliaire. Il entretient de bonnes relations avec le P. Amédée Nouailles.
Le 30 décembre 1920, il est nommé Vicaire Apostolique et évêque titulaire de Démétriade ; son Vicariat comprend 2 500 habitants dont 2 200 catholiques. Il part pour sa première « visite ad limina » le 24 février 1921 ; il est sacré dans sa paroisse natale de Questembert (Morbihan) le 4 septembre. Il est de retour le 18 février 1922.
Par ses tournées pastorales, ses lettres, il continue l'action en profondeur de Mgr Martin. En juillet 1922, le gouverneur lui demande de reprendre les écoles ; depuis plus de 15 ans les enfants des Marquises sont plus ou moins à l'abandon. Il attend l'arrivée d'une sœur de Cluny diplômée pour ouvrir l'école d'Atuona. En vain il cherchera longtemps des frères pour tenir l'école des garçons.
Progressivement la question des biens de la mission se règlera[14]. Si la vente à la « C.C.O. » a tout aplani, le procès en Cassation continue ; l'administration le gagne en 1912, mais ne peut rien faire, sauf tracasser pour ces biens tenus par des étrangers. Les recherches du côté de syndicat immobilier ou de « diocésaine » ne donnent rien, les « diocésaines » n'étant pas applicables dans l'Outre-Mer (28-5-1930). Dès le 27 novembre 1922, M. Jonnart, ambassadeur de France près le Saint-Siège, avait transmis au Supérieur Général des Pères des Sacrés-Cœurs la réponse de Raymond Poincaré, Président du Conseil, sur ce projet ; « les lois de 1901, 1904, 1905 sur les Congrégations et la séparation de l'Église et de l'État ne sont pas applicables aux Marquises ». La mission catholique est donc légale. Le 7 avril 1927, Mgr Le Cadre et le gouverneur signent un accord « sur la concession de 66 terrains avec la jouissance précaire de la bande côtière des 50 mètres ». Enfin, le décret Mandel du 16 janvier 1939 clarifie la situation juridique, permettant la création du C.A.M.I.C.A. des Marquises le 10 mai suivant (Conseil d'Administration de la Mission Catholique).
Mgr Le Cadre, lié d'amitié à Tahiti, a le grand honneur de venir sacrer à Papeete deux Vicaires Apostoliques: Mgr Amédée Nouailles le 28 août 1932 et Mgr Paul Mazé le 30 avril 1939. En 1936, il participe au centenaire de la mission catholique de Tahiti. « Au pied du tabernacle, il donne sa démission au Saint-Père » le 30 juin 1952. Il meurt âgé de 77 ans, le 21 novembre suivant, après 52 ans de vie missionnaire.
L'aujourd'hui de Dieu (1953…)
Le P. Louis Tirilly est nommé Vicaire Apostolique et évêque titulaire de Butrinto le 16 novembre 1953 ; il est sacré à Quimper le 12 septembre 1954. Il devient le premier évêque du diocèse de Taioha'e, suffragant de Papeete, à sa création le 21 juin 1966. En effet, Mgr Tirilly avait transféré d'Atuona, où Mgr Martin l'avait installé en 1890, à Taioha'e le siège du Vicariat Apostolique. Il participe, avec Mgr Mazé, au Concile Vatican II. Il démissionne le 9 novembre 1969.
Après une année d'administration assurée par Mgr Henry de Cocq, évêque de Rarotonga, le P. Hervé-Marie Le Cleac'h est nommé Administrateur Apostolique le 8 décembre 1970. Il devient évêque de Taioha'e le 1er mars 1973 ; il est sacré à Taioha'e par Mgr Michel Coppenrath, archevêque de Papeete, le 24 juin suivant. Sa nouvelle cathédrale, construite en trois ans avec le frère Gérard, est inaugurée le 24 juin 1977. Le 5 août 1971 les frères de Ploërmel prennent l'école Saint-Joseph de Taioha'e qui avait été rouverte en 1960. En 1978 se déroule le premier Synode diocésain animé par le P. Xavier Baronnet (s.j.). Nous sommes dans l'aujourd'hui de Dieu aux Marquises.
[5] O'REILLY-REITMAN : Bibliographie de Tahiti et Polynésie, n°7.124 à 7 534. Océanistes 14.
- Ar.SS.CC. Rome : 14 cartons de manuscrits, n°46 à 53 (environ 7 000 pages).
- A. COOLS : Répertoire des Archives du diocèse de Taioha'e. Rome 1975, 194 pages.
- A. COOLS : Résumé de l'histoire de la Mission des Marquises. Rome 1982, 60 pages.
- P. CHAULET : Histoire de la Mission catholique aux Marquises. Ar.SS.CC. 271-788 - 95/951.
- S. DELMAS : Essai d'histoire de la Mission des Marquises. Paris 1929.
- Greg DENING : Islands and Beaches - Discours in a silent land - Marquesas 1774-1880. Melbourne University Press 1980, 355 pages.
[6] Mgr LE CADRE au T.R.P. (13-7-1922) ; Convention Gouverneur-Le Cadre (7-4-1927). Ar.SS.CC 47,3.
[7] Mgr LE CADRE au T.R.P. (16-7-1905). Ar.SS.CC. 47,3.
[8] Mgr LE CADRE au Chapitre général (13-5-1923). Ar.SS.CC. 47,3.
[9] I. DORDILLON à Mgr BONAMIE (25-10 ; 31-10 et 27-11-1847). Ar.SS.CC. 47, 1.
[10] Mgr BAUDICHON à Mgr BONAMIE (1-4-1847). Ar.SS.CC. 47, 1.
[11] Ar.SS.CC. 1-1-11 (1825-1899) : Propaganda Fide :19 documents de 1842 à 1855.
[12] Mgr DORDILLON au T.R.P. (18-9; 2-10-1864 ; 13-6-1867 ; 12-4 et 29-8-1868). Ar.SS.CC. 47, 1.
[13] Commissaire EYRIAUD au Ministre (26-1-1875). F.O.M. Océanie C 20, A 101.
- Amiral B. DUPETIT-THOUARS au Ministre (19-7-1880) ; Gouverneur au Ministre (29-11-1864). F.O.M. Océanie C98, H 31 et H 14.
- Gouverneur au Ministre (14-6-1883 ; 11-5-1903 ; F.O.M. Océanie C 131, A 161.
- Mgr DORDILLON au T.R.P. (1-7-1865 ; 29-3-1866 ; 10-4-1872 ; 20-9-1876). Ar.SS.CC. 47, 1.
[14] Voir l'épais dossier : Ar.SS.CC. 50,1, en particulier l'étude de Me Langomazino (17-1-1909).