Les contraintes particulières de la dispersion des îles hautes et basses en zone tropicale, additionnées à l'originalité et à l'unité culturelle des Polynésiens, « vagabonds des mers », entraînent un style de vie typé et une sensibilité spécifique sur les principaux aspects de la vie.
L'espace se partage entre la mer et les terres : « fenua » (pays). La mer est une compagne familière et omniprésente ; l'enfant y joue sans contrainte dès son plus jeune âge ; le jeune y plonge ou y surfe avec adresse sur la crète des vagues ; l'adulte y va pêcher son poisson quotidien. On s'y déplace sans crainte - pas toujours sans imprudence - en suivant les étoiles, les courants, les reflets ou la houle. Le « fenua » est l'objet d'un attachement profond, d'une vision complexe. Comme pour l'ensemble des Océaniens, c'est la terre des ancêtres, c'est la racine de la vie, lieu où le placenta et le cordon ombilical ont été enfouis. Un homme sans terre est un homme de rien, une personne insignifiante et misérable qui « fait pitié », selon l'expression locale répandue.
Le « fenua » c'est le môle d'amarrage, le hâvre où l'on retrouve la famille et les « fetii » (apparentés), le point central autour duquel l'univers et les relations sont organisés, le site à partir duquel le monde est regardé.
Le « fenua » c'est aussi la terre, habituellement indivise, qui porte les tarodières et les vergers, le jardin fleuri et ombragé. Ainsi la terre est un espace communautaire, un symbole affectif et social avant d'être une propriété foncière ou un bien économique dans la mentalité polynésienne.
Vivre l'instant présent là où on est, s'insérer par toutes les fibres de son être dans la vie sans s'inquiéter du lendemain, jouir du moment actuel avec une spontanéité insouciante est une conception assez naturelle du temps. Le Polynésien voit plus la durée comme une succession d'événements qu'une continuité chronologique ou un développement.
« Cette nuit-là, écrit V. Segalen, Terii le Récitant marchait à pas mesurés, tout au long des parvis inviolables... Il ne cherchait pas à dénombrer les saisons écoulées, ni combien de fois on avait crié les adieux au soleil fécondateur. Les hommes blêmes ont seuls cette manie baroque de compter, avec grand soin, les années enfuies depuis leur naissance, et d'estimer, à chaque lune, ce qu'ils appellent “leur âge présent” ! Il suffit de sentir son corps agile, ses membres alertes, ses désirs nombreux, prompts et sûrs, sans s'inquiéter du soleil qui tourne et des lunes qui périssent ».[2]
A. Hanson constate que « les Rapas se préoccupent rarement de dater avec précision les faits passés ou de déterminer leur ordre chronologique. Ils ont une idée très vague de leur âge, à plus forte raison de celui de leurs proches. Le temps ne sert même pas à mesurer le cours d'une vie, puisqu'un individu est considéré comme enfant, adolescent ou adulte, non en vertu de son âge, mais selon son attitude et son comportement... La notion du temps paraît incroyablement floue aux yeux des Européens ».[3]
Moerenhout - et d'autres après lui - a bien observé qu'il est facile de faire adopter un projet et de le commencer sur-le-champ, mais que la persévérance est difficile. Ce n'est pas de la paresse, comme trop le pensent. Le Polynésien est capable de grands efforts et de travaux considérables, mais pour des objectifs précis et pour une durée limitée. Le temps est moins une trajectoire tendue vers un projet d'avenir qu'une succession de moments présents, changeants, obéissants à l'impulsion du premier mouvement. Cela entraîne une certaine impatience nerveuse et une insouciance versatile, traduite par l'expression courante : « aita peapea » (sans importance).
Le Pasteur Brun écrivait : « Le temps n'a pas de prix pour eux. Ils vivent dans le temps sans y songer ; penser au passé ou à l'avenir est le moindre de leurs soucis ; ils vivent dans le présent contrairement à ce qui se passe dans les pays civilisés. Ils ne mesurent pas le temps ; ils le traitent avec une certaine indifférence tout en en jouissant. La nature est toujours belle, la végétation toujours luxuriante, la température presque toujours égale... Ils ne sauraient vous dire l'heure à laquelle ils partiront ».[4] Jouer et jouir selon l'activité sans cesse renouvelée des désirs !
Cette manière de vivre l'espace-temps - (la célèbre « quatrième dimension ») - est l'objet de variations indéfinies selon le regard des observateurs et la personnalité des acteurs insulaires. De plus, spécialement depuis la mutation socioéconomique de 1963, tout change très vite. Sur des réalités aussi fondamentales que l'enracinement dans un lieu et le déroulement des jours, il convient de ne pas trop durcir au niveau de chaque individu; les manières de vivre qui donnent un style si original aux Polynésiens, expriment mieux que tout discours leur sensibilité profonde au temps. L'insularité extrême dans l'espace océanique le plus vaste du globe et spécifique aux ensembles polynésiens, entraîne isolement et monotonie; c'est l'indéfini présent où demain sera comme hier et après-demain répétera avant-hier. Les conséquences d'un tel vécu sont multiples. Cet ouvrage n'étant pas un traité de psychologie, de sociologie ou de pédagogie, contentons-nous d'en expliquer quelques-unes plus marquantes dans la vie sociale.
La spontanéité voyageuse des Polynésiens en est une ; selon l'expression usée mais bien vraie, ce sont des vagabonds des îles. Cela pose, même aujourd'hui, bien des questions pratiques. « Les Indiens - (nom donné durant le XIXe siècle aux Polynésiens) - qui aiment voyager d'une île à l'autre partent sans informer personne. Ils emmènent avec eux des enfants de l'école qui, dans ces voyages, oublient bientôt tout... Nous nous sommes quelquefois opposés à ces départs ; nous avons puni les enfants... nous avons menacé les parents… Tout cela n'est propre qu'à indisposer les Indiens... Nous vous demandons… d'obtenir... que personne ne puisse sortir de l'île sans donner auparavant les noms de toutes les personnes qui partent sur son embarcation... »[5] Douze jeunes avaient fui Mangareva après avoir volé un bateau. L'affaire fut objet de « chicane » vigoureuse entre le Gouverneur et la Mission : « Ils me dirent que pas un d'eux n'étant marié.... et ainsi étant libres et jeunes, ils avaient voulu voir du pays. Pour qui connaît le caractère indien cela est naturel... »[6] L'attrait pour le nomadisme et les activités libres, l'indulgence devant les errements de la jeunesse sont toujours vivaces.
L'attrait de ce qui est nouveau, « api », est très frappant. Cela se traduit aussi par un attrait pour les titres ronflants et une certaine ostentation sociale ; le maohi est un homme fier. C'est peut-être une manière inconsciente d'échapper à la monotonie des jours. « Le canaque est d'un caractère changeant et avide de nouveauté ; tout ce qui est nouveau le séduit et l'attire. L'arrivée d'un bâtiment de guerre étranger est pour lui un événement qui peut donner lieu aux suppositions les plus erronnées, parfois les plus absurdes ».[7] Le P. Mazé constatait la même chose : « Vous savez combien l'indigène est instable, avide de nouveau, vite fatigué de notre morale trop gênante pour lui ».[8] À la Conférence des Églises du Pacifique Sud tenue aux Samoa et consacrée à la Famille chrétienne, le Pasteur Samuel Raapoto, Président de l'Église évangélique de Polynésie Française, déclarait en avril 1961 : « La “manière des Blancs” a donné lieu plus à une imitation qu'à une assimilation réelle et bien comprise. Aujourd'hui encore, le Tahitien, s'il s'adapte très vite aux aspects de la vie moderne qui lui plaisent, ceux qui facilitent son existence, a beaucoup plus de peine à entrer dans les catégories de civilisés de longue date. Très attiré par les nouveautés, il reviendra vite pourtant à son naturel ».[9]
Un tel attrait pour le nouveau, s'il fait des Polynésiens des clients rêvés pour la consommation sans cesse renouvelée de notre société et les nouveautés d'une mode changeante, pose de sérieuses questions pour la maintenance des matériels, l'entretien des appareils ou de la lingerie ; réparer, repriser, faire durer, accompagner des longues croissances demandent toujours de gros efforts. Lorsque les choses durent trop, une certaine fatigue mélancolique inhibant toute activité apparaît : le « fiu », visage particulier du « ras-le-bol » polynésien.
On conçoit qu'une telle immersion dans la succession des aujourd'huis changeants, si elle développe l'observation et l'adaptabilité qui sont remarquables, favorise plus un certain relativisme sur les choses et les hommes qu'une recherche de la vérité et des convictions tenaces. Le Gouverneur de la Richerie remarquait que « l'indifférence de l'Indien est grande pour tout ce qui tient à notre civilisation ; elle l'est au moins autant en matière de religion et d'instruction »[10]. Il serait fastidieux de relever les nombreuses remarques des missionnaires sur l'indifférence des Polynésiens à l'égard de la recherche de la vérité, relativisme religieux augmenté par la multiplicité des groupes religieux[11]. Citons seulement ces quelques phrases du Président Samuel Raapoto à propos de la famille chrétienne : « Le mariage n'est guère une action réfléchie dans laquelle on s'engage avec conviction et avec l'intention de faire le bonheur de son conjoint dans un amour fidèle et désintéressé... Le mariage, dans l'esprit de beaucoup, restreint la liberté de l'homme, comme d'ailleurs tout ce qui relève de la loi et des règlements. On se sentira gêné par un acte légal qui vous lie à votre partenaire... Bien rares sont les Tahitiens qui ont saisi le fondement et la vérité du mariage ; c'est pour eux une contrainte imposée du dehors. Or tout ce qui est contrainte indispose et fait changer d'idée. »[12] Le Pasteur Raapoto soulignait l'urgence et la difficulté d'un travail d'éducation en profondeur. Il rejoignait une remarque du Gouverneur du Bouzet regrettant « le peu d'aptitudes dès indigènes pour les fonctions d'éducation » et leur instabilité changeante[13]. Ce comportement a amené de nombreux observateurs à considérer les Polynésiens comme un « peuple-enfant », ce qui ne préjuge en rien de la maturité personnelle de chacun.
Si ces diverses remarques indiquent une attitude globale des Polynésiens par rapport à l'espace et au temps, il convient de bien les situer aussi à leur époque et de ne pas oublier les acquis progressifs de l'éducation et des confrontations culturelles; si une sensibilité profonde perdure, des comportements nouveaux et des changements individuels apparaissent, surtout depuis une génération.
Dans ce vécu spatio-temporel particulier, les relations humaines sont organisées autour de la « famille élargie », un peu analogue aux tribus ou aux clans d'autres régions du Pacifique. Cette famille étendue, ouverte, mouvante est une sorte de « gens » qui regroupe, autour des anciens, les parents, les enfants légitimes et adoptés, les jeunes en couple, la parenté proche ou lointaine des oncles et cousins ; cet ensemble constitue les « fetii ». Père et oncle sont désignés par le même mot de « metua » ; frères et cousins, mis sur le même rang, sont désignés par « taeae ». Cet esprit de groupe, ce comportement communautaire constituent une dimension essentielle de la vie pour les Polynésiens ; isolés, ils se sentent perdus. Il n'est pas rare que quelques salaires fassent vivre bon nombre de « fetii » dans un partage communautaire.
On comprend que, dans ce contexte, la qualité affective des relations soit première soit pour épanouir les personnes soit pour les bloquer. La chaleur du cœur, la valeur des sentiments ou les disputes plus ou moins agressives conditionnent et rythment la vie de chaque jour. L'aspect intellectuel, l'analyse rationnelle passent en second ; le cœur est plus important que la tête. Aussi, dans une civilisation orale où la parole (« e parau ») est le langage essentiel, l'art oratoire d'éveiller la sensibilité, de susciter les émotions est le chemin privilégié de la communication et de la compréhension. Le Polynésien est un orateur-né qui sait apprécier et manier les diverses nuances de la parole ; il vit profondément ce mot de Saint-Exupéry : « On ne comprend bien qu'avec le cœur. »
Ce nerveux émotif est aussi un violent ; les colères polynésiennes sont parfois redoutables. Les débats politiques sont souvent fort passionnés. Durer et endurer ne lui est pas chose facile. Nous avons vu que l'Histoire des archipels est remplie d'expéditions militaires et de guerres aussi bien à Tahiti qu'aux Marquises, aux Tuamotu ou dans les autres îles. Les sacrifices humains y étaient courants. Le cannibalisme, s'il avait disparu des îles de la Société à l'époque de l'arrivée de Wallis, Bougainville et Cook, était réalité courante ailleurs ; les Marquises et les Tuamotu de l'Est jouissaient d'une réputation terrifiante et bien établie de « sauvagerie ». La vie humaine ne pesait pas lourd et la mort ne faisait pas peur. L'infanticide était très répandu, surtout chez les « arioi », groupes de joueurs, danseurs et comédiens. Le suicide n'était pas rare non plus. Dans la Mythologie et les légendes, l'Amour et la Mort sont bien présents et souvent liés. Si les navigateurs ont célébré les plaisirs d'Eros à Tahiti, les Polynésiens subissaient violemment le tragique de Thanatos.
[2] V. SEGALEN : Les Immémoriaux. Plon, pp.3 et 4.
[3] A. HANSON, op. cit., pp.38 à 45.
[4] Pr. BRUN à S.M.E.P. : Océanie. Lettre de novembre 1874.
[5] P. C. FOUQUE à Mgr T. Jaussen. Tuuhora (22-7-1856). Ar. SS.CC. 73, 7.
[6] P. I. OURSEL à Mgr T. Jaussen. Punaauia (8-1-1861). Ar. SS.CC. 62, 3.
[7] Gouverneur Girard au Ministre. Papeete (6-11-1872). F.O.M., Océanie. C 20, A 101.
[8] P. P. MAZE au T.R.P. (19-11-1937). Ar. SS.CC. 59, 1.
[9] S. RAAPOTO : La famille chrétienne. Ve'a, Notre Lien n°6, juin 1976.
[10] DE LA RICHERIE au Ministre (2-1-1863). F.O.M., Océanie. C 26, H 5.
[11] P. Q. FRITZEN au T.R.P. (6-1-1873). Ar. SS.CC. 62, 3. - P. P. MAZE au T.R.P. (15-12-1930). Ar. SS.CC. 59, 1 - P. F. LOUBAT à F. SOUDAIS (17-1-1857). Ar. SS.CC. 62, 3 - P. B. CASTANIE au T.R.P. (1-12-1894). Ar. SS.CC. 78, 1.
[12] S. RAAPOTO : La famille chrétienne. Ve'a, Notre Lien n°6, juin 1976.
[13] DU BOUZET au Ministre (30-9-1855). F.O.M., Océanie. C 13, A 71.