Il est difficile de décrire les événements avant le passage des premiers navigateurs européens à partir de 1767 à Tahiti, nom ancien apparu à Vaiari (Papeari) et donné au petit-fils du roi Tetunae. Quand Wallis la découvrit, l'île comprenait six régions et était divisée enneuf « royaumes » ; le plus important était celui de Papara gouverné par Arno. Celui de Pare (Papeete) et Arue était sous l'autorité de Hapai d'origine Paumotu qui avait un fils aîné, Vairaatoa, appelé Pomaré en 1792[2]. Ils étaient d'origine plus modeste que les autres chefs (arii), mais certainement plus ambitieux et plus habiles à se servir des premiers marins européens de passage et de leurs mousquets.
La société tahitienne, comme toute communauté polynésienne, était organisée en castes rigides de type féodal sous l'autorité des « arii rahi » (rois ou grands chefs), aidés des « arii » (chefs) et des « iaotai » (nobles) ; puis venaient les « raatira » (fermiers exploitants), les « manahune » (peuple) et les « ao », « titi », « teuteu » (esclaves et prisonniers). Cette société pratiquait régulièrement les sacrifices humains ; Cook fut invité à y assister par Pomaré en 1777. Par contre le cannibalisme, pratiqué un peu partout, comme aux Marquises et aux Tuamotu-Gambier, semble avoir été ignoré des Tahitiens. Est-ce pour cela que ceux-ci considéraient les autres Polynésiens comme sauvages et avaient un sentiment de supériorité à leur égard ? La terre était indivise et gérée sous le contrôle des chefs, à pouvoir absolu symbolisé par le « maro-ura » (ceinture de plumes rouges de Phaéton, équivalent de la pourpre royale) ; tout ce qui les touchait devenait « tapu », à la fois sacré et interdit pour les autres. Une telle société très hiérarchisée et inégalitaire n'a rien à voir avec le rêve, colporté à partir de Bougainville, du « bon sauvage » vivant dans une société libre, paradisiaque et sans classe.
Pour la commodité, regroupons les événements précédant le Protectorat en deux grandes périodes : 1767-1815, les guerres intestines ; 1815-1842, la christianisation protestante anglaise.
La période troublée et longue des guerres est la conséquence de la défaite d'Amo, roi de Papara et grand chef le plus considéré de l'île, due aux canons de Wallis à bord de « Dolphin » en juin 1767 ; sa flotte de pirogues fut détruite et incendiée ; nombreux furent les morts et les blessés, la famille d'Amo fut humiliée. Vehiatua, chef de la presqu'île de Taiarapu et vassal d'Amo, voulut en profiter ; il s'allia au chef de Atahuru (Punaauia), Tutaha. Amo fut battu en décembre 1768 à la sanglante bataille de Papara ; il perdit ses terres, Taiarapu devint indépendante, Tutaha s'empara de son « maro-ura », son fils aîné fut déchu du titre de « Tu » (héritier) au bénéfice du fils de Hapai, le futur Pomaré 1er.
En 1773, Tutaha, allié à Hapai et Pomaré, attaqua Vehiatua qui fut vainqueur. Au lieu d'étendre son pouvoir sur tout Tahiti, il offrit la paix à Hapai et Pomaré, Tutaha étant mort au combat. À partir de ce moment, le futur Pomaré 1er commença à prendre de l'assurance, d'autant que Cook et les autres marins mouillaient ordinairement dans son domaine, à la baie de Matavai ; il saisit vite l'aide que les Européens pouvaient lui apporter. L'année suivante, il vainquit les gens de Atahuru fiers des attributs royaux déposés sur leur marae. En 1774 et en 1777, ce fut la guerre contre Eimeo (Moorea) ; Cook assista à ses préparatifs. Pomaré, en mauvaise passe, fut soutenu par Cook qui menaça les chefs de représailles si on lui portait préjudice. Malgré la mort de Cook en 1779 - ce que les Tahitiens ignoraient - cela fit effet jusqu'en l'an 1783 où divers chefs s'unirent contre Pomaré qui, piètre guerrier, perdit ses terres et se réfugia dans la montagne. En 1782, naquit le futur Pomaré II ; selon la coutume, son père devint régent. Grâce à l'aide des mutins de la « Bounty » et à leurs armes, Pomaré gagna à Eimeo et sur la côte Ouest de Tahiti; il transporta alors le « maro-ura » d'Amo, symbole de la puissance royale, sur son marae de Paré.
En 1791, son fils Pomaré II reçut l'investiture royale ; mais son père continua de régenter le pays avec une ambition croissante. Il soumit la presqu'île de Taiarapu et l'île de Moorea ; Huahine accepta son autorité. Bligh de retour en 1792 réconcilia Pomaré avec les Atahuru. C'est aussi à ce moment que trois matelots anglais échoués du « Mathilda » se fixèrent à Tahiti ; ils furent rejoints, l'année suivante, par deux déserteurs. Ce furent les premiers Européens fixés dans l'île où ils participèrent aux diverses guerres les rendant bien plus meurtrières avec leurs fusils. 1793 vit les guerres de Wano à Papenoo, de Temarii à Punaauia où Amo mourut. Puis Pomare 1er noua des alliances familiales avec les chefs des Iles-sous-le-Vent. Surtout Temarii, chef de Papara, adopta Pomare II selon la coutume, authentifiant du même coup l'usurpation du pouvoir royal. Pomaré devenait roi légitime.
Quand le « Duff » s'ancra à Matavai le 5 mars 1797, amenant les 30 premiers missionnaires de la London Missionary Society dans le Pacifique, une nouvelle dynastie était fondée qui connaissait les Anglais et avait déjà bénéficié de leur aide. Pomaré 1er les accueillit plus favorablement que son fils qui, d'accord avec le grand-prêtre Manimani, envahit le district de Matavai et déchut son père de toute autorité. Celui-ci fit assassiner Manimani. En 1802 eut lieu une guerre pour la possession de la statue d'Oro, source de la puissance politique et religieuse ; il y eut de nombreux massacres et destructions dans cette guerre de Rua. Cette même année, Hapai, fondateur de la dynastie, mourut ; Pomaré 1er le suivit en septembre 1803.
Pomaré II, âgé seulement de 21 ans, n'avait reçu aucune formation et restait livré à lui-même. Il s'établit à Moorea en emportant la statue d'Oro. Les matelots établis à Tahiti apprirent aux gens la distillation de l'alcool, ce qui s'ajouta au rhum apporté par les baleiniers ; l'ivrognerie commença ses ravages. Pendant ce temps, Pomaré II se rapprochait des missionnaires qui lui apprirent à lire et à écrire. Son pouvoir, assez théorique, s'étendait sur l'ensemble de la Société et une grande partie des Tuamotu.
Mais, en 1807 et sans raison apparente, Pomaré II lança la guerre à Tahiti dans les districts d'Atahuru (Punaauia) et Papara. Il y commit de tels excès que l'ensemble de l'île se souleva contre lui en 1808 ; ce fut la guerre de Tiré qui obligea Pomaré II à s'enfuir à Moorea avec tous les missionnaires anglais. Un essai de reconquête échoua et Tahiti fut perdue pour le roi. Les navires anglais qui y passaient furent attaqués et les marins tués et mangés. À Eimeo, le roi restait seul avec Henry Nott et trois missionnaires célibataires, tous les autres étant partis à Sydney (Port-Jackson). D'autres revinrent en 1811.
En 1812, Pomaré II s'unit à Tamatoa, fille du roi de Raiatea, qui lui donna Aimata, en 1813, la future Reine Pomaré IV. Le roi commençait à prendre des libertés avec les anciens usages païens, sans qu'Oro ainsi offensé ne réagisse. Le mouvement de conversion commença à s'amplifier à la suite de celles des chefs des Iles-sous-le-Vent et du Grand-Prêtre de Moorea. Pomaré II débarqua à Tahiti en 1812 et la guerre reprit ; il dut revenir à Eimeo l'année suivante. Désormais deux partis allaient s'affronter à Tahiti : les chrétiens groupés surtout autour de Matavai et les païens. Un chrétien ayant jeté au feu le « maro-ura », les événements se précipitèrent.
Les païens décidèrent l'extermination des « pure Atua » (chrétiens) dans la nuit du 7 juillet 1815 ; prévenus, les chrétiens s'enfuirent à Eimeo. Il y eut alors guerre entre les chefs païens de Tahiti dont Opuhara devint le maître. Fort des ralliements qui se faisaient autour de lui, Pomaré II débarqua à Paré en novembre 1815. Le dimanche 12 novembre, alors qu'ils étaient réunis dans le Temple de Narii à Punaauia, les chrétiens furent attaqués par les païens que conduisait Opuhara. Celui-ci fut blessé et la victoire revint à Pomaré II avec les chrétiens. Alors, chose entièrement nouvelle et inattendue, le roi accorda le pardon aux païens vaincus qui demandèrent le baptême.
Cette bataille des Fei-pi ouvrit une ère nouvelle de paix et de développement. Pour lire la Bible, des écoles s'ouvrirent un peu partout. Le Révérend Ellis lança une imprimerie en 1817 à Afareaitu à Moorea. Le 14 avril 1818 William Crook fonda l'agglomération de Papeete. Un Code de loi en 19 articles fut adopté le 13 mai 1819 à Papaoa (Arue). Pomaré II fut enfin baptisé le 16 mai 1819 ; il était à l'apogée de son règne, ayant autorité sur la Société et les Tuamotu. Il mourut le 7 décembre 1821 d'excès d'alcool.
Pomaré III n'avait qu'un an et sa tante, Pomaré Vahiné, fut régente. Le 21 avril 1824, Henry Nott le sacra à Papaoa dans l'immense chapelle royale édifiée en 1818 ; mais il mourut le 11 janvier 1827. Sa sœur, Aimâta, âgée de 14 à 16 ans, monta sur le trône sous le nom de Pomaré IV. Elle n'avait pas été préparée ni éduquée ; elle ne songeait qu'aux plaisirs. La vie païenne reprit avec ses chants et ses danses. En février 1824 fut fondé le Parlement de Tahiti.
En 1828, Teau diacre du temple de Punaauia, lança la secte des Mamaia ; c'était un syncrétisme entre les anciennes coutumes les plus débridées et la prière chrétienne, une sorte de Vaudou polynésien faisant revivre les troupes d'« arioi », gais saltimbanques amoraux. Le succès fut grand auprès de certains chefs, et des mécontents de toutes sortes. La famille royale les appuyait et la Reine logea chez eux. Les Mamaia devinrent un puissant mouvement politique qui se développa aux Iles-sous-Ie-Vent en 1829 et 1830. En 1831, Pomaré IV demanda à Tavarii, chef de la presqu'île de Taiarapu, de lui rendre les honneurs suivant les anciennes coutumes païennes. Ce geste risquait de tout remettre en cause. Aussi le chef Tati de Papara avec Utami, Paofai, Hitoti envahirent Taiarapu, destituèrent Tavarii et marchèrent sur Papeete le 20 mars 1831. Ils y retinrent la Reine et expulsèrent les Mamaia de Tahiti.
Ces événements montrèrent le peu de profondeur des changements survenus depuis la conversion officielle. Pomaré IV divorça de Tapoa pour se remarier avec Ariifaaite ; alors les Mamaia se révoltèrent à nouveau à Taiarapu. Leurs dirigeants furent pris, jugés et bannis, ce qui mit fin à la secte des Mamaia en janvier 1832. La paix revenue, la Reine Pomaré IV ne gouvernait plus ; les esprits étaient divisés et le pouvoir était aux mains des principaux chefs groupés autour de Tati. Cette situation est importante pour comprendre les événements qui amèneront l'intervention de la France.
Durant cette période il convient de souligner quelques faits et de dégager quelques personnages qui prendront de l'importance.
Le 24 décembre 1824, arrive à Tahiti le Révérend Georges Pritchard avec sa famille. Pasteur à Faaa puis à Papeete, il prend de l'ascendant sur la Reine, sa paroissienne, à qui il suggère de demander pour lui le titre de consul de Grande-Bretagne. Londres refuse une première demande en janvier 1832 et accepte la seconde du 23 février 1836 ; le 14 février 1837, il est nommé consul britannique et est présenté officiellement le 20 novembre. Le Gouvernement anglais ne voulant pas un missionnaire consul, il démissionne le 30 décembre de la L.M.S., tout en continuant, de fait, à exercer les fonctions pastorales et ses activités commerciales. Une telle situation est critiquée par les autres pasteurs et certains fidèles ; elle sera, avec le caractère ombrageux de Georges Pritchard, à la source de bien des difficultés à venir.
En 1830 Jacques Moerenhout, commerçant belge et artiste peintre, né français et ancien grognard de Napoléon, s'installe à Papeete. Il tente des cultures avec le chef Tati auquel il se lie d'amitié. Il devient consul des États-Unis en 1835, puis consul de France en 1838, année où il fut victime d'une tentative d'assassinat qui coûta la vie à sa femme. Entre temps, le 7 août 1834 arrivent les premiers missionnaires catholiques aux Gambier. Les PP. Caret et Laval firent un essai à Tahiti le 20 novembre 1836. Ils furent expulsés vigoureusement par Pritchard le 12 décembre. Le Français Brémond avait lui aussi des difficultés à Papeete. Tout cela s'ajoutait à l'ostracisme contre les Français à Hawaii et aux concurrences entre les baleiniers. Paris envoya le commandant Dupetit-Thouars pour faire respecter la France dans le Pacifique. Le 10 juillet 1837, il intervint en ce sens, en même temps qu'un navire anglais, à Honolulu. Sur ordre de Paris, la « Vénus » arriva à Papeete le 29 août 1838 pour exiger des réparations : lettre d'excuses, 2 000 piastres d'amende, salut au drapeau français. Pritchard que la Reine tenait pour responsable de ces ennuis dut trouver la somme. Dumont d'Urville de passage avec l'« Astrolabe » et la « Zélée » le 9 septembre 1838 donna plus de poids encore à cette réparation et à la convention de protection des Français qui fut signée.
Les navires partis, Pritchard fit son possible pour que la convention fut inapplicable par de nouvelles lois interdisant l'achat de terres par les étrangers, en faisant du protestantisme une religion d'État. Le 22 avril 1839, le capitaine Laplace arriva sur l'« Artémise ». Le bateau, ayant talonné le récif, fut abattu en carêne et réparé. Cela prit trois mois et permit aux Tahitiens de découvrir les Français en se dégageant de quelques préjugés. En partant, Laplace reprocha à Pomaré IV de violer la convention de 1838 par les nouvelles lois ; il fit ajouter un article sur le libre exercice de la religion catholique et obtenir un terrain à Papeete pour y bâtir une église.
En 1840 l'anarchie régnait à Tahiti. La Reine était sans pouvoir et entièrement soumise à Pritchard. Les chefs étaient puissants, mais divisés entre parti français avec Tati et parti anglais avec Paofai. Aucun ne voyait d'autre moyen de s'en sortir qu'une protection étrangère. Pritchard partit pour Londres demander le protectorat anglais, démarche déjà faite en 1825 par Henry Nott sans aucun succès. En 1817 le Gouvernement anglais avait décidé de ne pas coloniser d'une manière quelconque Tahiti ni d'autres îles d'Océanie, se contentant de l'Australie comme colonie de la Couronne dans le Pacifique, ce qui avait été confirmé en 1826 et 1839[3]. La colonisation de la Nouvelle-Zélande le 6 février 1840 gênait la position de Londres et était mal ressentie à Paris. La démarche du consul à Papeete tombait à un mauvais moment, d'autant que Tahiti n'avait qu'une importance religieuse mais aucune valeur commerciale ou stratégique.
Autour du 20 mai 1842, à l'occasion du mariage d'Alexandre Salmon avec Ariioehau (Ariitaimai), on autorisa, durant trois jours, les mariages entre Tahitiens et Européens en exception de la loi de 1837 qui interdisait de telles unions ; cet événement est à la racine de bien des familles de « demis » actuels. Mais, en même temps, l'anarchie se développait ; les exactions contre les Européens, Français en particulier, se multipliaient. Le capitaine du Bouzet sur l'« Aube » dut intervenir, mais en vain, en mai 1842, année qui verra le retour de Dupetit-Thouars et l'installation du Protectorat français sur Tahiti.
[2] «
Pomare » signifie «
tousse la nuit », en souvenir, selon Bligh, de sa fille aînée morte de cette maladie (tuberculose).
[3] L. JORE: Océan Pacifique. T. 1, pp. 201 et 225.