Après l'Amérique du Sud, colonisée par les Espagnols et les Portugais au XVIe siècle, l'Amérique du Nord par les Français et les Anglais au XVIIe siècle - sans parler des comptoirs coloniaux en Afrique et en Asie -, l'Océanie entre à son tour, au XIXe siècle, dans l'ère coloniale. Avant de nous attarder à la compétition franco-anglaise qui intéresse particulièrement la Polynésie, disons quelques mots des autres Puissances : la Russie, les États-Unis et l'Allemagne, l'Espagne étant éliminée depuis 1775.
Au moins cinq expéditions russes ont parcouru les eaux polynésiennes de 1804 à 1824 en découvrant diverses îles des Tuamotu au passage. Krusenstern, parti de Cronstadt en août 1803, arrive en baie de Taiohae à Nuku-Hiva le 6 mai 1804 ; le déserteur français Cabry lui facilite son séjour. Il publiera, de 1809 à 1812, son « Voyage autour du monde » qui aura le même retentissement dans les pays slaves que les relations de Bougainville et de Cook pour les Français et les Anglais. Bellingshausen essaie de débarquer à Amanu avant de faire escale, du 21 au 28 juillet 1820, à Tahiti où Pomaré II le reçoit avec faste. À cette occasion le peintre Michailoff fait un portrait du roi qui sera célèbre. La Marine russe fera quelques autres apparitions dans la seconde moitié du siècle.
En 1813, la Marine des États-Unis fait son entrée dans le Pacifique avec la frégate « Essex » du Commodore David Porter, un de ses fondateurs, en ces années de conflit du nouvel État avec l'Angleterre. Sa mission est de protéger les navires américains et d'entraver l'action des nombreux baleiniers anglais chassant en Océanie. Il arrive en baie de Taiohae le 25 octobre 1813 ; il rebaptise Nuku-Hiva en Madison's Island dont il prend possession au nom des États-Unis. Il participe aux luttes entre vallées, se fait jouer des tours par quelques déserteurs. Il y laisse aussi de nombreuses semences, des cochons et des chèvres ainsi qu'un fort confié au lieutenant Gambie avec 20 matelots et 15 prisonniers anglais. Après son départ le 13 décembre 1813, une rébellion chasse les Américains qui ne feront aucune objection ensuite quand la France annexera les Marquises en 1842. Aujourd'hui, les dépendances américaines dans le Pacifique sont importantes : Carolines, Marshall et Mariannes en Micronésie, Samoa américaines et diverses îles de la Ligne en Polynésie, sans oublier les îles Hawaii, 50e État de l'Union depuis 1959.
À partir de 1855, la Marine allemande de commerce explore l'Océanie pour le compte principalement de la maison Godeffroy de Hambourg. De nombreux baleiniers allemands parcouraient déjà le Pacifique. En 1877, la Compagnie de commerce et de navigation océanienne fut fondée à Tahiti et confiée à Gustave Godeffroy qui avait épousé Marian Brander à Papeete en 1858 ; cette même année 1877, il est habilité comme consul d'Allemagne. La Société commerciale d'Océanie jouera un rôle considérable en Polynésie, en particulier à partir de Raiatea encore indépendante comme les Iles-sous-le-Vent à cette époque. Cette Société sera mise sous séquestre en 1915 et liquidée aux enchères en 1924. En 1877, arrive aussi à Papeete Gaspard Coppenrath de Münster, pour diriger la maison Brander. Il fonde sa propre entreprise commerciale en 1878 après avoir épousé Esther Bambridge. Il sera naturalisé en 1904. Cette expansion commerciale allemande en Océanie s'inscrit dans un puissant développement colonial sous l'impulsion de Bismarck et de Guillaume 1er. Les Samoa deviennent colonie allemande en 1880 ; les Salomon, la Nouvelle-Guinée, les Carolines et les Marshall en 1885. Cette situation inquiètera la France et sa Marine, désirant venger la défaite de 1870 et la perte de l'Alsace-Lorraine. Ce sera source de sérieuses tensions avec la Mission catholique, surtout aux Marquises, qui avait quelques religieux de nationalité allemande dans son personnel, et de douloureux conflits de personnes à cette époque de nationalisme exacerbé.
Pour fixer les idées sur les conséquences polynésiennes des rivalités coloniales, en ce XIXe siècle se débattant au milieu de la crise des nationalités en Europe et en Amérique, voici l'effectif et la répartition de la population européenne de Tahiti en 1892[16]. Sur un total de 830 « popa'a », on dénombre : 300 Anglais, 250 Américains, 50 Allemands, 30 autres Européens et seulement 200 Français. Un français pour trois étrangers anglophones surtout; situation d'infériorité - aggravée par la défaite contre l'Allemagne et certains revers coloniaux contre l'Angleterre (Fachoda 1899) - qui explique, en plus du chauvinisme cocardier et de la fermentation propre au microcosme i1ien, l'exécration instinctive que cette poignée de français portait à ces divers étrangers. C'est un élément de psychologie collective à ne pas sous-estimer pour apprécier les documents de cette époque passionnée pendant laquelle, en France, s'ajouteront des conflits politiques et religieux explosifs dont les retombées ne seront pas négligeables en Polynésie Française. Le développement socio-éconornique de la communauté chinoise - 320 personnes en 1892 - qui devient active dans l'artisanat et le commerce où elle concurrence directement les Européens, commence à susciter interrogations et méfiance. Quel bouillonnement, surtout à Tahiti, depuis que ces îles sont devenues colonie française le 29 juin 1880 !
Les années 1770 virent la publication, en Angleterre et en France, des « Voyages autour du Monde » de Cook et de Bougainville. Le succès fut d'autant plus grand que l'un et l'autre avaient amené avec eux des indigènes : Ahutoru pour le Français, Omai pour l'Anglais ; ces jeunes Polynésiens eurent les honneurs des cours royales et furent la coqueluche des salons à la mode. Mais l'intérêt suscité n'eut pas les mêmes conséquences des deux côtés de la Manche ; elles furent commerciales et missionnaires en Grande-Bretagne, littéraires et mythiques en France. Les événements politiques et militaires de la Révolution française et de l'Empire napoléonien devaient encore accentuer les divergences et laisser davantage le champ libre aux Anglais dans le Pacifique.
Après la fin tragique de Cook aux îles Hawaii en 1779, les navires britanniques de toutes sortes furent de plus en plus nombreux à sillonner l'Océanie en tous sens.
L'installation de la première colonie de peuplement pénitentiaire à Port-Jackson (Sydney) en Australie dès 1788 fut le départ d'une immigration anglaise rapidement croissante, favorisée par la forte démographie de la Grande-Bretagne et la « révolution industrielle » amorcée dès 1780, en avance sur l'industrialisation des autres pays. Au moment où la Nouvelle-Zélande devient colonie anglaise, le 6 février 1840 à Akaroa, l'Australie a déjà 100 000 habitants européens qui seront un million dès 1860.
Aux environs de 1790, le premier baleinier à pénétrer dans l'Océan Pacifique par le Cap Horn fut le navire anglais « Emilia », armé à Londres. Il fut rapidement suivi par d'autres bateaux anglais qui se trouvèrent en concurrence de plus en plus rude avec les baleiniers américains ; ce qui justifia l'expédition Porter en 1813. La chasse à la baleine en Océanie prit rapidement une extension considérable ; Allemands et Français s'y adjoignirent, surtout après 1830. En 1833, on comptait 392 baleiniers américains, 300 anglais, 56 français, représentant un effectif global de 20 000 marins et chasseurs circulant à travers les îles du Pacifique ; ils y facilitaient la circulation des personnes, le colportage des nouvelles et du courrier, créant une certaine unité en Océanie.
Au peuplement colonial et aux échanges commerciaux fort actifs, vient s'ajouter le dynamique éveil missionnaire de l'Angleterre dans le cadre du « Revival » animé par le Révérend Wesley. Le 22 septembre 1795, la London Missionary Society - L.M.S. - est fondée sous l'impulsion principale du Révérend Haweis. Dès le surlendemain, Tahiti est choisie comme lieu de la première mission. Le public anglais et l'aristocratie se passionnent pour ce projet missionnaire ; ils le soutiennent généreusement. La Société lance le « Duff », confié au capitaine Wilson. Les 30 premiers missionnaires partirent en convoi de Portsmouth le 24 septembre 1796 pour arriver en baie de Matavai à Tahiti le 5 mars 1797. La grande aventure du rayonnement de l'Évangile dans l'Océanie par le monde protestant anglais commençait. Le Pacifique allait en être profondément transformé.
Émigration, commerce, Mission montrent le dynamisme anglais de la fin du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle. Immigrants, marins, commerçants ou missionnaires de toutes confessions étaient fiers d'être sujets britanniques. Qu'ils soient de la « High Church » ou de la « Low Church », qu'ils fassent partie de l'establishment ou des couches populaires, la même vision de la société et du monde les unit. Il y a un style anglais dont les Roi Georges III et Georges IV, la Reine Victoria sont les garants politiques, sociaux, religieux - l'Anglicanisme est religion d'État et le Roi, « défenseur de la foi » - ainsi que les symboles respectés au cours de ce XIXe siècle. Cette vision unitaire de la société autour du modèle monarchique, cette conception globale du monde où la séparation de l'Église et de l'État est profondément choquante permettent de saisir les liens très étroits et naturels, pour un Anglais, entre la politique du Royaume-Uni, le développement commercial et la Mission évangélique. Georges Pritchard à Tahiti ne sera pas le seul à unir dans sa personne les fonctions de Consul, de missionnaire et d'agent commercial. Diverses compagnies de colonisation faisaient prêcher des sermons à leurs actionnaires. Les missionnaires attendaient naturellement, voire sollicitaient, la protection ou l'intervention du Gouvernement britannique qui comptait bien sur l'aide efficace des missionnaires dans ses négociations avec les indigènes[17]. Une telle vision globale d'une société monarchique religieuse rejoignait profondément le modèle biblique du royaume de David et de Salomon, archétype exemplaire, en particulier pour les populations océaniennes.
Un tel ensemble aide à comprendre que, très naturellement, le monde anglais considéra l'Océan Pacifique comme une sorte de « Méditerranée » britannique et, par le fait même, protestante[18], surtout par « haine traditionnelle de la Catholique Espagne ». Il se trouve, de plus, que les circonstances historiques de 1790 à 1815 éliminèrent la France contre laquelle l'Angleterre fut en guerre quasi permanente de 1793 à 1814.
Bougainville rentré en France, bien d'autres Officiers de « la Royale » continuèrent à explorer le Pacifique après 1770 : François de Pagès (1767-1771), de Surville, Marion-Dufresne qui ramenait Ahutoru, malheureusement décédé à Madagascar, du Clesmeur qui prit possession de la Nouvelle-Zélande en 1772 mais que Louis XV ne ratifia pas. En 1785, Louis XVI chargeait Lapérouse d'une grande exploration scientifique à l'aide des navires « La Boussole » et « l'Astrolabe » ; ils firent naufrage à Vanikoro, archipel de Santa-Cruz en 1788. Cette disparition suscita bien des recherches avant la découverte des restes par le capitaine Peter Dillon en 1827 et Dumont-d'Urville en 1828. Bruni d'Entrecastreaux et Huon de Kermadec de 1791 à 1793 furent envoyés dans ce but. Le capitaine Baudin, protégé par un sauf-conduit anglais, poursuivit des recherches géographiques en Australie de 1800 à 1804. À part ces quelques explorateurs, « personne sous la Révolution et sous l'empire ne se soucia autrement de l'Océan Pacifique »[19].
Ce ne fut qu'en 1817 que les grands voyages de circumnavigation commencèrent à reprendre pour procéder aux recherches nautiques, assurer le commerce et protéger les bateaux français qui revenaient dans le Pacifique. Duperrey sur « La Coquille » traversa les Tuamotu et relâcha à Tahiti en mars-avril 1823.
Bordeaux devint, à partir de 1815, le principal port de commerce vers l'Amérique et l'Océanie. Le trafic fut des plus modestes jusqu'en 1826. Valparaiso était le port de relâche pour assurer le trafic à travers le Pacifique. On y trouve le « Courrier de Bordeaux » avec le capitaine Armand Mauruc qui sera fort utile aux missionnaires, l'« Adhémar » et la « Duchesse de Berry ». Depuis 1826, J.A. Moerenhout, Belge d'Anvers mais né français en 1796, était agent commercial à Valparaiso avant de s'installer à son compte à Tahiti en 1830. Sous Louis-Philippe, les échanges commerciaux entre la France et Valparaiso se développent un peu en direction de l'Océanie, cela ne dépasse guère quelques navires marchands ; même les baleiniers ne sont que quelques dizaines à côté des centaines - plus de 800 en 1846 - de navires chasseurs anglais et américains. Il est vrai qu'il fallut attendre l'ordonnance du 7 décembre 1829 pour organiser la chasse à la baleine.
Une telle absence des bâtiments français dans le Pacifique était ressentie douloureusement par la Marine Nationale. Diverses missions, à partir de Valparaiso du Chili quartier général de la Station navale du Pacifique à partir de 1839, furent lancées sous le règne de Louis-Philippe. Elles se proposaient d'établir et de développer les relations amicales, de donner une image forte et puissante de la France, de suppléer à l'absence de station permanente et d'agent consulaire, de parfaire les connaissances scientifiques, selon les instructions données au capitaine Vaillant pour son périple de 1836-1837 sur la « Bonite ». Dupetit-Thouars, sur la « Vénus », devait « montrer d'une manière digne de la France le pavillon dans tous ces parages où il avait été vu si rarement ». Dans ce voyage de décembre 1836 à juin 1839, le capitaine intervint pour protéger les Français aux Sandwich le 10 juillet 1837. En avril 1838 à Valparaiso, il trouva les instructions lui enjoignant d'intervenir à Tahiti. Le capitaine Laplace sur l'« Artémise » assurait le même rôle de présence active et de défense des Français dispersés dans les océans. Dumont-d'Urville, avec l'« Astrolabe » et la « Zélée » - où l'on trouvait entre autres : du Bouzet, Huon de Kermadec, Tardy de Montravel -, fut aussi de passage à Tahiti du 9 au 16 septembre 1838.
La présence commerciale française dans les îles était encore moins fournie. Jean-Baptiste Rives, établi aux îles Sandwich et secrétaire du roi Kamehameha II, accompagna ce dernier à Londres en 1824. Le roi y meurt ; Rives en difficulté, passe en France et a bien du mal à intéresser les autorités à une implantation à Hawaii en le nommant consul de France et en faisant appel à des missionnaires catholiques français. En 1830, la présence française dans le Pacifique se réduisait à quatre missionnaires, quelques aventuriers, trois navires de commerce et un navire d'Etat. « L'indifférence marquée de 1815 à 1833 au regard du Pacifique par le Gouvernement, les autorités religieuses, l'armement maritime et les exportateurs français ne saurait surprendre », écrit L. Jore. Les gouvernants n'avaient cure de cet Océan peu connu, lointain et sans importance ; les évêques se souciaient de rechristianiser la France ; les classes dirigeantes étaient opposées à toute expansion coloniale[20]. Sous Louis-Philippe, Guizot et Soult cherchaient un point fixe pour la présence française en Océanie mais sans contrarier l'Angleterre qui s'était fixée, en 1817, la règle de ne faire ni colonies ni interventions dans le Pacifique, ayant déjà l'Australie en sa possession. Un projet de coloniser la Nouvelle-Zélande par le biais de la Compagnie NantoBordelaise fut mené bien doucement; il échoua devant la détermination de la « New-Zealand Co », ce qui mit le Gouvernement anglais devant le fait accompli le 5 mai 1839 et obligea l'Angleterre à faire de ces îles une colonie en 1840. Sur le rapport de Dupetit-Thouars en date du 29 août 1839, la France se décida à coloniser les îles Marquises; ce qui fut réalisé le 1er mai 1842, non sans susciter de vives discussions à Paris. Le Protectorat sur Tahiti et la déposition de la Reine Pomare IV devaient en provoquer bien d'autres.
Cette rapide esquisse des rivalités coloniales dans le Pacifique du siècle dernier permet de mieux situer le cadre dans lequel la Mission catholique va évoluer à partir d'Hawaii en 1827 et des Gambier en 1834. Rien n'y est simple. De plus, comme nous aurons l'occasion de l'approfondir en étudiant les relations Église-État, la société française ne vivait pas l'harmonie profonde de l'Angleterre autour de son monarque. Le « siècle des lumières », la Révolution parfois très sanglante et son culte de la « Raison », l'Empire et ses guerres incessantes laissaient une France divisée et meurtrie.
On comprend mieux pourquoi, en Océanie, le monde anglais avait un profond mépris pour la France ; sa Marine était dénigrée et les Polynésiens étaient persuadés qu'elle n'avait qu'un ou deux navires d'État dont l'Angleterre ou l'Amérique ne feraient qu'une bouchée. En 1838 le commandant de Villeneuve décrit au Ministre de la Marine « les progrès sensibles de l'influence anglaise à Otahiti et dans les autres îles... où les Français sont persécutés... Les Anglais veulent, à l'aide de leurs missionnaires tout-puissants sur les populations, garder le monopole et jalonner de comptoirs la route du Chili à leurs établissements de la Nouvelle-Hollande (Australie) ». L'année suivante, Dupetit-Thouars déplorait « l'acharnement que les Anglais mettaient à nous faire paraître faibles pour nous rendre méprisables... dans le but de nous éloigner. Le grand crime du charpentier Brémond est d'avoir demandé à être payé de son travail ; on voulait le traiter comme le peu d'Indiens que l'on a pu réussir à former comme ouvriers et qui travaillent gratis pro Deo et Regina, c'est-à-dire pour M. Pritchard et la Reine Pomaré ».[21]
Dans un tel contexte et précédée d'une telle histoire, la rencontre de la Polynésie et de la France promettait d'être mouvementée.
[16] Mémorial polynésien. T. IV, p.35.
[17] L. JORE : op. cit. T. l, pp.367-418.
[18] C'est seulement en 1829 que les catholiques eurent la reconnaissance civile en Angleterre par l'« acte d'émancipation ».
[19] L. JORE : op. cit. T. l, p.45.
[20] L. JORE : op. cit. T. l, p.175.
[21] Ar. F.O.M. Océanie, C 1. A 4. - De Villeneuve (4-4-1838) au Ministre. - Dupetit-Thouars (15-9-1839) au Ministre.