Tahiti 1834-1984 - Avant propos

AVANT-PROPOS

[pp.15-27]

1834-1984…

150e anniversaire de l'implantation de la Foi catholique aux Gambier. De ce modeste archipel, elle rayonnera peu à peu dans tout ce qui deviendra la Polynésie française et dans bien d'autres îles du Pacifique Sud. Depuis octobre 1825, la Sacrée Congrégation de la Propagation de la Foi avait confié à la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie appelés Pères de Picpus ou Picpuciens, du nom de la rue où était située leur Maison-Mère à Paris[1] la Mission de l'Océanie orientale. Les premiers missionnaires, les RR.PP. Bachelot et Short, étaient arrivés aux îles Sandwich (Hawaii) le juillet 1827 au terme d'un voyage de près de huit mois.

C'est donc peu de temps après ce tout premier essai missionnaire catholique en Océanie que, « le août 1834, vers les ou 10 heures du matin par un beau temps », les RR.PP. François d'Assise Caret, Honoré Laval et le frère Colomban Murphy aperçurent les deux pics les plus élevés des Gambier. À heures du soir, la « Peruviana », aux ordres du capitaine Sweetland et venant de Valparaiso, jetait l'ancre à Tokani. La Mission fut consacrée à Notre-Dame de Paix selon le désir de Mgr Etienne Rouchouze, premier Vicaire apostolique et resté encore en France. Le dimanche 10 août, en la fête de saint Laurent, diacre et martyr, le P. Caret célébra la première messe à bord du navire. Le 15 août 1834, sur l'île d'Aukena au lieu dit Arikirou-mei et près de la case de Tematokoveta où ils logeaient, les RR.PP. Caret et Laval dirent en plein air leur première Eucharistie célébrée en terre polynésienne[2].

L'étonnante et difficile aventure de la Mission catholique en Polynésie était lancée en ce début d'un XIXe siècle bouillonnant tant en Europe, particulièrement en France, qu'en Océanie. Le Pacifique était déjà très marqué par la présence anglaise et l'Évangélisation protestante ; les premiers missionnaires de la London Missionnary Society étaient arrivés à Tahiti le mars 1797 à bord du  «Duff ». Enfin, pour bien situer ce août 1834, il convient de signaler, même si ce fut un échec malheureux, la présence à Tahiti, du 27 novembre 1774 au 12 novembre 1775, de deux franciscains espagnols : Narciso Gonzâlez et Jerônimo Clota, aidés de l'interprète Maximo Rodriguez et du marin Francisco Pérez. La croix de Tautira rappelle cette première tentative missionnaire et celle qui y fut érigée le 1er janvier 1775[3].

 

 

 


[1] Le chapitre général de la Congrégation des Sacrés-Cœurs tenu en 1964 a décidé que « l'appellation Picpus sera supprimée dans les documents officiels de la Congrégation ».

[2] H. LAVAL, Mémoires pour servir à l'histoire de Mangareva ; W. NEWBURY et P. O'REILLY : Publication de la Société des Océanistes n°15, Paris 1968, pp. 8, 19, 25.

[3] P. O'REILLY : Tahitiens, Société des Océanistes, n°36, 1975, articles Clota (Gerônimo), pp.116-117 et Rodriguez (Màximo), pp. 491-492.

 

 

Perspective

Un tel anniversaire est tout naturellement l'occasion de faire le point. Mgr Michel Coppenrath, Archevêque de Papeete, écrivait le mars 1980 : « Une célébration historique ne nous intéresse pas. Nous voulons nous situer sur un autre plan. Certes on a beaucoup publié sur le Tahiti religieux, mais il n 'y a pas d'ouvrage de réflexion pastorale ; un livre nous manque à ce sujet. Dans le flot des publications sur Tahiti nous avons besoin d'un ouvrage pastoral qui puisse reprendre tout le problème de la Foi à Tahiti pour notre Église particulière vue à la lumière de Vatican II. » Le février 1981, il précisait : « Il faut que nous fassions nous-mêmes l'histoire de la Mission catholique par elle-même en Polynésie, selon l'intuition et la méthode utilisées par Jacques Loew et Michel Meslin »[4].

La perspective est claire : expliciter la manière dont l'Église catholique en Polynésie vit la joie de sa Foi, découvrir son visage particulier et son style évangélique au cours de ces cent cinquante années, dégager ses orientations et ses charismes dans le monde incertain de notre temps. Il ne s'agit donc pas de décrire les événements comme tels, mais de les situer dans la Mission évangélisatrice de l'Église, « Peuple de Dieu » en marche ; la mémoire du passé est racine des fruits à venir dans la fidélité à la Tradition qui transmet l'unique Parole de Dieu de génération en génération. C'est un témoignage sur la manière dont l'Église catholique se voit et vit l'Évangile ; c'est une réflexion missiologique sur les buts poursuivis, sur l'esprit qui animait les missionnaires, sur la conscience qu'ils avaient de leur mission, sur les solutions adoptées face aux divers événements et interlocuteurs. En ce sens, le travail projeté ne constitue pas un ouvrage d'Histoire, mais plutôt une recherche pastorale appuyée sur l'Histoire, les faits dûment établis, les documents certains.

La perspective ainsi définie se situe en complément et à la suite de la recherche historique du P. Ralph M. Wiltgen consacrée à la « Fondation de l'Église catholique romaine en Océanie »[5]L'auteur y étudie, dans une analyse documentaire très fouillée, l'implantation de l'Église catholique dans le Pacifique en fonction des décisions de Rome et de l'action de la Sacrée Congrégation de la Propagation de la Foi. Sa recherche ne recouvre que la stricte période de la fondation picpucienne et mariste de 1825 à 1850, soit vingt-cinq ans seulement, enracinée dans le rêve grandiose de la mission confiée à l'abbé de Solages, Préfet apostolique de l'île Bourbon, mission recouvrant les Océans Indien et Pacifique d'un seul regard.

Le point de vue envisagé ici se situe au-delà et en complément : au-delà, puisque la réflexion recouvre les 150 ans de Mission catholique en Polynésie dont l'étude historique de R.M. Wiltgen ne recouvre que 25 années (1825-1850) ; en complément, puisque la recherche se veut une réflexion pastorale de l'Église catholique sur elle-même. Son point de départ est l'aujourd'hui de l'Église locale de Tahiti dans son identité catholique et sa personnalité polynésienne. Notre Église polynésienne, diocèse de l'Église universelle rassemblée autour du successeur de Pierre le Pape Jean-Paul Il, est insérée depuis 1834 dans le peuple de ces îles où elle témoigne, à sa manière, de l'unique Évangile de Jésus-Christ. Elle n 'y est pas seule ; elle n'y fut pas, malgré le petit essai de Tautira, la première. Elle y vit dans le choc continuel des groupes humains et religieux très divers, dans la confrontation culturelle des projets variés des peuples d'une Océanie en mutation rapide et profonde.

 

 

 


 

[4] J. LOEW, M. MESLIN : Histoire de l'Eglise par elle-même, Fayard, 1978, 679 pages.

[5] R. M. WILTGEN : The Founding of the Roman Catholic Church in Oceania, 1825 to 1850, Australian National University Press. Canberra, Australia 1979, 610 pages. Il n 'y a pas encore de traduction française de ce travail historique minutieux et indispensable. La Société des Études océaniennes de Papeete envisage de traduire et publier dans son bulletin le chapitre concernant la Polynésie française.

 

"Que dis-tu de toi-même ?"

Question décisive et essentielle, posée à tous les témoins du Dieu vivant au moment crucial de leur Mission ! Question des prêtres à Jean-Baptiste[6] question de Jésus à ses disciples[7] question exprimée dès les premiers jours au Concile Vatican II, le décembre 1962, par Mgr Huyghe, Evêque d'Arras. Telle est la question centrale que nous nous posons après cent cinquante ans d'histoire vécue avec les Polynésiens : Église catholique en Polynésie, que dis-tu de toi-même ? Réponds à ceux qui te regardent, à ceux qui s'émerveillent et à ceux qui s'irritent, à ceux qui vivent avec toi et à ceux qui passent ! Avec tes ombres et tes lumières, à travers des faiblesses humaines et ta fidélité évangélique, comment as-tu transmis la Bonne Nouvelle de la rencontre d'amour du Dieu de Jésus-Christ avec les hommes dispersés dans les îles sans nombre de l'Océanie orientale ?

La réponse à cette question se fera par un regard intériorisé sur la Mission ; à partir des faits et des témoignages, nous chercherons à découvrir les valeurs profondes, les motivations, la conscience évangélique des missionnaires. L'Église se regarde d'abord à la lumière de la Parole de Dieu, vécue dans la Tradition apostolique ; ainsi elle « rend compte de l'espérance qui la fait vivre »[8]Le christianisme est essentiellement religion historique, centrée sur l'Incarnation en Jésus de Nazareth du « Fils du Dieu Vivant » venu partager notre condition humaine en un temps précis et un lieu donné afin de « tout récapituler » en lui. Ainsi l'histoire des hommes a-t-elle un « dedans » ; elle est celle du Peuple de Dieu marchant péniblement sur la route des hommes vers « les cieux nouveaux et la terre nouvelle »[9].

Le projet missionnaire, dit et vécu par l'Église catholique depuis cent cinquante ans et plus en Polynésie, est confronté à d'autres projets religieux, sociaux, politiques ou culturels, exprimés et réalisés par d'autres groupes. Nous avons signalé que le août 1834 s'insère dans un ensemble historique complexe et mouvant. Aussi, pour la communauté catholique polynésienne, dire ce qui la fait vivre et la constitue, c'est aussi se situer par rapport aux autres communautés humaines et réagir aux événements. Se regarder, c'est aussi accepter les autres regards ; l'action de l'Église peut être vue avec d'autres yeux que ceux des chrétiens, analysée avec une autre « grille » que l'Évangile. L'homme chrétien est inséré dans le déroulement d'une histoire ; l'Évangile le convie à une croissance continue et à un engagement perpétuel « à travers les changements de ce monde »[10]. Selon l'expression du P. Chenu, « l'Histoire entre dans le tissu de la Foi ». Ainsi l'Église, Peuple de Dieu « qui n'a pas de demeure permanente en ce monde », ne peut être un « establishment » le chrétien n'est jamais un « homme tranquille », au sens de Péguy[11].

Le regard de Foi que nous désirons projeter sur les cent cinquante années de l'Eglise catholique en Polynésie sera proche de la « révision de vie »[12]. Nous envisageons une sorte de « revision apostolique » de cette longue période initiale pour reconnaître le Seigneur de l'Histoire présent par son Esprit dans le déroulement des événements du monde. C'est une expérience de vie théologale, à la fois contemplation et engagement dans la Foi vécue comme espérance par les chrétiens de Polynésie. Ce n'est donc pas une chronologie des événements, même s'il est nécessaire de situer ceux-ci avec lucidité, courage et précision. Ce n'est pas un examen de conscience ni une recherche d'excuses, même s'il convient de bien voir tout en voyant le bien, puisque Dieu seul connaît le mystère des cœurs et s'en réserve le jugement. Ce regard de Foi qui revoit le passé, accepte la solidarité des générations où chacun est « pierre vivante de la maison spirituelle fondée sur le Christ »[13] ; il veut éviter les choix arbitraires et partiels ainsi que les anachronismes qui font évaluer le passé ou l'avenir selon nos idées d'aujourd'hui. On ne peut apprécier comme il convient les hommes et les événements sans se rendre compte du moment et des lieux, sans comprendre les mentalités successives. On ne peut constater que tout change très vite et garder les yeux immobiles. Ce sens du temps, ce respect des étapes de la croissance du Peuple de Dieu en marche, demande un cœur bienveillant, modeste et patient, comme il convient à une petite Église du bout du monde qui se veut « servante et pauvre », selon Vatican II.

 

 

 


 

[6] Jn 1,22.

[7] Mt 16,13-15.

[8] 1 P 3,15.

[9] 2 P 3,13. P. HODÉE : Conscience du Temps et Education chez les Océaniens, chap. 8, pp. 215 sq.

[10] Oraison du 21e dimanche ordinaire.

[11] P. PIERRARD : « L'Église el son passé », in La Croix du 20-8-1981.

[12] Cor Unum, Revue des Groupes Évangile et Mission, juin-juillet 1979. P. HODÉE :Conscience du Temps et Éducation chez les Océanienspp. 267 sq.

[13] 1 P 2,4-10.

 

Un appel à voir

Le P. Georges Eich, missionnaire exceptionnel et que sa santé délabrée par trente-huit ans de Mission en Polynésie a fait renoncer à l'épiscopat en 1904, écrivait cet appel à voir de l'intérieur dans une lettre du 11 juillet 1895[14] « Si dans quelques années d'ici, des voyageurs passent par ici et s'ils voient les établissements de la Mission, ils seront étonnés et publieront peut-être des articles à sensation sur les richesses de la Mission catholique, etc. Ils n'auront pas même l'idée de s'informer et de demander quelques renseignements sur les commencements de la Mission et comment elle s'est établie. Ah, s'ils savaient ce que le pauvre missionnaire a dû faire et souffrir, les privations qu'il s'est imposées, le dévouement de nos bons frères convers et des catéchistes qui quittent leur pays et viennent avec leurs familles pour aider les missionnaires, comme ils parleraient autrement ! Quand des Messieurs, voire même des aumôniers de navires de guerre viennent d'Europe à Tahiti, quand ils voient l'Évêché de Papeete et nos églises et nos presbytères dans les districts, ils sont stupéfaits de voir de pareilles bâtisses à Tahiti. Que la Mission doit être riche ! Et sans examen aucun, sans demander qui a construit ces églises, etc. ils écrivent des articles et publient un peu partout les choses les plus absurdes... S'ils avaient pris la peine de demander qui sont ceux qui ont construit ces bâtiments et comment ils ont fait, ils changeraient de langage et au lieu de dire tant de faussetés, ils exalteraient le dévouement, l'esprit de sacrifice et les talents de nos bons frères convers que la Congrégation a donné autrefois à Sa Grandeur Mgrd'Axieri[15] et qui ont opéré tant de merveilles avec des ressources minimes. Ils exalteraient également l'esprit de sacrifice de nos anciens missionnaires et leur savoir-faire : les RR.PP. Clair, Loubat, Cyprien, Laval, Collette, Albert, Nicolas, Germain, Paul, etc., et qui ont vécu si pauvrement afin de pouvoir finir leurs églises et chapelles, etc. Quand on dit les noms des bons frères Gilbert, Martin, Cyprien, Alois, Henri, Alexandre, Théophile, André, Théodule, Clément, Fabien, etc., tous, tant Européens qu'indigènes ne tarissent pas en faisant leurs éloges et en exaltant leurs vertus et leur esprit de Foi. À plusieurs reprises le Gouvernement même a demandé à Mgr d'Axieri pour qu'il permette que le bon frère Alois donne son opinion dans telle ou telle affaire difficile. Je crois que peu de Missions ont été aussi favorisées sous ce rapport. Quels hommes dévoués et capables ! Quels bons et saints religieux ! Comme ils travaillaient bien, comme ils priaient bien après leurs travaux pénibles ! Aussi comme on pleurait, nos dignes Évêques les premiers, en les conduisant après une vie bien remplie et une sainte mort, au champ de Dieu. Espérons que tôt ou tard, une plume bien exercée rétablisse la vérité sur la Mission de Tahiti et sur bien d'autres erreurs que des hommes mal intentionnés ou mal renseignés ont cherché à faire accréditer contre la Mission dans le public... »

Passage étonnant de lucidité sur le « signe de contradiction » qu'est la Mission catholique en Polynésie ; extraordinaire synthèse qui campe admirablement les personnages principaux, leurs œuvres et les questions qu'ils ont suscitées ; lettre qui situe clairement combien il est difficile de « faire la vérité » sur Tahiti et avec quelles précautions il convient d'utiliser les écrits des visiteurs, même bienveillants comme ceux des « aumôniers » demande prémonitoire qui rejoint le projet actuel dans son esprit, car une apologétique historique est tout à fait exclue[16] : « laissons les morts enterrer leurs morts »[17].

 

 

 


 

[14] Arch. SS.Cc. 60, 2. G. Eich au T.R.P. : 11-7-1895. Rarotonga, îles Cook.

[15] Mgr Tepano (Etienne) Jaussen, premier Vicaire apostolique de Tahiti de 1848 à 1884, mort en 1891. Évêque titulaire d'Axieri.

[16] Lire sur ce sujet: Georges GOYAU : Le premier demi-siècle de l'Apostolat des Picpuciens aux îles Gambier. Revue d'Histoire des Missions, décembre 1927. pp. 481-521. Ann. SS.CC. avril-mai 1928. 64 pages. Honoré LAVAL : Mémoires pour l'Histoire de Mangareva.

[17] Mt 8,22.

 

Voir

Sous ce titre, Teilhard de Chardin a rédigé l'admirable prologue du « Phénomène humain »[18]. Son analyse est fort pertinente pour notre recherche. « Ces pages représentent un effort pour voir et faire voir... On pourrait dire que toute la vie est là... Voir plus et mieux n'est pas une fantaisie, une curiosité, un luxe ; voir ou périr. » Pour voir il faut avant tout donner la parole à ceux qui vivent sur place, aux acteurs qui ont construit les événements. À Tahiti, plus qu'ailleurs, le poids de la mythologie paradisiaque lancée par Bougainville, la vigueur renouvelée des slogans touristiques, le poids des préjugés issus d'une Histoire mouvementée, le rêve éveillé entretenu par le charme des îles et l'accueil des Polynésiens, le complexe îlien qui amplifie les menus incidents d'une vie sans cesse donnée en spectacle sur ces petites terres lointaines, etc., tout cela rend aussi urgent que délicat l'effort pour voir avec objectivité. La présente étude ne cherche pas à être l'explication complète des choses, encore moins à proposer une vision synthétique de cent cinquante ans d'histoire d'une société éclatée. On veut simplement présenter le passé de l'Église catholique en Polynésie « tel qu'il apparaît à un observateur d'aujourd'hui et non en soi ; méthode sûre et modeste qui peut faire surgir, par symétrie, de surprenantes visions d'avenir... Rien n'est aussi difficile à apercevoir, souvent, que ce qui devrait nous crever les yeux ».

Un autre aspect important souligné par Teilhard est que « nous sommes inévitablement centre de perspective par rapport à nous-mêmes ; l'observateur transporte avec soi, où qu'il aille, le centre du paysage qu'il traverse. Objet et sujet s'épousent et se transforment mutuellement dans l'acte de connaissance ». On ne peut voir qu'à travers des yeux qui voient. Cette évidence, un peu oubliée au temps de la Science naissante, est désormais bien mise en relief. Si le scientifique ne construit pas la réalité qu'il étudie, si l'historien n'invente pas les événements qu'il rapporte, ce réel objectif n'est cependant pas séparable de lui. Aussi le danger peut être grand de juger le passé selon nos idées d'aujourd'hui. Il faut s'efforcer de ne comparer que ce qui est comparable, surtout dans le domaine religieux. Les événements de notre époque nous montrent combien les croyances mènent les foules plus que les réalités ; les sentiments, les passions, l'irrationnel sont des faits sociaux au même titre que le rationnel et le mesurable. Sans vouloir « réanimer le passé ni laisser couler le gigantesque fleuve d'erreurs nommé Histoire »[19], cette recherche situe la Mission catholique en Polynésie par rapport à elle-même, à son identité, à ses racines pour en saisir les fils conducteurs. Ainsi, en même temps qu'un approfondissement de la conscience chrétienne, ce pourra être une purification de la mémoire collective éclairée par la compréhension et le respect des autres. « Une vérité qui n'est pas charitable procède d'une charité qui n'est pas véritable. »[20] Il y faut une vraie conversion des mentalités et des cœurs[21].

« Une interprétation, même positiviste, de l'Univers doit, pour être satisfaisante, couvrir le dedans aussi bien que le dehors des choses, l'Esprit autant que la Matière », soulignait Teilhard. Les Tahitiens aiment à citer ce mot de Saint-Exupéry : « On ne comprend bien qu'avec le cœur. » Ce troisième aspect du « voir » situe l'Homme comme « Centre de la Construction de l'Univers », Cette perspective rejoint la vision biblique de l'homme « fait à l'image et ressemblance de Dieu, établi pour dominer et soumettre la terre »[22]Ainsi « l'homme est la première route et la route fondamentale de l'Église, le but et le centre de tout travail », comme Jean-Paul II le rappelle inlassablement[23]. D'une manière ou d'une autre, voir l'homme par le dedans pour le libérer, faire appel aux valeurs du « cœur » pour le mettre debout, ce fut une attitude fondamentale pour des missionnaires consacrés aux « Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie », C'est une identité et un regard qu'il conviendra de ne pas oublier pour comprendre ces cent cinquante années de Mission catholique en Océanie orientale.

 

 

 


 

[18] Teilhard de CHARDIN : Phénomène Humain. Seuil 1955, pp. 25-30.

[19] Barraclough, cité par L. GUISSARD : « L'Histoire n'est plus ce qu'elle était », in La Croix, 8-12-1980, p.9.

[20] Saint François de Sales.

[21] Mc 1.15.

[22] Gn 1.26-28.

[23] JEAN-PAUL II : Encycliques Redemptor Hominis et Laborem exercens.

 

Documentation

La « Bibliographie de Tahiti et de la Polynésie française » recensait en 1967 11 501 titres[24]. C'est plus qu'un « flot de publications » ; c'est un déluge auquel s'ajoutent les multiples ouvrages édités depuis ! Même si tout n'est pas de même importance ni de même valeur, on reste confondu par une telle abondance au sujet de si petites îles, concernant une si faible population et pour une période d'environ deux siècles. Les ouvrages utilisés seront signalés dans la bibliographie.

Dans l'optique de la réflexion missionnaire définie ci-dessus, l'essentiel du travail de recherche a consisté à étudier les documents manuscrits rédigés par les missionnaires et les divers acteurs des événements, surtout en France et à Rome. Partout les archivistes ont été d'un accueil et d'une efficacité remarquables ; cela a bien facilité la tâche. Un répertoire détaillé des sources manuscrites sera proposé à lafin du livre. Le tout représente plus de 60.000 pages manuscrites, inventoriées, résumées ou parfois photocopiées. Cette documentation est désormais archivée à l'Archevêché de Papeete. Les principales sources ont été :

POUR LA FRANCE

à Paris :

  • Les Archives de la France d'Outre-Mer, fonds Océanie ;
  • Les Archives des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny ;
  • Les Archives du D.E.F.A.P. aux Missions protestantes ;
  • Les Archives provinciales des Pères des Sacrés-Cœurs ;
    • La documentation du P. O'Reilly sur l'Océanie ;

en Province :

  • Les Archives de la Maison de retraite des Pères SS.CC. à Sarzeau ;
  • Les Archives de la Maison de formation des Pères SS.CC. à Graves ;
    • Les entretiens avec les anciens missionnaires ;

POUR ROME

  • Les Archives de la Maison générale des Pères des Sacrés-Cœurs ;
  • Les Archives de la Maison générale des Frères de Ploërmel ;
    • Les Archives de la Sacrée-Congrégation pour la Propagation de la Foi.

POUR PAPEETE

  • Les Archives de la Mission catholique ;
  • Les Archives de l'Eglise évangélique ;
  • Les Archives du Territoire ;
  • La documentation des Etudes océaniennes ;
    • Les Archives de l'Institut Malardé.
    •  


       

      [24] P. O 'REILLY - E. RElTMAN : Bibliographie de Tahiti et de la Polynésie française. Société des Océanistes, n°14, Musée de l'Homme. Paris 1967, 1046 pages.

Nature des documents

La correspondance en constitue, de loin, la part la plus importante : correspondance familiale peu abondante, correspondance confraternelle relativement peu importante, correspondance des missionnaires avec leurs Supérieurs très développée. La correspondance est complétée par des lettres plus officielles ; ce sont, soit des lettres détaillées de missionnaires sur une situation précise et contresignées par l'autorité religieuse ou ecclésiastique, soit des rapports explicites des autorités religieuses, civiles ou militaires, soit des comptes rendus de réunions diverses.

Outre qu'une part importante des documents est rédigée par les responsables, il faut bien constater que ce sont les difficultés de tous ordres et les conflits de personnes qui occupent l'essentiel de ce qui a été écrit. Cet aspect conflictuel est particulièrement développé pour la Polynésie dès l'origine de la Mission ; l'enflure des dossiers Gambier, Laval ou Collette, pour ne parler que des plus célèbres, démontre le caractère exagéré, voire caricatural, donné à certaines situations compliquées à plaisir. L'éloignement à 20 000 km de la Métropole et l'isolement îlien donnent une couleur très locale aux événements et aux psychologies. On sous-estime trop souvent combien ces îles dispersées, à 6 000 km de tout continent, sont situées « ailleurs » et comment chacun y devient « autre ». De plus il ne faut pas apprécier la transmission de ces documents selon l'instantanéité et la mondialisation des communications actuelles qui font de la Terre « un grand village »[25]. Jusqu'aux bateaux à vapeur, le courrier mettait parfois une année pour parvenir à destination. Par exemple, l'expulsion des missionnaires de Sandwich en 1831 n'a été connue qu'en 1833. Un an et demi entre l'événement vécu en Océanie et l'événement appris par les autorités en France et à Rome ; il ne peut être reçu et compris de la même façon[26].

De plus il convient de saisir que cette micro-histoire lointaine était accueillie et utilisée dans le contexte métropolitain bouillonnant du XIXe siècle et dans la période active de la « crise des nationalités » en Europe dont les principales puissances se partageaient le Globe par la colonisation. Cela prête à bien des erreurs de lecture et d'appréciation. Dans un tel contexte passionné et partisan, on comprend que tout n'ait pas été écrit ; les responsables préféraient les rencontres personnelles et les échanges oraux. Par exemple, Mgr Tepano Jaussen fera, pour résoudre les crises les plus graves, deux voyages en Europe qui lui prendront cinq ans ; ils ont laissé peu de traces écrites. Aussi ne peut-on identifier l'histoire d'une communauté ou d'un peuple avec les documents écrits qu'ils nous ont laissés et qui nous sont parvenus. Il en est de l'Histoire des hommes comme de l'Histoire de la terre ; un fossile en bon état correspond à un million d'êtres vivants qui n'ont laissé aucune trace[27]Trop souvent les documents qui nous sont parvenus sont les inscriptions des pierres tombales de l'immense cimetière des agressivités humaines ; la vie des cœurs et l'espérance des hommes y occupent moins de place, tant il est vrai, en Polynésie comme ailleurs, que « les peuples heureux n'ont pas d'Histoire ».

En conséquence, si les innombrables documents que nous avons à propos des cent cinquante années de la Mission catholique sont vrais et respectables, ils sont aussi à manier avec précaution. La vie quotidienne y est très minimisée. Il faut les resituer dans des « îles lointaines », à population peu nombreuse et dispersée, avec un personnel religieux, civil et militaire très faible jusque vers les années 1960. Ils sont l'écho dont chacun et chaque groupe, à son niveau et selon son propre projet et dans un contexte violent marqué par de nombreux conflits et trois guerres importantes (1870-71, 1914-18, 1939-45) - s'est efforcé de vivre les problèmes d'un monde en évolution rapide. Sans sombrer dans un relativisme sceptique ou un irénisme de façade (« Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » !) - il convient de reconnaître et d'accepter les particularismes, parfois trop chauvins, de nos ancêtres et pères dans la Foi[28]Dans l'optique œcuménique actuelle, il nous appartient de jeter des ponts entre ces îles dispersées pour les rassembler dans le « Peuple de Dieu » en marche laborieuse vers le Royaume.

 

 

 


 

[25] Mc. LUHAN : Planète Gutenberg.

[26] « Quidquid recipitur ad modum recipientis recipitur », écrivait saint Thomas d'Aquin : ce que le bon sens traduit : « Chacun voit midi à sa porte. »

[27] P. et G. TERMIER : Introduction à la Paléontologie. A. Colin.

[28] R.P. V.F. JANEAU écrit des Gambier au R.P. lIdefonse Alazard à Paris le 19-3-1903 (Arch. SS.Cc. 701) : « M. Deschanel n'a pas vu Mangareva, m'a dit un commandant, il a lu des rapports... Et Dieu sait s'il y en a et si tous méritent créance ! C'était à un tel point que l'un des premiers représentants laïques de la France aux Gambier en offrait les originaux aux gendarmes comme livres de lecture ! Vous pouvez penser si l'Administration en agit ainsi avec des pièces sérieuses... »

 

Contexte actuel

Dans le monde d'aujourd'hui, il est fait une grande consommation d'Histoire : livres, revues, émissions diverses, témoignages. Dans notre société éclatée et apeurée, la recherche des « racines » est à la mode. C'est un fait qu'il faut constater ; mais cette ambiance n'a influencé en aucune façon le projet de recherche entrepris. Ce n'est qu'une coïncidence liée au calendrier et au désir de l'Église locale de Polynésie, en état de Synode depuis une dizaine d'années, de mieux prendre conscience d'elle-même pour un meilleur service du peuple polynésien dans la lancée du Concile Vatican II.

L'Histoire religieuse est particulièrement prisée, d'ailleurs selon des approches diverses permises par les découvertes des Sciences humaines. Ce n'est pas le réveil vigoureux du phénomène religieux en cette fin du XXe siècle qui diminue l'intérêt du public pour cet aspect de l'Histoire des hommes.

Par contre, l'Histoire des « Missions » est toujours objet de gêne et de suspicion. En effet, comme le remarque B. Plongeron[29]« notre mentalité collective a pris l'habitude d'associer les Missions et les missionnaires avec les terres lointaines. Celles-ci étant en grande majorité des colonies, il n'en a pas fallu davantage pour opérer une collusion quasi fatale entre Mission et colonialisme. À l'heure de la décolonisation, il n'était pas surprenant que la Mission, nouveau péché originel de l'Occident chrétien, soit ressentie par l'opinion, au même titre que les croisades, comme une sorte de vice honteux sur lequel il était préférable de jeter un voile pudique ou, dans le meilleur des cas, comme une pièce à verser au dossier déjà lourd des “erreurs” de l'Église... Les concurrences souvent sordides entre catholiques et protestants dans les missions du XIXe siècle ont souvent envenimé cette situation ». Une telle analyse se vérifie pleinement pour les petites Églises du Pacifique francophone en cette fin du XXe siècle. Elles sont bien souvent victimes de « l'ignorance invincible » d'une montagne de préjugés, entretenus par un flot littéraire intarissable et la mythologie touristique. Le sujet est à la fois piégé, explosif et tabou, selon le mot polynésien qui a fait fortune dans bien des langues.

Appuyé par la demande de Mgr Michel Coppenrath et soutenu par la Congrégation des Sacrés-Cœurs et les autres Instituts qui ont sollicité ce travail, j'entreprends cette « mission impossible » avec la naïveté lucide et la disponibilité d'un prêtre « Fidei Donum » au service des diocèses du Pacifique francophone depuis 1973. Il peut sembler étonnant qu'un prêtre diocésain d'Angers, naturaliste et pédagogue de surcroît, se lance dans une telle aventure[30]. C'est une limite qui s'ajoute à toutes celles qui ont été détaillées dans cet avant-propos. C'est aussi un témoignage cordial et un partage fraternel à l'égard de ces Églises si méconnues, si accueillantes et qui donnent avec tant de cœur leur confiance.

 

 

 


 

[30] Nicolas GRIMALDI : Le Désir et le Temps. P.U.F., Paris. N'a-t-il pas écrit : « La paléontologie est la science de toute l'histoire et l'histoire de toute la science. »

 

Envoi

Il en est de tout ce qui concerne Tahiti et la Polynésie comme de la plongée sous-marine si pratiquée dans les îles ; on peut voir la mer du dessus et du dedans. La surface, magnifique de bleu et miroitante de lumière, laisse deviner coraux multiformes, poissons colorés et coquillages merveilleux. Elle est aussi agitée par l'alizé, blanchie de moutonnements ou déferlante avec force, déposant sur le rivage coquilles vides, algues mortes et débris broyés. C'est une approche bien fragmentaire et inerte de l'immense océan.

Aussi chacun préfère-t-il prendre masque, tuba et palmes pour glisser à l'aise sous la surface de l'onde et s'immerger dans le grouillement vivant du lagon aux innombrables formes et couleurs.

Les visiteurs du château d'Angers ou de la cathédrale d'Albi peuvent éprouver le même contraste saisissant entre l'austérité des murs extérieurs et l'exubérance colorée des Tapisseries, sculptures et voûtes décorées.

C'est à une expérience analogue qu'est convié le lecteur de cet ouvrage rédigé à l'occasion du 150e anniversaire de l'arrivée des premiers missionnaires de fa Congrégation des Sacrés-Cœurs, les PP. François d'Assise Caret, Honoré Laval et le frère Colomban Murphy le août 1834 à Mangareva.

Après une introduction, cette étude se fera en quatre parties :

  1. 1.   Repères historiques pour situer le plus clairement possible, sous forme de tableaux et de synthèses, les événements et les hommes dans l'histoire générale des deux derniers siècles.
  2. 2.   Jalons missionnaires, explicitant les projets d'Évangélisation et en détaillant les étapes diverses.
  3. 3.   La Rencontre, analysant la confrontation des missionnaires avec les divers groupes, personnages et événements ; c'est la phase d'implantation de l'Église catholique. 
  4. 4.   L'Église locale, situant l'Église catholique en Polynésie dans le monde de notre temps marqué par de profondes mutations et le Concile Vatican II ; c'est l'étape de prise de conscience de l'identité propre par l'approfondissement de la Foi face aux défis de l'avenir.

Ajouter un commentaire

Anti-spam