Sous ce titre, Teilhard de Chardin a rédigé l'admirable prologue du « Phénomène humain »[18]. Son analyse est fort pertinente pour notre recherche. « Ces pages représentent un effort pour voir et faire voir... On pourrait dire que toute la vie est là... Voir plus et mieux n'est pas une fantaisie, une curiosité, un luxe ; voir ou périr. » Pour voir il faut avant tout donner la parole à ceux qui vivent sur place, aux acteurs qui ont construit les événements. À Tahiti, plus qu'ailleurs, le poids de la mythologie paradisiaque lancée par Bougainville, la vigueur renouvelée des slogans touristiques, le poids des préjugés issus d'une Histoire mouvementée, le rêve éveillé entretenu par le charme des îles et l'accueil des Polynésiens, le complexe îlien qui amplifie les menus incidents d'une vie sans cesse donnée en spectacle sur ces petites terres lointaines, etc., tout cela rend aussi urgent que délicat l'effort pour voir avec objectivité. La présente étude ne cherche pas à être l'explication complète des choses, encore moins à proposer une vision synthétique de cent cinquante ans d'histoire d'une société éclatée. On veut simplement présenter le passé de l'Église catholique en Polynésie « tel qu'il apparaît à un observateur d'aujourd'hui et non en soi ; méthode sûre et modeste qui peut faire surgir, par symétrie, de surprenantes visions d'avenir... Rien n'est aussi difficile à apercevoir, souvent, que ce qui devrait nous crever les yeux ».
Un autre aspect important souligné par Teilhard est que « nous sommes inévitablement centre de perspective par rapport à nous-mêmes ; l'observateur transporte avec soi, où qu'il aille, le centre du paysage qu'il traverse. Objet et sujet s'épousent et se transforment mutuellement dans l'acte de connaissance ». On ne peut voir qu'à travers des yeux qui voient. Cette évidence, un peu oubliée au temps de la Science naissante, est désormais bien mise en relief. Si le scientifique ne construit pas la réalité qu'il étudie, si l'historien n'invente pas les événements qu'il rapporte, ce réel objectif n'est cependant pas séparable de lui. Aussi le danger peut être grand de juger le passé selon nos idées d'aujourd'hui. Il faut s'efforcer de ne comparer que ce qui est comparable, surtout dans le domaine religieux. Les événements de notre époque nous montrent combien les croyances mènent les foules plus que les réalités ; les sentiments, les passions, l'irrationnel sont des faits sociaux au même titre que le rationnel et le mesurable. Sans vouloir « réanimer le passé ni laisser couler le gigantesque fleuve d'erreurs nommé Histoire »[19], cette recherche situe la Mission catholique en Polynésie par rapport à elle-même, à son identité, à ses racines pour en saisir les fils conducteurs. Ainsi, en même temps qu'un approfondissement de la conscience chrétienne, ce pourra être une purification de la mémoire collective éclairée par la compréhension et le respect des autres. « Une vérité qui n'est pas charitable procède d'une charité qui n'est pas véritable. »[20] Il y faut une vraie conversion des mentalités et des cœurs[21].
« Une interprétation, même positiviste, de l'Univers doit, pour être satisfaisante, couvrir le dedans aussi bien que le dehors des choses, l'Esprit autant que la Matière », soulignait Teilhard. Les Tahitiens aiment à citer ce mot de Saint-Exupéry : « On ne comprend bien qu'avec le cœur. » Ce troisième aspect du « voir » situe l'Homme comme « Centre de la Construction de l'Univers », Cette perspective rejoint la vision biblique de l'homme « fait à l'image et ressemblance de Dieu, établi pour dominer et soumettre la terre »[22]. Ainsi « l'homme est la première route et la route fondamentale de l'Église, le but et le centre de tout travail », comme Jean-Paul II le rappelle inlassablement[23]. D'une manière ou d'une autre, voir l'homme par le dedans pour le libérer, faire appel aux valeurs du « cœur » pour le mettre debout, ce fut une attitude fondamentale pour des missionnaires consacrés aux « Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie », C'est une identité et un regard qu'il conviendra de ne pas oublier pour comprendre ces cent cinquante années de Mission catholique en Océanie orientale.
[18] Teilhard de CHARDIN : Phénomène Humain. Seuil 1955, pp. 25-30.
[19] Barraclough, cité par L. GUISSARD : « L'Histoire n'est plus ce qu'elle était », in La Croix, 8-12-1980, p.9.
[20] Saint François de Sales.
[23] JEAN-PAUL II : Encycliques Redemptor Hominis et Laborem exercens.