Pour le retour nous décidâmes, le P. Jean et moi, de suivre le chemin de ceinture. Notre première étape fut la vallée d’Hanapaïa dont nous avons parlé. C’est la merveille du pays. Ce qui regarde le plus les regards du voyageur, c’est la « tête de nègre » qui émerge des eaux à l’entrée même de la baie (voir la gravure ci-dessous). On voit, en effet, un énorme rocher repésentant le type le plus accompli du nègre de l’Afrique équatoriale : nez écrasé, cheveux crépus, lèvres pâteuses, rien n’y manque. Nous le contemplons un instant du haut de la montagne et nous nous acheminons en toute hâte vers l’enclos de la mission ; nous arrivons trop tard, il est entouré d’eau ; la haute mer en a fait une île. « Ohé ! crions-nous à maître Rat, gardien de notre enclos, à l’aide, s’il vous plait ! »
Un fort gaillard, nullement en peine de ses habits mais tatoué des pieds à la tête, s’élance dans les eaux. Il me prend dans ses bras (voir la gravure page 370) et me dépose bientôt après de l’autre côté du rivage, en s’exclamant tout essouflé : « Frère, que tu es lourd ! » comme si c’était ma faute.
Je cours à la chapelle, et tandis que le P. Jean subit une même opération, la cloche met en émoi tous les habitants du village ; il était déjà nuit, on récite la prière, on fait un peu de catéchisme, une courte instruction et tout le monde est convoqué pour le lendemain matin.
Privés de missionnaires depuis plusieurs années, les fidèles vinrent nombreux pour nous saluer et assister à la sainte Messe. Nous eussions bien voulu passer toute la journée au milieu de cette population, mais l’heure avancée nous obligent à nous remettre en marche, car il nous fallait faire trente-trois kilomètres à pied, et le lendemain était un dimanche.
Cette pensée nous fait hâter le pas, nous saluons sans nous arrêter une petite léproserie où personne ne répond à notre appel, nous traversons la vallée de Hanatekuuna où nous refaisons nos forces épuisées, et à la sortie du village nous considérons d’un œil curieux le plus célèbre paépaé (pavé sacré) de tout l’archipel, parfaitement conservé et encore orné d’une idole grotesque et de trois ou quatre vieux tambours sacrés, (voir la gravure page 369). On se sent frissonner malgré soi, quand on songe que ces paépaés ont été si longtemps rougis de sang humain et que, sans aucun doute, ces tambours servaient avant notre arrivée à étouffer les cris desespérées de la victime que le prêtre païen sacrifiait sur cet autel.
Dix kilomètres plus loin, nous arrivons en face de la léproserie de Hanatavaï dont les habitants nous paraissent assez résignés.
Les parents fournissent la nourriture, le missionnaire apporte des hameçons, du fil, des aiguilles, des habits. Tandis qu’ils le peuvent, ils s’amusent eux-mêmes à cultiver le tabac, la banane, la canne à sucre, l’ananas… Tout cela leur plait, les empêche de s’ennuyer et de penser à leur mal. Du reste, ils ont eu un bel exemple de résignation chrétienne dans un des leurs dont la mort a été aussi agréable devant Dieu que sa vie avait été édifiante pour les hommes. Il faut vous dire son histoire : Petero était son nom. Son frère, m’a-t-on raconté, fut pris, mis au four et mangé par les sauvages de l’île de Tahuata, il y a quelque trente ans. Resté seul avec sa sœur Victoire, Petero se fit le pêcheur attitré de la mission, comme celle-ci en était l’humble et fidèle servante. Ils vivaient, heureux, honoré de l’estime et de l’affection des missionnaires, lorsque Dieu voulu les éprouver. Petero devint lépreux. Dans l’enclos de la mission, on lui construisit une maisonnette en planches où il se séquestra de lui-même. Sa sœur le soignait, le missionnaire le consolait. Pour lui, il attendait sans se plaindre l’heureux moment de sa dissolution : lorsqu’un membre se détachait de son corps, c’était, disait-il, une pierre de moins à la muraille qui retenait son âme captive. Aux jours des grandes cérémonies, entre deux offices, de peur d’être un objet de dégoût pour les fidèles, il se trainait à l’église pour y recevoir le Divin Consolateur et satisfaire les pieux désirs de son âme. Tout mutilé qu’il était, il se disait heureux, et il devait l’être.
Un jour, cependant, le médecin donna ordre de le reléguer à la léproserie. C’était un arrêt de mort ! Petero le comprit et si résigna. Sa bonne sœur toute éplorée le prit alors dans ses bras, le plaça comme elle put sur ses faibles épaules, et, après mille difficultés, elle le déposa à Hanatavaï, où elle continua à lui apporter un peu de nourriture fraiche tous les deux ou trois jours. Toutefois Petero déclinait sensiblement ; il ne parlait plus que du Ciel, et un jour il dit d’un ton convaincu :
« - Mon exil touche à sa fin ; faites creuser ma tombe ; qu’on apporte mon cercueil. »
C’est une coutume aux Marquises de faire préparer son cercueil, dès qu’on est atteint de quelque maladie grave. Celui de Petero était prêt depuis trois ans.
« - Et puis, - continua-t-il ; - qu’on aille chercher le missionnaire. »
Celui-ci était absent. Le jeudi suivant, jour de congé pour mes écoliers de Puamau, je partis pour la léproserie.
« - Le P. Dominique est-il arrivé ? » me demanda le pauvre malade.
« - Non, mais le P. Adrien va venir à Ekeani. À propos, lui dis-je, où est votre chapelet à gros grains que le P. Olivier vous a donné ? »
« - Il est là, suspendu derrière ma natte, car les Kaoha oe Maria (Ave Maria) ne peuvent plus glisser entre mes doigts ; je n’en ai plus, et mes yeux s’obscurcissent. Seules mes lèvres peuvent encore murmurer la prière que le cœur m‘inspire. »
Le dimanche suivant, le P. Adrien alla le visiter.
« - Comment va notre pauvre Petero ? fit-il, tout ému, Que désire-t-il ? »
« - Que vous célébriez une dernière fête avant son départ » répondit le pauvre lépreux.
« - Une fête ? et laquelle, mon bon ami ? »
« - La fête de l’Extrême-Onction. Je n’attends plus que cela ; pour le reste, je suis en règle. »
« - La fête de l’Extrême-Onction ! Oui, Petero, nous la célébrerons de grand cœur ; ce sera pour demain ! »
Le lendemain de grand matin, Victoire se trouvait auprès de son frère pour les préparatifs de la grande fête. Comme un pied du lépreux était déjà en putréfaction et répendait une odeur insupportable : « Coupe ceci, dit-il tranquillement à sa sœur, le Père serait peut-être incommodé » et le talon disparut.
Le Père arriva et célébra la fête que Petero semblait attendre pour monter au ciel. Il lui fit les adieux les plus touchants.
« - Maintenant je suis presque guéri, dit le malade d’un air radieux… Ne te désole pas, dit-il à sa sœur, je ne regrette rien. Je n’ai plus besoin de toi, car c’est fini. Va seulement te reposer pour ne pas tomber malade. Adieu, ma sœur ! au revoir là-haut ! »
Sur ses instances elle se retira ; mais à peine était-elle rentrée à la mission qu’un exprès lui annonçait que Petero était mort.
Le soir, à neuf heures, lorsque tous les enfants de l’école furent endormis, je quittai moi-même Puamau, muni de quelques outils, et, accompagné d’un enfant, j’allais rendre les derniers devoirs au lépreux.
Je le contemplais tout ému. Les bras en croix, le chapelet au cou, Petero semblait encore prier ; son visage avait le calme et la sérénité d’un bienheureux ; mais ce qui me surprit le plus, c’est que l’infection avait complètement disparu : beaucoup de personnes en firent aussi la remarque. Je le mis en bière avec toute la vénération possible, et j’allais fermer le cercueil lorsque Victoire me pria d’attendre pour lui permettre de pleurer encore celui qu’elle avait si charitablement soigné.
Me tourant vers l’assistance, je crus bon d’appeler l’attention sur cette fin prédestinée, et d’appuyer sur le dogme si consolant de la résurrection, que plusieurs ici refusent d’admettre. J’interrogeai donc la pauvre sœur sur ses espérances, et voici ce qu’elle me répondit :
« Je crois que cet enfant qui vient de mourir ressuscitera au dernier jour. Mais puisque Dieu lui a envoyé son missionnaire pour le consoler par la fête de l’Extrême-Onction, puisque les vers ont respectés ses plaies et que l’odeur de la lèpre a cessé, n’est-il pas manifeste que le Seigneur a introduit son âme dans son paradis, en attendant qu’il la réunisse à son corps glorifé, à la grande fête de la résurrection générale. »
Il était minuit lorsque nous rentrâmes à la mission. Victoire resta encore à la léproserie jusqu’àprès l’enterrement de son frère. Quelques jours plus tard, j’y revenais pour planter sur la tombe de Petero une croix avec l’épitaphe suivante :
MOE ICI
ANA REPOSE
I NEI
A PETERO TOIA PIERRE TOIA
TU AE QUI
IA PAO RESSUSCITERA
TE À
AOMUAMA NEI. LA FIN DU MONDE
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Je reviens à notre voyage. À peine sortis de la léproserie, nous voyons le ciel se couvrir de nuages et vingt minutes après nous sommes gratifiés d’une pluie torrentielle. Trempés jusqu’aux os, nous n’en continuons pas moins notre route, car c’est samedi, et que diraient nos gens de Puamau si nous leur faisions manquer la messe demain ? Mais à Motuna, le ciel s’ouvre de nouveau ; impossible d’avancer. Assurément c’était bien le cas de murmurer, si jamais le murmure était permis. Eh bien ! c’était tout juste le moment de la grâce. En effet, tandis que, sous un figuier, nous laissions passer le gros de l’orage, une pauvre femme, elle aussi, se réfugiait au même endroit. Hélas ! c’était une Samaritaine. Nous lui parlâmes du Divin Maître, de sa loi sainte, du bonheur du ciel, de la nécessité d’être chrétien… Nos exhortations tombaient sur une terre préparée par la rosée céleste. Elle promit de changer de vie, et, ce qui est plus précieux encore, elle a été fidèle à sa promesse : devenant apôtre à son tour, elle nous amena son mari, qui depuis assiste régulièrement au catéchisme, ne demandant qu’à devenir un bon chrétien.
La pluie cessant, nous reprîmes notre chemin en louant Dieu ; mais il était nuit depuis longtemps, lorsque nous arrivâmes à Puamau, où personne ne nous attendait plus.
FIN