Désirant compléter les détails déjà donnés sur notre chère Mission des Iles Marquises et tout spécialement sur l’île Hivaoa où je suis depuis près de vingt ans, permettez-moi de vous entretenir quelques instants de mon voyage de Puamau à Atuona, distant de quarante kilomètres.
Par une belle matinée de janvier, je me mettais en route avec le R.P. Jean Berchmans pour aller prendre part à la retraite annuelle. Le R.P. Olivier Gimbert, venu de Fatuiva, se joignit bientôt à nous et, après vingt minutes de marche, nous arrivions au pied de la montagne Tatinopetaï (la trappe des oiseaux). Nous fîmes là une petite halte pendant laquelle le P. Jean voulut absolument faire le croquis de mon humble personne. Certes, mon accoutrement singulier justifiait assez pareille fantaisie : figurez-vous, en effet, une paire de guêtres sans boutons ni coutures, taillées dans une paire de bas noirs ; un pantalon blanc serré dans ces guêtres de nouvelle marque ; une chemise à carreaux bleus et blancs ; un paquet de provisions suspendu sur l’épaule au bout d’un bâton ; comme couronnement, un chapeau en pandanus à large bord ; et dites-moi s’il n’y avait pas là de quoi tenter un crayon d’artiste ?…
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Trois kilomètres d’une route phénoménale, creusée ou même collée par les indigènes aux flancs de la montagne, nous amènent tout ruisselants de sueur jusqu’au point culminant, d’où nos yeux contemplent avec ravissement ma chère baie de Puamau (voir la gravure page 353). Capricieuse, elle s’offre et se soustrait tour à tour aux humides caresses des flots ; je la vois s’ouvrir, s’élargir, se déployer, se rapprocher et s’enfuir en se confondant brusquement avec la ligne brisée de la côte d’Hivaoa.
Nous marchons dès ce moment sur la crête de la montagne, qui n’a plus maintenant qu’une brasse de largeur. Nous franchissons ainsi sous une pluie torrentielle l’endroit le plus étroit de l’île, ayant à nos pieds de chaque côté l’Océan mugissant et qui s’efforce de séparer les deux terres. Mais bientôt un passage nous donne des inquiétudes : c’est la montée de la Savonnerie, où l’on glisse en tout temps, mais surtout lorsqu’il a plu. Nous nous en tirons sans accident, et nous arrivons tout heureux au Pic des Fées ou Demeure des esprits.
Il y a là une vieille masure, peut-être bien un débris de temple que nous avons décoré du beau titre ronflant d’Hotel du comte de Flandre, tenu par les fées ! (Voir la grav. p.361.) Quelques vieux païens y apportent de temps à autre de la nourriture, et quand on en trouve là, on en profite, naturellement…
Cette fois-ci, il n’y avait rien. Les fées étaient sans doute en voyage, mais elles avaient eu soin de laisser un planton à la porte de l’hôtellerie ; nous fûmes reçu par un énorme rat qui fit volte-face, nous salua de sa longue queue et disparut dans son trou. Nous nous attablâmes cependant, car c’est le seul endroit où l’on puisse trouver une goutte d’eau entre Puamau et Atuona.
Trois kilomètres plus loin, nous atteignîmes enfin le plateau de Haamau : la route devient belle, unie et spacieuse. Vers le milieu de ce plateau, à droite de la route, se dresse un paépaé (pavé sacré), naguère enncore destiné aux sacrifices humains.
Il y a des paépaé dans toutes les vallées ; celles où la population est dense en ont fait jusqu’à trois. Ils sont construits en pierres sèches juxtaposées. Ces pierres ont été taillées avec des outils eux-mêmes en pierre dure : travail de patience et de longue haleine. Elles ont en moyenne un mètre 50 de longueur sur 0,60 de largeur et 0,25 d’épaisseur. De forme rectangulaire, ces paépaé mesurent de 30 à 40 mètres de longueur sur 10 mètres de largeur et 1 mètre 50 de haut !
Avant l’occupation française, le paépaé qui nous occupe se trouvait au milieu d’un village habité par de féroces cannibales. Malheur à l’imprudent qui s’aventurait alors dans cette partie de la montagne. Il était sûr d’être cuit au four et croqué à belles dents, car retranchés dans l’ornière, au centre de ce plateau, les terribles Marquisiens s’y croyaient inexpugnables, et ne faisaient grâce à personne.
Le F. Frézal faillit un jour s’en convaincre. Obligé de franchir la fameuse montagne pour aller à Hanaiapa, il avait à peine répondu aux questions que tout Kanaque adresse au voyageur : « Où vas-tu ? D’ou viens-tu ? » qu’un grand diable de tatoué s’élance à sa poursuite, un poignard à la main. En bon Auvergnat, le Frère se met à jouer du bâton : « - Qu’y a-t-il dans ton sac ? » rugit le brigand. « - Du biscuit, du tabac et mon habit. » « - Donne-moi le biscuit et le tabac. » « -Tiens, dit le Frère, en lui jetant le biscuit et le tabac, et laisse-moi la paix. » « - Je veux ta veste. » Pour toute réponse le Frère lui montre son gourdin noueux en disant : « -Suis-moi jusqu’à Hanaiapa et nous verrons. » Le sauvage n’insista pas, et le bon Frère de s’enfuir.
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Les meurtres et les scènes de sauvagerie qui suivirent cet incident obligèrent le Gouvernement français à tenter un nouvel effort pour soumettre les rebelles. Le contre-amiral Du Petit-Thouars fut chargé de cette expédition.
Il commença par consulter le vicaire apostolique, Mgr Dordillon, lui demanda un frère pour guide, et gravit la montagne à la tête de six cents hommes, sous un épais brouillard. C’était le 21 juin 1880. Tous les sauvages dormaient ivres d’eau-de-vie de coco, le fusil chargé entre les jambes ; l’attaque fut si secrète et si prompte que les guerriers n’eurent même pas le temps d’user de leurs armes, ils se réveillèrent tous solidement garrottés et furent conduits avec leurs femmes et leurs enfants sur les navires de guerre qui les attendaient en rade d’Hanaiapa. Les petites filles furent confiées aux Sœurs de Saint-Joseph de Cluny ; les petits garçons à l’école de la Mission, les hommes et les femmes, après deux années de captivités, furent renvoyés dans leur île, un peu intimidés mais non pas convertis.
Tout dernièrement encore on parlait de deux individus qui auraient disparu dans la montagne.
L’expédition terminée, l’amiral en porta aussitôt la nouvelle au Vicaire apostolique et lui demanda un Te Deum pour l’heureuse issue de l’entreprise, qui n’avait pas coûté une goutte de sang !
Marins, soldats et indigènent s’y rendirent de tous les points de l’archipel : l’amiral s’y trouvait à la tête de son État-major. Il savait rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. En effet, au moment où l’escadre appareillait pour revoir la patrie, le noble marin voulut laisser aux missionnaires un éclatant témoignage de sa reconnaissance et de sa haute estime :
« Mon révérend Père, dit-il, en s’adressant au R.P. Provincial, je repars pour la France, car, grâce à Dieu et à vous, je n’ai que faire ici maintenant : ma mission est remplie et heureusement terminée ! Je n’ai fait que suivre vos conseils : tout est rentré dans l’ordre. Merci à vous, mon Père, et merci à vos confrères si dévoués. Je pars convaincu que nous ne nous reverrons plus ici-bas : mais priez pour moi, et au revoir là-haut ! »
Il a dit vrai. Notre bon Père Provincial a été fidèle au rendez-vous : il est partit en même temps que lui pour le ciel.
Je venais de faire le récit de ces événements à mes deux compagnons lorsque nous arrivâmes à Atuona, lieu de notre retraite. Chacun eût souhaité d’y rester longtemps. Mais le missionnaire ne doit se reposer jamais.
(À suivre)